CA Versailles, 12e ch. sect. 2, 4 mai 1995, n° 6152-94
VERSAILLES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Samu Auchan (SA)
Défendeur :
Chenneviere, Manufacture de Lunéville Saint-Clément (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Présidents :
M. Assie, (Conseiller faisant fonction)
Conseillers :
Mmes Laporte, Rousset
Avoués :
SCP Keime & Guttin, SCP Lissarrague & Dupuis
Avocats :
Mes Gofard, Gaultier.
Faits et procédure :
Dans le courant de l'année 1990, Madame Chenneviere, dessinateur, a créé un décor de service de table dénommé "Hortensia" représentant:
- des bouquets de fleurs d'hortensia de couleur bleu clair et bleu foncé,
- des feuilles de couleur vert foncé et vert clair,
- des petites fleurs de couleur orange,
- la vaisselle étant ourlée d'un trait bleu foncé.
Ce décor était en outre caractérisé par le dessin particulier de chaque fleur et de chaque feuille et par la disposition des groupes de fleurs et de feuilles.
Le 23 mai 1990, Madame Chenneviere a cédé les droits de reproduction de son œuvre à la Société Les Faïenceries de Salins.
Cette dernière a, à son tour, cédé les droits de reproduction dont s'agit, selon acte du 19 décembre 1991, à la Manufacture de Lunéville, et ce, avec l'approbation de Madame Chenneviere.
En avril 1992, la Société Manufacture de Lunéville a lancé la commercialisation d'un service de table au décor "Hortensia" et, quelques mois plus tard, elle a fait constater par huissier que la Société Auchan offrait à la vente à un prix 15 fois inférieur dans ses centres commerciaux de Metz, La Défense et Velizy, un service de table qui, selon elle, constituait la copie absolument servile du service "Hortensia".
C'est dans ces conditions qu'elle a engagé à l'encontre de la Société Samu Auchan une action en contrefaçon et concurrence déloyale à laquelle s'est associée Madame Chenneviere, restée titulaire d'un droit moral sur sa création.
Par jugement rendu le 19 mai 1994, le Tribunal de Commerce de Nanterre a notamment :
- dit que la Société Samu Auchan a commis des actes de contrefaçon artistique au préjudice des droits de la Manufacture de Lunéville et de Madame Sabine Chenneviere pour le décor "Hortensia",
- dit que la Société Samu Auchan a commis des actes de concurrence déloyale au détriment de la Manufacture de Lunéville,
- interdît à la Société Samu Auchan d'importer, de fabriquer, de faire fabriquer, et de commercialiser les services de table et à café revêtus du décor illicite "Hortensia" et portant atteinte aux droits de la Manufacture de Lunéville et cela sous astreinte de 2.000 F par infraction commise à compter de la signification du jugement, le tribunal se réservant, le cas échéant, la liquidation de cette astreinte,
- ordonné la confiscation et la remise aux demandeurs de tous les services de table et à café détenus au jour du jugement par la Société Samu Auchan,
- dit que la Manufacture de Lunéville pourra procéder à la destruction des pièces contrefaisantes en présence d'un huissier et aux frais de la Société Samu Auchan,
- condamné la Société Samu Auchan à payer à Madame Sabine Chenneviere une somme de 20.000 Frs à titre de dommages et intérêts, déboutant pour le surplus,
- condamné la Société Samu Auchan à payer à la Manufacture de Lunéville une indemnité provisionnelle de 220.000 F, déboutant pour le surplus,
- ordonné une expertise comptable afin de donner au tribunal tous les éléments nécessaires pour déterminer le préjudice subi par la Manufacture de Lunéville.
- dit que l'expertise portera sur tous les faits contrefaisants et de concurrence déloyale commis jusqu 'au prononcé du présent jugement,
- avant dire droit, nommé Monsieur Jean-Pierre Barrier, Commissaire aux Comptes, 18 rue de l'Arcade Paris 75008 en qualité d'expert, avec pour mission de rechercher toutes les pièces comptables, douanières et commerciales permettant d'établir l'étendue de la contrefaçon commise par la Société Samu Auchan et de donner son avis sur le nombre de services de table et à café réellement importés sous le label "Hortensia",
- dit que Monsieur Jean-Pierre Barrier donnera également son avis sur tous les préjudices chiffrés par la Manufacture de Lunéville en se faisant communiquer toutes les pièces comptables nécessaires à la bonne fin de se mission afin de chiffrer l'impact réel sur les ventes du décor en cause,
- dit que l'expert devra examiner si la baisse est significative par rapport aux autres modèles de la Manufacture de Lunéville par rapport aux ventes escomptées et dans ce cas si la baisse est seulement imputable à la concurrence de la Société Samu Auchan qui s'adresse à une clientèle différente,
- ordonné la publication du jugement dans dix journaux au choix de Madame Sabine Chenneviere et aux frais de la Société Samu Auchan à condition que les frais d'insertion ne dépassent pas la somme de 100.000 F HT au total, déboutant pour le surplus,
- ordonné l'exécution provisoire du jugement à l'exception de sa publication et sous réserve qu'en cas d'appel, tant Madame Sa bine Chenneviere que la Manufacture de Lunéville fournissent une caution bancaire du montant respectif des sommes qui leur sera alloué,
- et réservé les dépens.
Appelante de cette décision, la Société Samu Auchan fait essentiellement valoir que, contrairement à ce qu'ont estimé les premiers juges, il n'est en rien établi que la Société Manufacture de Lunéville ait lancé la fabrication d'un service à vaisselles avec le décor incriminé et qu'en réalité l'acquisition des droits de reproduction faite par cette société pour un prix symbolique n'avait pour but que de permettre le réassortiment de services jadis achetés par la clientèle. Elle ajoute qu'il n'est pas davantage établi que la Société Manufacture de Lunéville ait dû cesser, comme le prétend, sa production et licencier plusieurs personnes que la preuve en est qu'elle-même a pu acquérir auprès de divers magasins le service incriminé. Elle déduit de là que, à partir d'une seule importation isolée d'un service susceptible d'être contrefaisant et qui n'est plus commercialisé par elle à ce jour, la Société Manufacture de Lunéville n'est pas en mesure d'établir l'existence du moindre préjudice, pas plus que Madame Chenneviere qui n'hésite pas à réclamer au titre d'un prétendu préjudice moral une indemnité provisionnelle de 100.000 F. Elle soutient enfin que, compte tenu de ce qui vient d'être exposé, la demande d'expertise n'est en rien nécessaire. Elle demande en conséquence à être déchargée de toutes les condamnations prononcées à son encontre et sollicite une indemnité de 20.000 F en application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.
La Société Manufacture de Lunéville et Madame Chenneviere concluent, pour leur part, à la confirmation du jugement déféré par adoption de motifs sauf à voir porter à 100.000 F l'indemnité provisionnelle qui sera accordée à Madame Chenneviere à valoir sur l'indemnisation de son préjudice moral, les intimées estimant la réalité des faits dénoncés parfaitement établie et une expertise nécessaire pour évaluer leur préjudice définitif. Elles réclament en outre, et pour chacune d'elles, une indemnité de 20.000 F au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.
Sur ce, LA COUR:
Sur la contrefaçon et les actes de concurrence déloyale :
Considérant que sont réunis en l'espèce tous les éléments d'actes de contrefaçon et de concurrence déloyale, ce que ne conteste pas sérieusement la Société Samu Auchan.
Considérant en effet qu'il est établi par les pièces des débats que Madame Chenneviere est créatrice du modèle "Hortensia"; qu'elle a cédé le droit de reproduction de ce modèle à la Société Faïenceries de Salins qui l'a elle-même cédé, avec l'accord de la créatrice, à la Manufacture de Lunéville; qu'il en résulte, et quel que soit le prix payé pour ces cessions, que la Manufacture de Lunéville est légitimement investie d'un droit exclusif de reproduction sur le décor "Hortensia" conformément à la loi sur la propriété artistique, Madame Chenneviere restant pour sa part titulaire d'un droit moral sur sa création.
Considérant qu'il est par ailleurs justifié par les constats d'huissier versés aux débats que la Société Samu Auchan a commandé à la Société Inhesion de Hong Kong, le 19 janvier 1993, 4090 services de table et 3152 services à café comportant un décor qui se révèle être la copie servile du décor "Hortensia" ainsi que le révèle un simple examen à l'oeil nu des éléments comparatifs produits en la cause ; que c'est, dans ces conditions, à bon droit que les premiers juges ont retenu que la Société Samu Auchan a commis des actes de contrefaçon artistique au préjudice des droits de la Société Manufacture de Lunéville et de ceux de Madame Sabine Chenneviere, portant sur le décor "Hortensia".
Considérant qu'il est également établi par les mêmes constats d'huissier que la Société Samu Auchan a vendu dans certains de ses centres commerciaux les services à vaisselle et à café contrefaisants, sous la dénomination "Hortensia", à des prix 15 à 16 fois inférieurs à ceux proposés par les commerces distribuant les produits fabriqués par la Manufacture de Lunéville; que c'est donc encore à bon droit que les premiers juges ont retenu que la Société Samu Auchan a commis des actes de concurrence déloyale au détriment de la Société Manufacture de Lunévilleet qu'ils ont ordonné toutes mesures appropriées pour mette fin à cette situation.
Sur le préjudice subi tant par la Société Manufacture de Lunéville que par Madame Chenneviere:
Considérant que l'appel interjeté par la Société Samu Auchan tend essentiellement à faire juger que la Manufacture de Lunéville et Madame Chenneviere n'auraient en réalité subi aucun préjudice du fait des actes de contrefaçons et de concurrence déloyale et à obtenir l'infirmation du jugement déféré en ce qui concerne les réparations d'ores et déjà allouées ainsi que l'organisation d'une mesure d'expertise.
Considérant qu'à cet effet, la Société Samu Auchan prétend tout d'abord que la Société Manufacture de Lunéville ne justifie pas du succès qu'aurait connu l'exploitation du modèle incriminé que ladite société aurait au demeurant acquis pour un franc symbolique.
Mais considérant que le prix de cession du modèle est totalement inopérant; que les documents comptables versés aux débats font apparaître que, en quelques mois, la Société Manufacture de Lunéville a vendu 20.935 pièces comportant le décor "Hortensia" pour un prix total de 1.115.170 F ; que ces éléments justifient à eux seuls l'organisation d'une mesure d'expertise et l'allocation d'une indemnité provisionnelle de 220.000 F à la Société Manufacture de Lunéville.
Considérant que la Société Samu Auchan soutient encore que le modèle "Hortensia" n'aurait pas été abandonné comme il est prétendu par la Société Manufacture de Lunéville ; qu'elle en veut pour preuve qu'elle a pu se procurer récemment aux Galeries Lafayette et dans un magasin spécialisé de Paris des éléments divers du service "Hortensia".
Mais considérant que la Société Manufacture de Lunéville réplique qu'elle dispose de certaines pièces en stock permettant à sa clientèle de réassortir les services que celle-ci a acquis auprès de son réseau de distribution ; que seul l'expert désigné sera à même de vérifier ce point.
Considérant que, dans ces conditions, dès lors que la Société Manufacture de Lunéville a établi ses droits sur le modèle " Hortensia ", l'atteinte à ses droits et le principe même de son préjudice, une mesure d'expertise apparaît nécessaire, ainsi qu'il a été dit, pour déterminer avec précision la masse contrefaisante et le bénéfice manqué par la Société Manufacture de Lunéville ; que le jugement sera en conséquence confirmé de ce chef ainsi que du chef de la provision allouée à la société intimée.
Considérant qu'en ce qui concerne Madame Chenneviere, la banalisation du décor vendu à bas prix dans des grandes surfaces lui cause un incontestable préjudice moral ; qu'en effet, ces ventes entraînent avilisation de sa création et la démonétisation de son modèle ; qu'il convient donc, pour chiffrer son préjudice définitif, de connaître le nombre de ventes du modèle contrefaisant effectuées par la Société Samu Auchan et de lui allouer avant dire droit une indemnité provisionnelle de 20.000 F au lieu de celle définitive du même montant retenu par les premiers juges.
Sur les demandes complémentaires des parties
Considérant qu'il serait inéquitable de laisser à Madame Chenneviere et à la Société Manufacture de Lunéville la charge des sommes qu'elles ont été contraintes d'exposer devant la Cour ; que la Société Samu Auchan sera condamnée à payer à chacune d'elles la somme de 10.000 F en application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.
Considérant enfin que la Société Samu Auchan, qui succombe dans l'exercice de son recours, supportera les entiers dépens d'appel.
Par ces motifs, La Cour statuant publiquement, contradictoirement. et en dernier ressort, Reçoit la Société Samu Auchan en son appel principal et Madame Chenneviere en son appel incident, Dit le premier mal fondé et faisant droit partiellement au second : Confirme en toutes ses dispositions le jugement déféré sauf en celle fixant le préjudice subi par Madame Chenneviere à la somme de 20.000 F, Infirmant de ce seul chef et statuant à nouveau, Dit que le préjudice de Madame Chenneviere ne pourra être définitivement fixé qu'après dépôt du rapport d'expertise et condamne la Société Samu Auchan à payer à cette dernière une indemnité provisionnelle de 20.000 F, Ajoutant au jugement : Condamne la Société Samu Auchan à payer tant à Madame Chenneviere qu'à la Société Manufacture de Lunéville et pour chacune de ces parties, une indemnité de 10.000 F en application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile, La condamne également aux entiers dépens d'appel qui pourront être recouvrés directement par la SCP d'avoués Lissarrague & Dupuis, conformément aux dispositions de l'article 699 du Nouveau Code de Procédure Civile.