Livv
Décisions

CA Paris, 4e ch. B, 29 septembre 1995, n° 92-15709

PARIS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Guerlain (SA)

Défendeur :

Robert Bosch Electroménager (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Guerrini

Conseillers :

M. Ancel, Mme Régniez

Avoués :

Me Moreau, SCP Varin Petit, SCP d'Auriac Guizard

Avocats :

Mes Cousin, Le Pen, Pelletier.

T. com. Paris, 1re ch., du 18 mai 1992

18 mai 1992

LA COUR : - Dans des circonstances relatées par le jugement déféré auquel il est renvoyé pour l'exposé des faits et de la procédure de première instance, la société Guerlain (ci-après Guerlain) a assigné la société Robert Bosch Electroménager (ci-après Bosch) pour agissements parasitaires, sur le fondement de l'article 1382 du code civil, de la loi des 2 et 7 mars 1791 et de l'article 10 de la Convention de Paris pour la protection de la propriété industrielle, reprochant à la défenderesse d'avoir utilisé dans sa publicité pour un lave-vaisselle, une image publicitaire tirée de la campagne pour le parfum " Samsara " de Guerlain.

Bosch avait conclu au débouté de la demande, comme mal fondée et, subsidiairement appelé en garantie la société Agence Z (ci-après Agence Z), qui était intervenue comme conseil en publicité pour la conception et la mise en œuvre de sa campagne.

Par jugement du 18 mai 1992, le Tribunal de commerce de Paris a entre autres dispositions, donné acte à Bosch du retrait par elle opéré de l'image et du spot audiovisuel litigieux, débouté Guerlain de ses demandes à l'encontre de Bosch et cette société de sa demande en garantie contre l'Agence Z ainsi que cette dernière de sa demande d'indemnité dirigée contre Bosch.

Guerlain a relevé appel à l'encontre de Bosch. Réitérant les prétentions formulées en première instance, elle invite la cour à :

- infirmer le jugement entrepris, et interdire à Bosch ainsi qu'à l'Agence Z, - comme il résulte des dernières conclusions de l'appelante en date du 15 décembre 1994 tendant à la condamnation solidaire des intimées dans les termes où l'appelante l'avait demandé précédemment à l'encontre de Bosch - de continuer à diffuser par quelque moyen que se soit, une publicité comportant l'image incriminée ou toute image semblable qui en reprendrait les caractéristiques, sous astreinte définitive de 450.000 F par acte de reproduction postérieur à la signification de l'arrêt à intervenir ;

- ordonner la confiscation et la remise à Guerlain en vue de leur destruction, de tous documents ou matériels qui, quel qu'en soit le support, comportent la reproduction de l'image incriminée, sous astreinte de 50.000 F par jour de retard passé la signification de l'arrêt ;

- débouter Bosch et l'Agence Z de leur appel incident et les condamner solidairement à lui payer la somme de 2.000 F à titre de dommages-intérêts, outre celle de 50.000 F en application de l'article 700 du nouveau code de procédure civile ;

- ordonner la publication de l'arrêt à intervenir dans dix journaux ou périodiques, aux frais des intimées, au besoin à titre de complément de réparation.

Bosch sollicite la confirmation du jugement et subsidiairement la garantie de l'Agence Z pour toutes les condamnations qui pourraient être prononcées contre elle au profit de Guerlain, en principal, intérêts et frais, demandant encore que soit exclue de l'éventuelle publication de la décision, toute citation de la concluante, qui n'aurait aucune responsabilité dans la campagne litigieuse. Elle réclame " dans tous les cas " la condamnation de Guerlain à lui verser 500.000 F de dommages-intérêts pour procédure abusive et préjudice commercial et d'image, outre 50.000 F au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.

L'Agence Z conclut au débouté des demandes de Guerlain, comme mal fondées et à la confirmation du jugement, sauf en ce qu'il a rejeté sa demande d'indemnité contre cette dernière. Appelante incidemment de ce chef, elle demande la condamnation de Guerlain à lui payer la somme de 50.000 F au titre des frais irrépétibles.

Guerlain demande enfin que soit écartée des débats une note remise en cours de délibéré par Bosch, le 24 mars 1995.

Sur ce, LA COUR, qui se réfère pour plus ample exposé aux écritures d'appel,

Considérant qu'il échet d'écarter des débats la note, assortie d'une pièce annexe, transmise par l'avoué de Bosch, à la seule initiative des conseils de cette société ;

Considérant, sur le principe de la responsabilité des sociétés intimées, que ces dernières, mettant l'accent sur les différences entre les deux images, font valoir qu'en l'absence de reproduction pour la publicité incriminée de l'image de Guerlain, les ressemblances relevées (une femme, les couleurs rouge et or, un objet, un mouvement des mains) résultent de la seule utilisation d'éléments de libre parcours, et comme tels insusceptibles de protection ; qu'ils soulignent par ailleurs l'absence d'originalité de la présentation invoquée par Guerlain, selon eux déclinée à de nombreuse reprises, antérieurement, par d'autres annonceurs, ainsi que l'absence de lien intellectuel entre les deux publicités qui découlerait du défaut de lien matériel ; qu'en définitive, il manquerait deux conditions à l'application de la théorie des agissements parasitaires : (1) imitation de l'œuvre d'autrui recherchée par le parasite dans le but de se rattacher à l'entreprise parasitée, (2) existence d'un lien matériel ou intellectuel entre les deux publicités qui puisse entretenir une quelconque confusion ; qu'il est encore soutenu qu'aucun préjudice ne serait démontré par Guerlain, faute par celle-ci de prouver qu'une fraction de son investissement ait profité à Bosch ou qu'elle ait souffert de la publicité critiquée, étant observé que le préjudice ne peut être le produit de la seule importance des investissements dont fait état l'appelante ;

Considérant que Bosch prétend également, de manière plus spécifique, qu'elle n'a aucun rôle dans la conception de la publicité litigieuse et que les déclarations d'un de ses responsables que lui oppose Guerlain se rapporteraient à l'établissement d'une stratégie développée plusieurs années avant les faits, de telle sorte qu'aucune responsabilité ne peut lui être imputée ;

Considérant, cela exposé, que les pièces mises au débat font apparaître que Guerlain a accompagné le lancement au mois d'octobre 1989 de son nouveau parfum " Samsara " d'une image qui, pour l'exploitation qui en a été faite depuis lors dans la publicité, est devenue l'emblème de ce parfum et s'est identifiée à celui-ci ; que cette image, qui représente une femme, vue en buste et présentant entre ses mains un flacon de parfum Samsara est caractérisée par la position très particulière des mains de cette femme (sa main droite étant étendue, paume en l'air, pour constituer une sorte de base sur laquelle est posée le flacon et sa main gauche se trouvant au dessus, portée par l'avant-bras gauche disposé en diagonale, orientée paume vers le sol, formant pour le flacon une sorte de toit constitué par les quatre doigts de cette main gauche dont l'auriculaire, l'annulaire et le majeur, légèrement pliés, se séparent de l'index disposé au dessus) ainsi que par les couleurs, soit un fond en partie rouge constitué par le drapé d'une robe plissée dont la femme est vêtue, la couleur chair des parties apparentes du corps de la femme, la couleur dorée de la ceinture et du bouchon du flacon ; que cette image a été publiée dans la presse écrite et constitue également la dernière séquence du film publicitaire mettant en scène l'idée d'éternité et diffusé depuis 1989 ;

Considérant que Bosch a entrepris, depuis le mois de septembre 1990, une campagne publicitaire pour un lave-vaisselle représentant une femme tenant entre ses mains un lave-vaisselle doré réduit aux dimensions d'un flacon, image qui reprend tant la position particulière des mains de la femme de la publicité Guerlain, que la combinaison des couleurs (rouge du vêtement de la femme (plissée comme dans l'image Guerlain), chair des parties apparentes du corps et dorée en laquelle est représentée la miniature du lave-vaisselle) ;

Considérant que la ressemblance de la publicité Bosch avec l'image Guerlain est patente, l'appréciation de l'impact des deux images et leur comparaison devant s'effectuer de façon globale et non pas, comme le prétend à tort Bosch, de manière analytique en procédant à un dépeçage des images en cause en des éléments distincts que l'on rapprocherait ensuite séparément d'autres images publicitaires; qu'au demeurant, aucune des campagnes publicitaires de tiers dont il a été fait état par les sociétés défenderesses n'autorisent, au vu des pièces produites, de rapprochement avec l'image du parfum Samsara ; que les ressemblances existant entre les deux publicités en cause sont constituées d'éléments disposés en une combinaison non banale précisément définie par Guerlain dans ses écritures, combinaison qui ne se retrouve dans nulle autre publicité citée, de telle sorte que la reprise d'une telle combinaison significative ne peut être assimilée à la reprise d'une idée;

Considérant qu'il est versé aux débats des coupures de presse illustrant l'évolution des publicités Bosch orientées, à compter de 1990, comme il ressort de propres déclarations de M. Mirande, directeur général de Bosch, en fonction des particularités des marchés nationaux ; que le responsable précité souligne en effet que la campagne de communication en direction de la France a été marquée de " l'esprit d'un charme typiquement français... cela donne une campagne d'affichage assez étonnante, qui vante les mérites des laves-vaisselles comme on le ferait d'un produit de luxe : parfum ou bijou " ; que la voie choisie par Bosch pour donner à ses produits une image de raffinement auprès du public français a consisté en une reprise des éléments les plus frappants de la campagne la plus importante du moment effectuée par un parfumeur français ;

Considérant queGuerlain reproche à juste titre à Bosch, non point de créer ou d'entretenir une confusion entre leurs produits respectifs, mais d'avoir donné à sa publicité une connotation évocatrice de celle dont elle est directement tirée; qu'en opérant un tel rattachement indiscret à l'image que Guerlain a, à grands frais, utilisée pour présenter sa ligne de produits Samsara dont elle constitue un élément essentiel de l'identification visuelle,Bosch a non seulement indûment exploité par un effet de sillage et sans bourse délier, l'impact visuel créé par Guerlain dans le public féminin des deux marques, mais encore affadi et amenuisé l'identité de l'image emblème de la ligne de produits Guerlain ; que Bosch, qui a commandé et exploité en tant qu'annonceur la publicité incriminée produite par l'Agence Z doit répondre au même titre que cette dernière (laquelle, intimée sur le seul appel provoqué par Bosch, n'oppose aucun moyen d'irrecevabilité à la demande formée à son encontre par Guerlain en cause d'appel).

Considérant qu'au vu des justifications produites quant au coût de l'investissement opéré par Guerlain, et compte tenu, notamment, de la cessation des actes répréhensibles, intervenue spontanément avant la décision des premiers juges sans qu'il soit allégué que de nouveaux actes se soient produits, la Cour a les éléments pour fixer à 1.000.000 F la réparation du dommage à la charge in solidum des sociétés intimées ; qu'il sera fait droit, en tant que de besoin, aux demandes relatives aux mesures d'interdiction et de publication, selon les modalités ci-après précisées ;

Considérant, sur la demande de Bosch contre l'Agence Z, telle que formulée, que l'annonceur exerce contre le publicitaire non point un recours en contribution entre coobligés condamnés in solidum, mais une action en garantie ; que sur ce fondement, Bosch ne peut prétendre, à défaut de justifier d'une stipulation contractuelle, dont l'existence n'est même pas alléguée en l'espèce, se faire couvrir de sa faute personnelle ; la demande en garantie de l'annonceur sera donc rejetée ;

Considérant qu'il résulte de ce qui précède le rejet, comme mal fondées, des demandes des intimées contre l'appelante ;

Considérant qu'il y a lieu, en équité, d'accorder à Guerlain le bénéfice de l'article 699 du nouveau code de procédure civile ;

Par ces motifs : Ecarte des débats la note en délibéré et la pièce annexe transmises par Bosch ; Infirme le jugement sauf en ce qu'il a rejeté les demandes de Bosch et de l'Agence Z contre Guerlain ; Statuant à nouveau, Dit que Bosch et l'Agence Z se sont rendues coupables d'agissements parasitaires envers Guerlain en diffusant la campagne publicitaire écrite aux motifs du présent arrêt ; Fait interdiction aux sociétés susnommées de diffuser la publicité fautive ou toute image semblable ou similaire qui en reprendrait les éléments caractéristiques, sous astreinte provisoire de 200.000 F par infraction qui pourrait être commise passé le mois suivant la signification du présent arrêt ; Autorise la publication du présent arrêt, même par extrait, dans cinq journaux ou magazines, au choix de Guerlain et aux frais, in solidum, des intimées, sans que le coût global de chaque insertion excède 20.000 F ; Condamne in solidum Bosch et l'Agence Z à payer à Guerlain la somme de 1.000.000 F à titre de dommages-intérêts, ainsi que, en application de l'article 700 du nouveau code de procédure civile, celle de 20.000 F ; Les condamne in solidum aux dépens de première instance et d'appel et pour ceux d'appel, accorde à Maître Moreau, avoué, le bénéfice de l'article 699 du nouveau code de procédure civile.