Livv
Décisions

CA Rouen, 2e ch. civ., 20 avril 1995, n° 1680-94

ROUEN

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Herrero

Défendeur :

Tailleux

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Credeville

Conseillers :

Mme Masselin, M. Dragne

Avoués :

SCP Gallière Lejeune, SCP Colin Voinchet Radiguet

Avocats :

Mes Malexieux, Tissot.

CA Rouen n° 1680-94

20 avril 1995

Faits et procédure

Par acte sous seing privé du 2 avril 1991, les époux Herrero ont vendu à Melle Marie-Claude Tailleux un fonds de coiffure mixte dont ils étaient propriétaire à Malaunay, moyennant un prix de 600 000 francs.

A cette occasion les vendeurs se sont engagés à ne pas exploiter, diriger directement ou indirectement, même à titre de salarié ayant contact avec la clientèle, aucun fonds de commerce similaire dans un rayon de 5 000 mètres à vol d'oiseau, pendant une durée de cinq années.

Par dérogation à ce principe, il a été toutefois prévu dans l'acte :

M. et Mme Herrero précisent qu'ils exploitent deux autres salons de coiffure, l'un à Maromme (76 150) 127, rue des Martyrs de la Résistance et l'autre à Montville (76 710) 12, rue Sadi Carnot.

Mademoiselle Tailleux déclare être informée de l'exploitation de ces deux salons de coiffure et s'engage à n'employer aucun recours contre M. et Mme Herrero quant à la clause de non concurrence ci-dessus stipulée pour l'exploitation de ces deux salons.

A la fin de l'année 1992, Melle Tailleux a appris que les époux Herrero s'apprêtaient à créer un nouveau fonds de coiffure au 10, place du Vieux Marché à Maromme ou tout au moins - selon la thèse de ces derniers - d'y transférer le fonds qu'ils avaient conservé dans cette même ville.

Elle a pris l'attache des intéressés, tout d'abord par l'intermédiaire de son ami M. Devy - qui s'était porté caution pour elle lors de l'acquisition - et leur a fait part de son opposition.

Dans des conditions controversées entre les parties, ces dernières se sont réunies le 15 décembre 1992 au cabinet du conseil de Melle Tailleux et sont convenues d'un protocole aux termes duquel elle autorisait l'opération en contrepartie d'une indemnité forfaitaire de 150 000 francs, payable en 40 mensualités égaIes de 3 750 francs.

Toutefois, dès le 12 janvier 1993, les époux Herrero ont assigné Melle Tailleux en nullité du protocole pour violence par contrainte morale et, subsidiairement, absence de cause.

Invoquant de son côté la déchéance du terme contractuellement prévue à la suite du retour impayé du premier billet à ordre souscrit en exécution du protocole, Melle Tailleux s'est portée demandeur reconventionnel de l'intégralité de l'indemnité convenue.

C'est dans ces conditions que, par jugement du 7 janvier 1994, le Tribunal de Commerce de Rouen a :

- notamment retenu :

... il y a eu transfert du fonds de commerce de coiffure ... ce qui est contraire à la clause page 7 "interdiction de se rétablir" ...

de plus, la superficie du salon existant ... était de 12 m2 alors que celle du nouveau salon ... est de 40 m2 ...

il y a eu extension d'activité par l'ouverture du salon à la clientèle féminine et ... cette activité constitue la création d'un fonds de commerce nouveau ...

la notion de violence ne saurait prospérer étant donné que Herrero s'est entouré d'un conseil en la personne de dame Engrand ...

les négociations se sont déroulées sur deux semaines et ... le protocole a été signé en présence des conseils ...

- statué en conséquence comme suit :

Déclare que l'accord conclu le 15 décembre 1992 est justifié et doit recevoir son plein et entier effet,

Condamne les époux Herrero à payer en principal à Marie Claude Tailleux la somme de 150 000 francs et ce avec intérêts de droit à compter du 15 janvier 1993 ...

Condamne les époux Herrero à verser à Melle Tailleux la somme de 8 000 francs HT au titre de l'article 700 du NCPC.

Appelants de cette décision, les époux Herrero font valoir que les premiers juges ont fait une inexacte appréciation des données de fait et de droit de la cause.

Ce serait sous la menace de faire fermer le salon - qui devait ouvrir les jours suivants - que M. Devy aurait enjoint à M. Herrero d'avoir à se présenter au Cabinet de son avocat, accompagné de ses parents appelés à se porter cautions, pour souscrire au protocole litigieux.

La violence dont les époux Herrero auraient été victimes serait notamment établie par :

- la présentation fallacieuse des éléments de faits portée au protocole, visant notamment une création de fonds là où il ne se serait agi que d'un simple transfert ;

- le montant exorbitant de l'indemnité arrachée aux intéressés, par rapport au chiffre d'affaires du fonds ;

- l'absence, à leur côté, de tout avocat ou autre conseil qualifié susceptible de les avoir efficacement assistés.

La violence ne devrait-elle pas être retenue, que force serait de constater que le protocole serait dépourvu de cause, alors surtout qu'il est de principe que les clauses de non-concurrence doivent être interprétées restrictivement et que le transfert en l'espèce intervenu échappait en lui-même à celle stipulée.

La Cour devrait donc réformer la décision entreprise et :

Annuler à titre principal le protocole du 15 décembre 1992 pour violence,

A titre subsidiaire, déclarer nul ce protocole pour absence de cause ...

Condamner Marie-Claude Tailleux à régler une somme de TTC 11 860 francs en application de l'article 700 du NCPC.

Melle Tailleux - entre-temps devenue Mme Devy - s'est attachée à réfuter point par point cette argumentation. Pour elle, la Cour ne pourrait que :

Confirmer cette décision en toutes ses dispositions,

y ajoutant,

Condamner les époux Herrero au paiement d'une indemnité de 10 000 francs sur le fondement de l'article 700 du NCPC.

Sur ce, LA COUR

Attendu qu'à l'appui de leur appel, les époux Herrero reprennent, pour l'essentiel, les mêmes moyens que ceux qu'ils ont vainement soutenus devant les premiers juges ;

Qu'il apparaît que c'est par exacte appréciation des faits de la cause et des motifs pertinents - que la Cour adopte - que ces derniers n'ont pas retenu le vice du consentement allégué et dit que le protocole d'accord intervenu entre les parties le 15 décembre 1992 devait produire effet ;

Attendu en effet que les époux Herrero ne sauraient sérieusement contester que l'ouverture, à leur initiative, d'un fonds de coiffure au 10 place du Marché à Montville (soit à 3,8 km de celui vendu) était en l'espèce constitutif d'un manquement à l'engagement de non concurrence qu'ils avaient pris à l'égard de Mme Tailleux épouse Devy ;

Qu'en effet, cet engagement - tel qu'exprimé dans l'acte de vente du 2 avril 1991, qui sera seul pris en considération comme ayant seul fait l'objet d'une communication entre les parties - apparaît régulier et dépourvu de toute ambiguïté, de sorte que sont étrangers aux présents débats les principes d'interprétation qu'invoquent les appelants ;

Qu'il résulte tant de la lettre que de l'esprit des stipulations correspondantes, que l'exception convenue au profit des époux Herrero doit s'entendre du fonds de Maromme qu'ils conservaient, dans sa nature et sa consistance à la date de la vente ;

Qu'à supposer possible un transfert, ce dernier ne pouvait à l'évidence s'accompagner de circonstances - telles que substantielle augmentation de la superficie du salon, extension à la clientèle féminine - bouleversant les données du maintien d'une concurrence étroitement circonscrite, seule initialement acceptée ;

Que ces constatations établissent, s'il en est besoin, que le protocole d'accord intervenu entre les parties n'est pas dépourvu de cause ;

Attendu par ailleurs que les époux Herrero n'établissent nullement le vice du consentement - surtout pour violence par contrainte morale - dont ils auraient été victimes, alors qu'il ressort des pièces du dossier que :

- justifiant de vingt cinq années d'expérience professionnelle, ils n'étaient pas aussi ignorants qu'ils le suggèrent de la réalité de la vie des affaires, leur activité excédant notamment un cadre purement artisanal puisqu'au moment de la vente ils exploitaient pas moins de trois salons de coiffure répartis dans trois agglomérations différentes ;

- la signature du protocole a été l'aboutissement de pourparlers engagés plusieurs jours auparavant, et au cours desquels ils ont fait intervenir un conseil extérieur dont il n'est nullement prouvé qu'il aurait été incompétent, même s'il eut été sans doute préférable que leur choix se porte sur un professionnel du droit ;

- ils ont a posteriori ratifié le protocole en signant, les jours qui ont suivis, pas moins de 40 billets à ordre créés pour son exécution ;

- il n'est pas établi que ce protocole sacrifiait de façon excessive à leur intérêt, eu égard notamment au risque d'une procédure coûteuse, susceptible d'aboutir à une mesure d'interdiction, à laquelle leur voie de fait les exposait ;

Attendu dans ces conditions que les époux Herrero seront déboutés de leur appel et la décision entreprise entièrement confirmée ;

Que la partie qui succombe doit supporter les dépens ;

Qu'il serait inéquitable de laisser à la charge de Mme Tailleux épouse Devy les frais irrépétibles qu'eIle a exposés ;

Qu'il sera fait droit, comme dit au dispositif, à sa demande formée au titre de l'article 700 du NCPC ;

Par ces motifs, LA COUR : Reçoit en leur appel M. Jean-Claude Herrero et Mme Nelly Dehais, son épouse ; Les en déboute ; Confirme en toutes ses dispositions le jugement du Tribunal de Commerce de Rouen du 7 janvier 1994 ; Dit que les époux Herrero doivent payer à Mme Tailleux épouse Devy une indemnité supplémentaire de 6 000 francs au titre de l'article 700 du NCPC ; Laisse à leur charge les dépens d'appel qui seront recouvrés par la SCP Colin Voinchet Radiguet, avoués associés, dans les conditions prévues à l'article 699 du NCPC.