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Décisions

CA Versailles, 12e ch. sect. 1, 11 mai 1995, n° 7665-92

VERSAILLES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Eurocom (SA), Muslin (Epoux)

Défendeur :

Cinq Huitièmes (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Magendie

Conseillers :

MM. Frank, Boilevin

Avoués :

SCP Jullien-Lecharny-Rol, SCP Lissarrague, Dupuis

Avocats :

Mes Hoffman, Audan.

TGI Versailles, 1re ch., 2e sect., du 22…

22 juin 1992

Rappel des faits et de la procédure :

Il est constant que la Société Eurocom a déposé auprès de l'INPI, le 22 juillet 1985, la marque verbale et figurative "Matin Bleu" pour désigner les classes de produits ou services 3, 24, 25 et 26 et notamment : les tissus, produits textiles, vêtements, sous-vêtements, survêtements, vêtements de sport et maillots de bains, chaussures, chapellerie et accessoires vestimentaires.

La description de la marque indique "La marque Matin Bleu est combinée avec un logo en forme de noeud papillon".

Le 27 décembre 1988, la Société Eurocom a cédé cette marque à Monsieur et Madame Muslin, ladite cession étant inscrite à l'INPI le 22 mai 1989.

Selon acte du 29 juin 1989, Madame et Monsieur Muslin ont concédé une licence d'exploitation de la marque "Matin Bleu" à la Société Eurocom pour une durée de deux ans à compter du 1er janvier 1989.

La Société Eurocom faisait valoir que dans le cadre de la surveillance de ses droits, elle avait découvert qu'une Société "Cinq Huitièmes" avait déposé une marque complexe le 31 juillet 1989 pour les produits et/ou services des classes 3, 14, 18, 25, 28 et 41 et notamment les vêtements, chaussures, chapelleries, jeux, jouets, articles de gymnastique et de sport non compris dans d'autres classes.

Elle soutenait que non seulement ladite marque recoupe les mêmes classes de produits, mais encore que le logo représente un noeud papillon plat identique à celui déposé sous la marque Matin Bleu.

Estimant qu'il existait un risque de confusion en raison de l'utilisation du logo par la Société Cinq Huitièmes pour des produits identiques, la Société Eurocom, après une mise en demeure restée sans effets a assigné la Société Cinq Huitièmes le 5 avril 1991, afin d'une part, -que soit constatée la contrefaçon de la marque appartenant aux époux Muslin et qui lui avait été concédée à titre de licence, afin, d'autre part que soit constatée la fraude et la concurrence déloyale à laquelle se serait livrée la Société défenderesse à son encontre.

Par le jugement entrepris, le Tribunal de Grande Instance de Versailles a :

- déclaré la demande irrecevable en ce qu'elle est dirigée à l'encontre de la Société Eurocom.

- dit que la marque n° 1 543 863 déposée par la Société Cinq Huitièmes ne constitue pas la contrefaçon de la marque n° 1 317 949 appartenant à Monsieur et Madame Muslin,

- dit que la Société Cinq Huitièmes ne s'est pas rendue coupable de concurrence déloyale,

en conséquence:

- débouté Monsieur et Madame Muslin de l'ensemble de leurs demandes, fins et conclusions,

- déclaré l'appel en garantie formé par la Société Cinq Huitièmes sans objet,

- dit n'y avoir lieu à l'application de l'article 700,

- déclaré l'exécution provisoire sans objet,

- condamné Monsieur et Madame Muslin aux dépens de l'instance qui pourront être recouvrés directement par Maître Ridet et Maître Caron conformément aux dispositions de l'article 699 du Nouveau Code de Procédure Civile.

Exposé des thèses en présence et des demandes des parties :

La Société Eurocom et les époux Muslin appelants, s'attachent à démontrer :

que la Société Eurocom a intérêt à agir,

que la reproduction quasi-servile et même servile de la marque justifie l'action en contrefaçon de marque qu'ils ont introduite, les premiers Juges s'étant à tort fondés sur de prétendues différences dans les représentations,

que la Société Cinq Huitièmes a acquis par fraude la marque de la Société Usines Gabriel Wattelez, dans le seul but de faire obstacle à leurs réclamations,

qu'ils ont subi un préjudice du fait des agissements concurrentiels déloyaux de la Société Cinq Huitièmes dont ils demandent réparation.

La Société Cinq Huitièmes s'attache à réfuter cette argumentation, tant sur la recevabilité que sur le fond elle sollicite la confirmation du jugement entrepris en toutes ses dispositions, outre l'octroi d'une somme de 500.000 F en réparation du préjudice résultant de la procédure abusive diligentée contre elle et 30.000 F sur le fondement de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.

Sur ce, LA COUR,

Sur la recevabilité de la société Eurocom :

Considérant d'une part que la Société Eurocom a été propriétaire de la marque déposée le 22 juillet 1985, jusqu'au 22 mai 1989, date d'inscription à l'INPI de la cession aux époux Muslin ;

Considérant que la Société Eurocom -qui en qualité de propriétaire de la marque est seule titulaire de l'action en contrefaçon-, est recevable pour des faits de contrefaçon survenus depuis le 5 avril 1988 ;

Considérant d'autre part, que l'action en concurrence déloyale peut être intentée par le licencié d'une marque pour obtenir réparation du préjudice par lui subi ; que la Société Eurocom qui n'a pas été seulement propriétaire de la marque, mais qui bénéficie également d'une licence d'exploitation de la marque est encore recevable sur ce fondement ;

Que le jugement entrepris doit dès lors être réformé en ce qu'il a déclaré la Société Eurocom irrecevable en son action;

Sur la contrefaçon de marque

Considérant que la propriété de la marque est un droit absolu ; que la contrefaçon, qui tend à la protection de la marque en soi, consiste en une reproduction de celle-ci en dehors de toute possibilité de confusion, même en l'absence de toute fraude ; qu'il est seulement exigé que soient reproduits les éléments essentiels caractéristiques de la marque et protégeables en eux-mêmes ; que plus précisément dans l'hypothèse d'une marque complexe, comme en l'espèce, chacun des termes qui la compose est protégeable en lui-même, dès lors qu'étant détachable de l'ensemble de la dénomination, il est suffisamment distinctif et présente un caractère arbitraire ou de fantaisie pour désigner le produit concerné ;

Considérant que la marque déposée par Eurocom est une marque complexe présentant les éléments suivants

- la représentation de l'épaule et d'une partie de l'encolure d'un vêtement,

- à l'emplacement de la poche de poitrine, la représentation d'un élément décoratif représenté par un noeud plat,

- en gros caractère, la dénomination "Matin Bleu", inscrite à une distance de trois centimètres environ de l'élément "en forme de noeud papillon" expression telle que formulée dans l'acte de dépôt, "la marque Matin Bleu est combinée avec un logo en forme de noeud papillon"

Considérant que la marque déposée par la Société Cinq Huitièmes est également une marque complexe représentant les éléments suivants :

- en gros caractère gras, la dénomination "Eden Park" sous forme légèrement incurvée, avec en dessous le mot "Paris" en lettres minuscules d'imprimerie,

- la représentation immédiatement au-dessus de la marque imprimée "Eden Park" d'un gros noeud papillon ;

Considérant, tout d'abord que dans le logo de Matin Bleu, le noeud papillon de très petite taille fait partie d'un ensemble dont il ne peut être séparé, constitué par l'encolure et l'épaule d'un vêtement ; que dès lors, ce logo ne présente pas un caractère distinctif suffisant pour être considéré comme protégeable en tant qu'élément distinctif de la marque complexe ; qu'en revanche, la mention Matin Bleu présente un caractère distinctif suffisant pour être considéré comme protégeable en tant qu'élément isolé de la marque complexe :

Considérant qu'il importe peu que la Société Eurocom et les époux Muslin aient commercialisé leurs produits en utilisant, isolément, un noeud papillon dès lors que c'est l'acte de dépôt qui fixe les caractéristiques du signe constituant la marque, sans qu'il soit possible d'invoquer un usage sous une autre forme ;

Considérant de surcroît que même à considérer isolément le noeud papillon de Matin Bleu, celui-ci peut être perçu par le public, comme l'a relevé le premier Juge, davantage comme un "petit papillon qui est une invitation au voyage printanier", ainsi que la formule est utilisée dans certaines coupures de presse produites aux débats, que comme un "noeud papillon" au sens propre, alors que la reproduction graphique du noeud utilisé par la Société Cinq Huitièmes n'est, en ce qui la concerne, pas sujette à interprétation ;

Considérant par suite que la Société Eurocom n'est pas fondée à reprocher à la Société Cinq Huitièmes de s'être approprié un élément isolé de sa marque complexe ; qu'en effet, d'une part son logo ne possède pas un caractère distinctif protégeable, que d'autre part, le noeud papillon figurant sur le logo n'est pas pris isolément, caractéristique de la marque, qu'enfin le logo de Cinq Huitièmes n'apparaît nullement comme la reproduction identique ou quasi-identique du logo d'Eurocom ;

Sur l'acquisition frauduleuse

Considérant que la Société Eurocom et les époux Muslin soutiennent que pour tenter de faire échec à leur réclamation la Société Cinq Huitièmes aurait imaginé d'acquérir postérieurement à leur réclamation, auprès de la Société Usines Wattelez, une marque représentant un noeud papillon et qui, partant, cette acquisition revêt un caractère frauduleux ;

Considérant que l'acquisition d'une marque peut présenter un caractère frauduleux, qui en affecte la validité, lorsqu'elle a pour finalité d'empêcher un concurrent de poursuivre l'usage d'un signe distinctif, ce qui, au regard des développements qui précèdent, ne peut être le cas ;

Considérant qu'il apparaît en outre, comme l'ont relevé les premiers Juges, que l'acquisition critiquée avait pour but d'échapper à des poursuites en contrefaçon éventuelles de la part de la Société cédante, la Société Wattelez, le graphisme de la marque de celle-ci étant très proche de celui de la Société Cinq Huitièmes, ce qui exclut tout caractère frauduleux à l'acquisition litigieuse ;

Considérant qu'il doit être encore observé que celle-ci n'avait pu être faite dans le but de conférer une antériorité à la Société Cinq Huitièmes puisque cette dernière ne demande pas la nullité du dépôt de la Société Eurocom ;

Considérant par suite que ce grief doit encore être rejeté ;

Sur la concurrence déloyale

Considérant que l'action en concurrence déloyale ne peut être admise concurremment avec l'action en contrefaçon, que si aux faits de contrefaçon viennent s'ajouter d'autres faits distincts;

Considérant que les faits invoqués par Eurocom ne constituant pas une contrefaçon de marque, les premiers Juges ont exactement retenu que l'action en concurrence déloyale devait, pour ce seul motif, être rejetée ;

Considérant surabondamment que l'action en concurrence déloyale n'est ouverte que s'il existe une faute consistant en un comportement déloyal dans les relations commerciales ayant pour but de créer une confusion entre deux entreprises concurrentes ; que non seulement aucune faute de Cinq Huitièmes n'est rapportée mais encore qu'il apparaît qu'aucune confusion ne pouvait s'établir, les produits vendus par les deux Sociétés, notablement différents, étant destinés à des clientèles distinctes;

Considérant par suite que la demande formée par la Société Eurocom de ce chef doit être rejetée ;

Sur le préjudice invoqué par la société Cinq Huitièmes

Considérant que la Société Cinq Huitièmes invoque le préjudice que lui aurait causé la Société Eurocom du fait des poursuites engagées par celle-ci ;

Considérant que la Société Cinq Huitièmes n'établit pas en quoi la procédure intentée par la Société Eurocom et les époux Muslin serait abusive ; que l'argumentation de ceux-ci, les moyens juridiques invoqués à l'appui de leur thèse même s'ils se révèlent finalement infondés n'en avaient pas moins un caractère sérieux nécessitant une discussion juridique approfondie ;

Considérant de surcroît que si la Société Cinq Huitièmes indique que le développement de son réseau de franchises s'en serait trouvé retardé ; elle ne rapporte nullement la preuve d'une telle situation, et de façon plus générale, du préjudice dont elle se plaint ;

Sur l'article 700 du nouveau code de procédure civile

Considérant en revanche que l'équité justifie de ne pas laisser à la charge de la Société Cinq Huitièmes les frais irrépétibles exposés en cause d'appel, qu'il convient de condamner in solidum la Société Eurocom et les époux Muslin à lui payer 30 000 F sur le fondement de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile ;

Par ces motifs, et ceux non contraires des premiers Juges; Statuant publiquement et contradictoirement, Confirme le jugement entrepris ; Y ajoutant, Condamne in solidum la Société Eurocom et les époux Muslin à payer à la Société Cinq Huitièmes la somme de trente mille francs (30.000 F) au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile, Rejette la demande de dommages et intérêts de la Société Cinq Huitièmes, Condamne la Société Eurocom et les époux Muslin aux dépens, lesquels seront recouvrés directement par la SCP Lissarrague & Dupuis, Avoués, conformément aux dispositions de l'article 699 du Nouveau Code de Procédure Civile.