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Décisions

CA Paris, 4e ch. B, 29 septembre 1995, n° 92-23864

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Ciel (SARL), Leclerc, Association Pompes Funèbres Européennes

Défendeur :

Leclerc

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Guerrini

Conseillers :

M. Ancel, Mme Regniez

Avoués :

SCP Fisselier Chiloux Boulay, SCP Varin Petit, SCP Duboscq Pellerin, Me Pamart

Avocats :

Mes Cahen, Giafferi, Bernheim, Bernard-Peltier.

TGI Paris, 3e ch., 2e sect., du 11 sept.…

11 septembre 1992

LA COUR statue sur les appels interjetés par l'Association Pompes Funèbres Européennes (ci-après APFE) d'une part, M. Michel Leclerc et la SARL Ciel d'autre part, ensemble l'appel incident de M. Edouard Leclerc, d'un jugement rendu par le tribunal de grande instance de Paris le 11 septembre 1992, qui, entre autres dispositions, a :

- Dit que l'utilisation de la formule Pompes Funèbres Européennes Directeur Michel Leclerc ou Dir Michel Leclerc constitue une contrefaçon des marques " Leclerc " et " Centre Distributeur Leclerc " n° 1307790 et 1 295431 dont est titulaire Edouard Leclerc et une contravention aux prescriptions des arrêts de la Cour d'appel de Paris des 28 mars 1985 et 25 mars 1990.

- Interdit en conséquence avec exécution provisoire à Michel Marie Leclerc, à l'APFE et à la société Ciel la poursuite de ces actes sous astreinte de 2 000 F par infraction constatée,

- condamné in solidum les mêmes à payer à Edouard Leclerc une somme de 200 000 F à titre de dommages-intérêts, outre 8 000 F en application de l'article 700 du NCPC,

- autorisé Edouard Leclerc à faire publier le dispositif du jugement,

- rejeté les autres demandes des parties.

Référence étant faite au jugement déféré pour un complet exposé des faits, prétentions et moyens des parties en première instance, il suffit de rappeler ce qui suit :

Par jugement du 22 décembre 1983, le Tribunal de grande instance de Paris a condamné M. Michel Leclerc pour imitation illicite de marques antérieurement déposées par son frère Edouard pour l'exploitation des Centres Distributeurs Leclerc.

Relevant qu'après avoir interjeté appel de cette décision M. Michel Leclerc avait déposé en septembre 1984 six nouvelles marques comportant le nom Leclerc, dont la marque " Pompes Funèbres Michel Leclerc ", la cour, par arrêt du 28 mars 1985, lui a interdit de faire usage de son nom patronymique à titre de marque, sous quelque forme que ce soit et le pourvoi formé contre cet arrêt a été rejeté par la Cour de cassation le 9 novembre 1987.

Le 22 mai 1986, le tribunal de commerce de Nanterre a prononcé la liquidation judiciaire de M. Michel Leclerc et désigné Maître Chavinier en qualité de liquidateur.

Par arrêt du 22 mars 1990, la Cour de Paris confirmant un jugement du 26 novembre 1987, déclarait contrefaisante la marque Pompes Funèbres Michel Leclerc et son utilisation par la Société Européenne des Pompes Funèbres ainsi que l'appellation " Groupe Michel Leclerc ". Il prononçait en conséquence la nullité du dépôt. Le pourvoir formé contre ce second arrêt a également été rejeté le 30 juin 1992.

M. Edouard Leclerc a assigné à jour fixe le 6 mai 1992 l'APFE, M. Michel Leclerc, la Société Européenne des Pompes Funèbres, la société Ciel, locataire-gérante la précédente. Il reprochait d'une part, la référence au nom " Michel Leclerc ", apposée sous le portrait en pied d'une personne désignant de la main la marque semi-figurative, non contestée, " Roc'Eclerc ", sur les affiches publicitaires diffusées, en 1992, par l'APFE et comportant encore le slogan " les prix sont comme les monopoles, il faut les casser ", très voisin d'une formule publicitaire, précédemment lancée par M. Edouard Leclerc, de telle sorte qu'associée au nom de Leclerc, il en résultait une confusion à son égard ; d'autre part, l'utilisation par la société Ciel, toujours en 1992, d'une publicité associant à la marque Pompes Funèbres Européennes, la mention " Dir Michel Leclerc ".

Par conclusions du 19 janvier 1993, prises en commun, l'APFE, M. Michel Leclerc, et la société Ciel poursuivent l'infirmation du jugement, sauf en ce qu'il a débouté M. Edouard Leclerc de sa demande tendant à voir sanctionner, à titre d'usage illicite de marque, la mention du patronyme Leclerc, pour signaler la marque Roc'Eclerc sur les affiches publicitaires de l'APFE. Pour le surplus, ils prient la Cour de les autoriser à employer la formule Pompes Funèbres Européennes Dir Michel Leclerc ou Directeur Michel Leclerc, soutenant que la mention incriminée à tort par le tribunal ne constitue pas une marque au sens de la loi du 4 janvier 1991, mais la simple utilisation, effectuée de bonne foi ainsi que l'article 17 a) de la loi l'y autorise, par M. Michel Leclerc de son nom patronymique, à des fins d'information du public, l'intéressé exerçant des fonctions directoriales au sein des diverses sociétés franchisées de l'APFE, étant par ailleurs observé que la mention critiquée découlerait encore des prescriptions de l'article L. 362-9 du Code des communes. Les appelants soulignent encore la notoriété personnelle que M. Michel Leclerc aurait acquise dans le domaine des pompes funèbres, l'absence de confusion possible ou démontrée avec les activités de M. Edouard Leclerc qui sont totalement différentes de celles de son frère, l'incapacité enfin de l'intimé d'apporter la preuve d'un quelconque préjudice.

Ils demandent la condamnation de ce dernier à leur payer, outre la somme de 15 000 F en application de l'article 700 du NCPC, celle de 100 000 F à titre de dommages-intérêts, en réparation du discrédit occasionné par la présente procédure à l'égard de leur clientèle. Ils sollicitent enfin la publication du dispositif de l'arrêt selon des modalités précisées.

L'APFE réitère ces demandes dans des écritures en date du 23 avril 1993. Elle soutient que les arrêts opposés par M. Edouard Leclerc n'ont pas l'autorité de la chose jugée en ce qui concerne l'utilisation par M. Michel Leclerc de son nom et de son prénom en tant qu'homonyme et en qualité de directeur, celui-ci ayant renoncé à se prévaloir de la marque Leclerc ; que l'APFE a, dès 1985, et par conséquent antérieurement à M. Edouard Leclerc, fait état d'une mention relative à l'abolition des monopoles - en l'occurrence celui des pompes funèbres - constamment réaffirmé depuis conformément à la politique suivie par elle ; que la notoriété acquise par les deux frères s'exerce dans des domaines distincts ; qu'il y aurait lieu au contraire d'annuler les marques invoquées par M. Edouard Leclerc (Leclerc et Centres Distributeurs Leclerc) sur le fondement de l'article 4 de la loi du 4 janvier 1991, comme portant atteinte au patronyme de M. Michel Leclerc, droit de la personnalité acquis antérieurement au dépôt d'origine effectué en 1975 ; que la demande de M. Edouard Leclerc serait encore irrecevable, les activités de pompes funèbres n'étant pas désignées dans les enregistrements des marques déposées par l'intimé ; que M. Michel Leclerc tiendrait de l'article 17 de la loi de 1991 précitée le droit d'utiliser son patronyme, dès lors que sa mauvaise foi ne serait pas démontrée ; que l'atteinte prétendue aux droits de M. Edouard Leclerc ne pourrait en tout cas entraîner qu'une limitation de l'utilisation du patronyme litigieux et non pas son interdiction ; qu'en application de l'article 20 de la loi précitée, M. Edouard Leclerc aurait dû engager son action à bref délai ; que le droit réclamé par M. Michel Leclerc trouverait encore son fondement dans les articles 4 (§ 4c) et 6 de la première directive n° 89-104 du Conseil du 21 décembre 1988, rapprochant les législations des Etats membres sur les marques ; qu'il n'existait enfin aucun risque de confusion entre les activités des intéressés et par conséquent aucun préjudice.

L'APFE demande acte de ce qu'elle est représentée par son président, M. Manuel de Souza.

M. Edouard Leclerc, intimé, réfute l'argumentation des appelants et conclut à la confirmation du jugement déféré. Par conclusions du 12 janvier 1995, il forme cependant appel incident pour voir juger que la mention du nom apposé sous la photographie en pied de M. Michel Leclerc figurant à côté du logo relatif aux marques Pompes Funèbres Européennes et Roc'Eclerc constitue un usage de marque prohibé par les arrêts du 28 mars 1985 et 22 mars 1990. Dans ses ultimes écritures du 17 janvier 1995, l'intimé demande que, compte tenu de la liquidation judiciaire de M. Michel Leclerc, les demandes de condamnation formulée à l'encontre de ce dernier donnent lieu à fixation de créance à inscrire au passif de la liquidation.

Maître Chavinier, mandataire liquidateur à la liquidation judiciaire de M. Michel Leclerc, appelé en intervention forcée par M. Edouard Leclerc, conclut à sa mise hors de cause, ès qualités ; il fait valoir que les faits reprochés à M. Michel Leclerc seraient étrangers à la liquidation, l'intéressé ayant agi en qualité de directeur salarié au sein d'une autre entreprise, la Société Européenne des Pompes Funèbres.

Sur ce, LA COUR,

Considérant, sur l'appel incident, que la marque de fabrique, de commerce ou de service, selon l'article L. 711-1 CPI, sert à distinguer les produits ou services d'une personne physique ou moral ; que l'adjonction, sur les placards et affiches incriminés exposés par l'APFE, aux marques non critiquées en elles-mêmes Roc'Eclerc, dont M. Michel Leclerc est titulaire, et Pompes Funèbres Européennes, appartenant à l'APFE, du nom du titulaire de l'une de ces marques en cause, en rattachant les produits et services proposés à un patronyme auquel est dévolue la fonction de la marque, et dont l'utilisation prête à confusion avec les marques invoquées par M. Edouard Leclerc, en contravention avec l'interdiction édictée par la Cour de céans du 28 mars 1985 ; qu'à juste titre en effet, M. Edouard Leclerc observe-t-il que la publicité incriminée est encore caractérisée par l'adoption de la formule " l'enfer du monopole, les prix sont comme les monopoles, il faut les casser ", voisine d'un slogan dont l'antériorité par M. Edouard Leclerc, " c'est prouvé, tous les monopoles sont faits pour être brisés " ; que cette constance dans la mise en exergue du patronyme Michel Leclerc indissociable des logos et marques Roc'Eclerc et Pompes Funèbres Européennes, dont l'absence de notoriété propre est attestée par une enquête- versée aux débats - réalisée par l'Institut IPSOS ; que l'insistance de M. Michel Leclerc à afficher son nom patronymique au soutien des marques considérées alors qu'il n'est propriétaire que de l'une d'entre elles, démontre que leur notoriété ne pourrait procéder que de celle attachée au patronyme, et qu'ainsi c'est bien sur la confusion parasitaire - également démontrée par les coupures de presse mises aux débats - qu'il entend jouer; que le jugement sera donc réformé sur ce point ;

Considérant, sur les appels à titre principal, que les premiers juges ont par d'exacts motifs retenu que l'utilisation de la formule " Dir Michel Leclerc " dans les circonstances dénoncées contrevenait à la prohibition édictée par les arrêts du 28 mars 1985 et 22 mars 1990 ; que vainement M. Michel Leclerc invoque-t-il les dispositions du a) de l'article 713-6 CPI (article 17 de la loi du 4 janvier 1991), en faisant état de l'information, donnée selon lui de bonne foi, relative à sa qualité de directeur commercial des sociétés franchisées de l'APFE ; que le contrat d'huissier dressé le 30 mars 1992 établit qu'en complément des contrats de franchise dont aucun ne mentionne d'ailleurs la marque franchisée, un contrat de travail est consenti à M. Michel Leclerc en qualité de directeur commercial à temps partiel ; que l'intimé observe à juste titre, sans être démenti, que M. Michel Leclerc se trouvant ainsi directeur commercial de 156 magasins de pompes funèbres, il est exclu qu'il puisse en diriger effectivement l'activité ; que dès lors l'infirmation donnée au public apparaît fallacieuse et illustre la tentative de poursuivre une exploitation parasitaire du patronyme en cherchant à éluder les prohibitions légales ou judiciaires destinées à y faire obstacle ; que l'exploitation injustifiée du patronyme Leclerc même assorti de la mention Dir, ou Directeur, et du prénom de l'intéressé, tendant à relier les produits ou services offerts à ce patronyme, engage encore la responsabilité des appelants sur le fondement de l'article L. 713-5 CPI, nonobstant l'absence alléguée de similarité entre les activités de ces derniers et celles couvertes par les marques de M. Edouard Leclerc dont la notoriété n'est pas contestée ;

Considérant que l'article 20 de la loi du 4 janvier 1991 - article L. 716-6 CPI- ne trouve pas à s'appliquer en l'espèce et est donc invoqué à tort par les appelants ;

Considérant que les appelants ne sont pas fondés à invoquer le bénéfice des dispositions d'une directive communautaire, acte insusceptible de produire des effets directs dans un litige entre particuliers ; qu'au surplus les dispositions visées ont été transposées en droit interne par la loi du 4 janvier 1991 aujourd'hui codifiée ; qu'il a été répondu - pour les rejeter - au moyens soulevés tant par les premiers juges que par les observations qui précèdent ;

Considérant, sur la demande de mise hors de cause de Maître Chavinier ès qualités, que cette demande implique, ce qui ne peut être sérieusement soutenu, eu égard aux observations précédentes, que M. Michel Leclerc aurait agi en qualité de simple préposé et dans le cadre des instructions reçues de son employeur, en l'occurrence l'APFE ou la société Ciel ; que la faute commise par M. Michel Leclerc engage sa responsabilité personnelle ; que la demande de Me Chavinier n'est donc pas fondée ;

Considérant que les premiers juges ont fait une exacte appréciation du préjudice ; que la créance, délictuelle, de M. Edouard Leclerc à l'encontre de M. Michel Leclerc est née postérieurement au jugement d'ouverture ; qu'elle entre donc dans les prévisions de l'article 40 de la loi du 25 janvier 1985 ; que M. Michel Leclerc étant dessaisi de ses biens par l'effet du jugement de liquidation, la condamnation devra être prononcée contre Me Chavinier, ès qualités ;

Considérant qu'il s'ensuit de ce qui précède le rejet, comme mal fondée, de la demande reconventionnelle des appelants ;

Considérant qu'il y a lieu d'accorder à M. Edouard Leclerc, en équité, le bénéfice de l'article 700 du NCPC ;

Par ces motifs et ceux non contraires des premiers juges : Donne à l'APFE l'acte requis, Réforme partiellement le jugement, Dit que la mention du nom apposé en dessous de la photographie en pied de M. Michel Leclerc figurant à côté du logo relatif aux marques Pompes Funèbres Européennes et Roc'Eclerc constitue un usage de marque prohibé par les arrêts du 28 mars 1985 et 22 mars 1990 ; Le confirme pour le surplus, Le précisant, Dit que la condamnation pécuniaire portée par le jugement contre M. Michel Leclerc, l'est contre maître Chavinier, ès qualités de mandataire à la liquidation judiciaire de ce dernier ; Dit que la publication autorisée, du jugement, devra tenir compte du présent arrêt ; Condamne l'Association Pompes Funèbres Européennes, la société Ciel et M. Michel Leclerc in solidum à payer - au titre de l'appel - à M. Edouard Leclerc 10 000 F en application de l'article 700 du NCPC ; Les condamne in solidum aux dépens d'appel et accorde à la SCP Fisselier Chiloux Boulay le bénéfice de l'article 699 du NCPC. Rejette toute autre demande.