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Décisions

CA Paris, 4e ch. A, 10 avril 1995, n° 93-000017

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Mod's Hair Matignon (SARL), Levet (ès qual.), Ayache (ès qual.), Gros, Pantos, Delmi, Sauvestre, Berard Groupe (SARL), Berard, Corbier, Salon Saint Germain (SARL), Salon Pierre Charron (SARL)

Défendeur :

Lucie Saint Clair (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Duvernier

Conseillers :

Mmes Mandel, Marais

Avoué :

Me Huygue.

T. com. Paris, 4e ch., du 12 nov. 1992

12 novembre 1992

LA COUR : - Le 20 février 1992, la SA Lucie Saint Clair créée en 1965 qui exploite plusieurs salons de coiffure à l'enseigne "Lucie Saint Clair " notamment 4 avenue Pierre 1er de Serbie à Paris, 16e, alléguant que la SARL Mod's Hair Matignon qui gère un établissement de même style 5 avenue Matignon avait détourné entre mars et mai 1991 une partie de son personnel, l'a assignée devant le Tribunal de Commerce de PARIS aux fins, sous le bénéfice de l'exécution provisoire, de :

- voir juger que la défenderesse s'était rendue coupable de concurrence déloyale à son égard,

- voir interdire à ladite société d'accueillir dans son salon en qualité de coiffeur et de coloriste Élisabeth Cros, René Delmi, Robert Sauvestre et Gérard Pantos sous astreinte de 100.000 F par jour de retard " à compter du surlendemain de la date de signification du jugement à intervenir ".

- voir ordonner la publication du dispositif de cette décision dans cinq publications de son choix et aux frais de la défenderesse dans la limite de 15.000 F HT,

- voir ordonner la Société Mod's Hair Matignon au paiement des sommes de 2.500.000 F à titre de dommages et intérêts et de 50.000 F en vertu de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile.

La Société défenderesse a conclu le 27 mai 1992 au rejet de la demande et à l'attribution d'une somme de 10.000 F pour ses frais irrépétibles.

Par jugement du 12 novembre 1992, le Tribunal, relevant que " le fait (pour la Société Mod's Hair Matignon) de débaucher des salariés d'un salon immédiatement concurrent tant dans la proximité géographique que dans le standing de clientèle (était) une faute constitutive de concurrence déloyale " a :

- fait interdiction à la défenderesse de continuer à employer, à s'attacher et à accueillir dans son salon les quatre employés visés sous astreinte de 50.000 F par infraction constatée, passé le délai d'un mois à compter de la signification de la décision,

- ordonné la publication du dispositif du jugement devenu définitif aux frais de la Société Mod's Hair Matignon dans la limite de 150.000 F HT et au choix de la Société Lucie Saint Clair,

- condamné la défenderesse à payer à la demanderesse les sommes de 5 millions de francs à titre de dommages et intérêts et de 20.000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile,

- ordonné l'exécution provisoire de sa décision.

La société Mod's Hair Matignon a interjeté appel de ce jugement le 7 décembre 1992.

Sa demande aux fins de suspension de l'exécution provisoire du jugement déféré a été rejetée par ordonnance du 11 janvier 1993.

Elle a précisé qu'à la suite d'une absorption le 29 décembre 1992 de la Société Mod's Hair par la SARL Bérard Groupe, celle-ci était devenue la société mère d'un certain nombre de filiales et notamment des SARL " Le Salon Saint-Germain", " Le Salon Pierre Charron " et " Mod's Hair Matignon ", que Christian Bérard était le mandataire social de la Société Bérard Groupe, de la Société Mod's Hair Matignon, de la Société Le Salon Pierre Charron après avoir été celui de la Société Mod's Hair et que Danièle Bérard était le mandataire social de la Société Le Salon Saint-Germain.

En déduisant que " le détournement illicite d'une partie de (son) personnel et la désorganisation de son entreprise qui en (était) la conséquence directe n'(avaient) pas été perpétrés par une société indépendante, la Société Mod's Hair Matignon mais bien par le groupe des sociétés contrôlées et dirigées par la famille Bérard et notamment par Christian Bérard et que ces agissements constitutifs de concurrence déloyale avaient bénéficié à l'intégralité du groupe ", la Société Lucie Saint Clair a, le 11 juin 1993 assigné en vertu de l'article 555 du nouveau Code de Procédure Civile et que sur le fondement de l'article 1382 du Code Civil devant la Cour, les SARL Bérard Groupe, salon Pierre Charron, salon Saint Germain, Christian Bérard et Danyèle Corbier épouse Bérard aux fins de ;

- les voir juger coupables conjointement avec la Société Mod's Hair Matignon de concurrence déloyale,

- leur voir enjoindre de cesser d'employer sous quelque forme que ce soit dans les sociétés du groupe Bérard ou au sein du réseau de fonds de commerce à l'enseigne Mod's Hair les employés concernés, sous astreinte de 10.000 F par jour de retard " à compter du surlendemain suivant la signification " du présent arrêt,

- les voir " condamner conjointement et solidairement à la Société Mod's Hair Matignon " à lui payer la somme de quatre millions de francs à titre de dommages et intérêts,

- voir ordonner la publication du dispositif de l'arrêt à intervenir aux frais conjoints et solidaires es requis, conjointement à la Société Mod's Hair Matignon dans cinq publications au choix de la Société Lucie Saint Clair sans que le coût global de ces insertions excède 150.000 F HT ",

- voir condamner " conjointement et solidairement les requis et la Société Mod's Hair Matignon " à lui payer la somme de 75.000 F en vertu de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile.

Le 30 août 1993, la SARL " Le Salon Matignon " anciennement dénommée Mod's Hair assistée de Mes Levet et Ayache a assigné la Société Bérard Groupe devant le Tribunal de Commerce de PARIS aux fins de se voir garantir par elle des condamnations prononcées à son encontre.

Le 9 décembre 1993, les SARL " Bérard Groupe " " Salon Pierre Charron ", " Le Salon Saint Germain Mod's Hair ", Christian Bérard et Danyèle Corbier épouse Bérard ont sur le fondement des articles 582 et suivants du nouveau Code de Procédure Civile formé une tierce opposition à l'encontre du jugement du 12 novembre 1992.

Par décision du 9 décembre 1994, le Tribunal a joint ces procédures, déclaré la tierce opposition irrecevable au regard de l'article 588 du nouveau Code de Procédure Civile et condamné la Société Bérard Groupe à relever et garantir la Société " Le Salon Matignon ".

La SARL Mod's Hair Matignon, Mes Levet et Ayache exposant que, par jugement du 1er avril 1994, le Tribunal de Commerce de PARIS a arrêté le plan de continuation de l'activité de la SARL " Le Salon Matignon " anciennement dénommée SARL " Mod's Hair Matignon " et a mis fin à la mission de Me Levet, sollicitent la mise hors de cause de celui-ci.

Observant que le Tribunal a fondé sa décision sur le fait que la Société Mod's Hair Matignon avait débauché quatre salariés de la Société Lucie Saint Clair liés à celle-ci par une clause de non-concurrence, les appelants font valoir :

- sur le débauchage, la désorganisation de l'entreprise de l'intimée et le détournement de clientèle : que la volonté de départ des salariés susvisés résulte exclusivement de difficultés internes à la Société Lucie Saint Clair et d'un malaise salarial et que l'intimée ne justifie pas d'une augmentation du chiffre d'affaires de la société appelante qui serait la conséquence d'un détournement de clientèle,

- sur la clause de non-concurrence : que l'existence et la validité de celle-ci ne sont nullement établies en l'état.

Ils sollicitent l'infirmation de la décision entreprise, le rejet des demandes de la Société Lucie Saint Clair, l'autorisation de réintégrer Élisabeth Cros et Gérard Pantos et d'accueillir René Delmi et Robert Sauvestre, et la condamnation de l'intimée à leur payer les sommes de 50.000 F en réparation d'une procédure qualifiée d'abusive et de 20.000 F HT sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile.

Les SARL " Bérard Groupe " " Salon Saint Germain " et " Salon Pierre Charron ", Christian Bérard et Danyèle Corbier épouse Bérard (ci-après consorts Bérard), alléguant que " la Société Lucie Saint Clair avait une parfaite connaissance de la structure et de l'organisation du " groupe Bérard Mod's Hair " lors de l'introduction de l'instance ont dans le dernier état de leurs écritures signifiées le 15 septembre 1993 soulevé l'irrecevabilité sur le fondement de l'article 555 du nouveau Code de Procédure Civile des demandes formulées à leur encontre par cette société. Soutenant que ces demandes sont " manifestement dictées par le souci de la Société Lucie Saint Clair de voir substituer à un créancier en redressement judiciaire d'autres créanciers solvables " et sont ainsi " empreintes d'une particulière mauvaise foi ", ils ont sollicité l'attribution à chacun d'eux de la somme de 20.000 F à titre de dommages et intérêts, outre celle de 10.000 F en vertu de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile.

Par conclusions du 27 février 1995, ils ont demandé à la Cour d'infirmer le jugement du 9 novembre 1994 pour défaut de base légale et contrariété de motifs ainsi que le jugement du 12 novembre 1992 et font valoir que :

- la Cour d'Appel (chambre sociale) avait, par arrêts du 29 mars 1994, jugé qu'Élisabeth Cros et Gérard Pantos étaient libres de toute obligation à l'égard de la Société Lucie Saint Clair les clauses de non-concurrence ayant été déclarées nulles,

- René Delmi et Robert Sauvestre ont été embauchés par la Société Bérard Groupe pour former de nouveaux coiffeurs et non pas pour exercer leur profession dans le salon exploité par Mod's Hair Matignon.

Ils demandent en conséquence :

- le rejet des demandes de la Société Lucie Saint Clair,

- la condamnation de l'intimée à verser à chacun d'eux outre la somme de 10.000 F à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive et vexatoire, celle de 11.860 F en application de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile,

- subsidiairement, pour le cas où le jugement du 12 novembre 1991 serait confirmé, le rejet des appels en garantie des Sociétés Mod's Hair Matignon et Lucie Saint Clair,

- très subsidiairement qu'il soit jugé que la Société Lucie Saint Clair n'établit ni la réalité ni le montant du préjudice réel et actuel allégué.

Élisabeth Cros, René Delmi, Robert Sauvestre et Gérard Pantos, qui justifient leur intervention volontaire par le fait " qu'ils veulent éviter à leur employeur une condamnation non seulement injustifiée mais aussi excessive, susceptible d'entraîner des répercussions à leur égard ", font valoir que " l'on ne peut reprocher à la Société Mod's Hair Matignon d'avoir désorganisé et détourné la clientèle de la Société Lucie Saint Clair alors que le malaise salarial créé par celle-ci est la cause exclusive (de leur) départ et qu'aucune manœuvre ne peut être reprochée à la Société Mod's Hair Matignon ".

La SA Lucie Saint Clair réplique que ses anciens employeurs auxquels l'oppose une procédure prud'homale actuellement pendante devant la Cour (22e chambre C), sont irrecevables en leur intervention volontaire qui constitue une violation de la règle " nul ne plaide par procureur ", sanctionnée par une fin de non-recevoir aux termes de l'article 122 du nouveau Code de Procédure Civile.

A l'irrecevabilité de l'assignation en intervention forcée que lui opposent les consorts Bérard, elle objecte que " la déclaration par voie de conclusions dans la présente instance par les intervenants volontaires de l'existence de leur débauchage par le Groupe Bérard, la révélation dans le cadre de l'exécution du jugement dont appel de l'existence et des implications du Groupe Bérard et ses dirigeants dans les faits de concurrence déloyale qu'(elle) avait légitimement cru avoir été perpétrés par la Société Mod's Hair Matignon personne morale distincte, de la continuation des agissements de concurrence déloyale par le groupe Bérard après le prononcé du jugement dont appel, constituent les éléments nouveaux au sens de l'article 555 du nouveau Code de Procédure Civile ".

Sur le fond du litige, elle expose qu'elle a engagé :

- Élisabeth Cros dite Brigitte en qualité de coiffeuse, le 17 janvier 1983,

- René Delmi, dit Franck Richard, coloriste, le 2 mars 1987,

- Robert Sauvestre dit Romain, coiffeur, le 1er mars 1988,

- Gérard Pantos dit Evan, coiffeur, le 1er décembre 1988,

lesquels, bien que soumis à son égard aux termes de leur contrat de travail par une clause de non-concurrence, ont démissionné entre le 26 février et le 10 mars 1991 pour Élisabeth Cros, René Delmi et Gérard Pantos et le 4 mai suivant pour Robert Sauvestre et ont été engagés par la société concurrente Mod's Hair Matignon.

Elle soutient que, bien qu'ayant alors informé cette société par lettre recommandée du 19 mars 1991 de ce que ces salariés lui étaient assujettis par une clause de non-concurrence, la Société Mod's Hair Matignon a persévéré dans son comportement anticoncurrentiel.

Alléguant que la concurrence déloyale est, en l'espèce, caractérisée par ce débauchage commis sciemment, par la désorganisation délibérée de son entreprise dans le but de s'approprier tout ou partie de sa clientèle et de son savoir-faire par des procédés illicites, elle conclut à l'adjudication de ses demandes dans les termes de son assignation en intervention forcée avec capitalisation des intérêts des sommes allouées à compter du 13 novembre 1993 et sollicite en outre une somme de 150.000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile.

Sur ce,

Sur la saisine de la Cour

Considérant que si les Consorts Bérard, par conclusions du 27 février 1995, sollicitent l'infirmation du jugement du 9 novembre 1994, il convient d'opposer à cette demande le fait que la Cour n'est saisie en l'état que du jugement du 12 novembre 1992, que les écritures susvisées ne sauraient se substituer à la déclaration d'appel prévue par les textes et qu'en tout état de cause, les autres parties n'ont pas été à même de présenter contradictoirement leurs observations sur cette décision.

Sur la mise hors de cause de Me Levet

Considérant que, par jugement du 1er avril 1994, le Tribunal de Commerce de PARIS a arrêté le plan de continuation de l'activité de la SARL " Le Salon Matignon " anciennement dénommée SARL " Mod's Hair Matignon " et a mis fin à la mission d'administrateur de Me Levet.

Que la demande de celui-ci de se voir mettre hors de cause est donc bien fondée.

Sur la recevabilité de l'intervention volontaire d'Élisabeth Cros, René Delmi, Robert Sauvestre et Gérard Pantos

Considérant que ceux-ci font valoir qu'ils " ont intérêt à intervenir dans la procédure opposant la Société Lucie Saint Clair à la Société Mod's Hair pour appuyer les prétentions de cette dernière et démontrer le mal fondé des demandes dirigées contre elle par la Société Lucie Saint Clair " et pour " éviter à leur employeur une condamnation non seulement injustifiée mais aussi excessive, susceptible d'entraîner des répercussions à leur égard ".

Mais considérant qu'est irrecevable l'intervention volontaire dans un litige de personnes qui n'étaient pas parties au jugement, qui ne peuvent donc en demander l'infirmation et qui ne justifient d'aucun intérêt direct, né et actuel, légitime et juridiquement protégé à agir.

Qu'il en résulte que la présente intervention qui n'a pour but, de l'aveu de ses auteurs, que d'appuyer l'appel interjeté et de prévenir les conséquences éventuelles et indirectes que pourrait avoir pour eux la confirmation de la décision entreprise, sera rejetée.

Sur la recevabilité de l'intervention forcée des Consorts Bérard

Considérant que la Société Lucie Saint Clair fonde l'assignation en intervention forcée des Consorts Bérard sur les dispositions de l'article 555 du nouveau Code de Procédure Civile.

Qu'aux termes de ce texte, les personnes qui n'ont été ni parties ni représentées en première instance, peuvent être appelées devant la Cour même aux fins de condamnation, quand l'évolution du litige implique leur mise en cause.

Considérant que, par procès-verbal du 23 mars 1993, Me Pierre Gilles Andreani, huissier de justice à Paris, a constaté qu'étaient présents dans le salon de coiffure " Saint Germain Mod's Hair " : Élisabeth Cros dite " Brigitte " et Gérard Pantos dit " Evan " et que, selon les déclarations d'une employée, René Delmi dit " Franck Richard " et Robert Sauvestre dit " Romain " venaient " de temps en temps au salon ".

Que les recherches alors effectuées par la Société Lucie Saint Clair au Greffe du Tribunal de Commerce de Paris lui ont révélé que

- la SARL " Le Salon Saint Germain ", à l'enseigne Mod's Hair , avait un capital social de 100.000 F, divisé en 1000 parts de 100 F réparties entre la SARL Bérard Groupe (515 parts), Christian Bérard (243 parts) et Guy Bérard (242 parts),

- que la SARL Bérard Groupe dont Christian Bérard est le gérant avait un capital de 62.700 F, divisé en 627 parts de 100 F réparties entre Guy Bérard (213 parts) et Christian Bérard (214 parts) et avait absorbé par décision de l'assemblée générale extraordinaire du 29 décembre 1992 la SARL Mod's Hair Matignon dont le gérant était Christian Bérard et dont le capital de 250.000 F divisé en 200 parts de 1.250 F) était détenu par le gérant (43 parts), Guy Bérard (43 parts), Danyèle Bérard (12 parts) et la SARL Bérard Groupe (102 parts).

Considérant que la SARL " Mod's Hair Matignon ", seule défenderesse en cause en première instance, ayant pour gérant Christian Bérard et disposant d'un capital social d'un million de francs divisé en 10.000 parts de 100 F réparties entre la Société Mod's Hair (6583 parts), la Compagnie financière d'Andance (125 parts) et Annick Liou (3292) la Société Lucie Saint Clair a pu, à bon droit, au vu du contrat établi le 23 mars 1993 (soit postérieurement au jugement déféré) qui révélait d'une part le rôle joué en l'espèce par la SARL " Le Salon Saint Germain ", ses liens avec la Société Mod's Hair Matignon et plus généralement, les relations étroites qui unissaient les différentes sociétés du Groupe Bérard, invoquer de ce fait l'existence, au sens de l'article 555 du nouveau Code de Procédure Civile, d'un élément nouveau l'autorisant à assigner lesdites sociétés et leurs dirigeants, en intervention forcée.

Sur la concurrence déloyale

Considérant que la Société Lucie Saint Clair invoque de ce chef le débauchage fautif de 4 employés, la désorganisation délibérée de son entreprise, le détournement de sa clientèle et l'appropriation de son savoir-faire.

Considérant qu'il ne saurait être contesté que la désorganisation d'une entreprise, constitutive de concurrence déloyale, peut résulter notamment du débauchage de son personnel dans la mesure où celui-ci représente un élément fondamental de la lutte concurrentielle par l'accès qu'il a pu avoir au savoir faire de son employeur et les relations qu'il a pu nouer avec la clientèle.

Considérant que l'intimée expose que, pour affronter la concurrence dans les meilleurs conditions possibles, elle a assujetti ses salariés en contact avec la clientèle à une obligation de non-concurrence, matérialisée dans leur contrat de travail par une clause interdisant à chacun d'eux " de s'intéresser, directement ou indirectement ou de louer ses services, à quelques titres que ce soit, à un établissement ou à une société de même nature (qu'elle) ou pouvant lui faire concurrence, situé dans un rayon de 2 000 mètres à vol d'oiseau du salon de la société où est situé son siège social pendant une période de deux ans à compter du jour de son départ ".

Mais considérant que les consorts Bérard lui objectent à bon droit qu'aux termes de deux arrêts du 29 mars 1994, la Cour (22e chambre section C) saisie en appel des jugements du Conseil de prud'hommes de PARIS (section commerce) du 20 mai 1992 a :

- retenu que l'engagement d'Élisabeth Cros n'ayant pas fait l'objet d'un contrat écrit et la Société Lucie Saint Clair ne versant aux débats aucun document relatif à la clause de non-concurrence, l'employée dont s'agit " était libre d'entrer au service d'une société concurrente le 7 avril 1991 dès lors que la Société Lucie Saint Clair l'avait dispensée de poursuivre l'exécution du délai-congé à compter du 5 ",

- observé que l'effet de la clause de non-concurrence qui liait Gérard Pantos à la Société Lucie Saint Clair expirant à la date de remboursement par celui-ci d'un prêt de 18.726 F, avait cessé le 26 mars 1991, lorsqu'il était entré au service d'une société concurrente.

Que ces décisions ont l'autorité de la chose jugée relativement aux contestations qu'elles tranchent.

Considérant enfin que s'il ne saurait être contesté que l'absence de clause de non-concurrence n'autorise cependant pas un employeur à engager un ou plusieurs salariés dans des conditions déloyales, la Société Lucie Saint Clair ne rapporte pas la preuve de l'existence de fautes au sens des articles 1382 et 1383 du Code Civil qu'aurait commises le nouvel employeur en engageant deux salariés qui, régulièrement libérés à l'égard du précédent, s'étaient spontanément présentés à lui à la suite de petites annonces parues dans le périodique " L'Éclaireur ".

Considérant en revanche que, par deux autres arrêt du 29 mars 1994, la Cour a confirmé des jugements du Conseil de prud'hommes en date du 12 novembre 1992 qui avaient déclaré valable la clause de non-concurrence liant René Delmi d'une part, Robert Sauvestre d'autre part, à l'intimée.

Que la Cour a relevé que le Directeur salarié de la Société Mod's Hair Matignon déclarait dans une attestation régulière en la forme, précise et circonstanciée, avoir constaté que les intéressés travaillaient dans cet établissement à temps complet et en permanence, que ces déclarations étaient corroborées par celles de deux clients du salon de l'Avenue Matignon certifiant avoir respectivement eu recours les 13 juin et 20 octobre 1991 aux soins professionnels des intéressés, enfin que des sommations interpellations des 5 avril et 24 mai 1991 relataient la présence de ces derniers dans ce même salon.

Qu'il ne saurait donc être contesté qu'en employant René Delmi et Robert Sauvestre, la Société Mod's Hair Matignon dont le salon de coiffure était situé à 1295 mètres de celui de l'intimée et à laquelle celle-ci avait signifié par lettres recommandées des 19 mars et 11 juin 1991, la clause qui liait à son égard les salariés sus visés s'est rendue complice de la violation de cet engagement et, ce faisant a désorganisé la protection contre la concurrence que la Société Lucie Saint Clair avait établie à son profit.

Que cette faute est particulièrement caractérisée par la résistance qu'opposa Valérie Liou " manager " du Salon Mod's Hair Matignon, à Me Gilles Vergnes huissier de justice à PARIS, lequel dût en effet transformer la sommation interpellatrice faite en ce lieu à Robert Sauvestre le 24 mai 1991 en procès-verbal de difficulté.

Que ces éléments d'information suffisent à écarter l'argument des consorts Bérard selon lequel ces deux employés auraient été embauchés non pas en qualité de coiffeurs mais de " coiffeurs studio " chargés uniquement de la formation d'autre employés dans un lieu éloigné de plus de 2 000 mètres de celui de l'intimée.

Considérant que la Société Lucie Saint Clair allègue que " le Groupe Bérard a en fait tenté de débaucher huit coiffeurs et coloristes, soit la quasi totalité du personnel technique (de son) salon de coiffure de prestige " et " désorganisé délibérément son entreprise, dans le but de s'approprier tout ou partie de sa clientèle ainsi que son savoir-faire par des procédés illicites ou déloyaux ".

Qu'elle produit à l'appui de ces griefs diverses attestations.

Mais considérant que certaines émanent d'employés de l'intimée pour avoir été rédigées par Nadège Plannes, le 17 septembre 1991, par Henri-Pierre Hartman, le 19 septembre 1991 et Nathalie Drame épouse Kenzi le 23 septembre 1991.

Que celle de Marie-Thérèse Guibert (ex-employée) du 12 septembre 1991 et de Philippe Beauregard, garçon de café, du 25 juin 1991 révèlent seulement que, postérieurement à leur démission, soit le 29 mai 1991 vers 11 heures, Élisabeth Cros (Brigitte) Gérard Pantos (Evan) et René Delmi (Frank Richard) se trouvaient dans une brasserie proche de leur ancien lieu de travail et que Gérard Pantos avait eu une conversation avec une cliente de la Société Lucie Saint Clair.

Qu'en revanche, Alfred Decleve, ancien salarié de la Société Mod's Hair Matignon, a déclaré le 15 avril 1992 qu'ayant " vu arriver chez Mod's Hair entre le mois d'avril et mai 1991 Messieurs Pantos dit Evan, Delmi dit Franck Richard, Sauvestre dit Romain et Madame Cros dite Brigitte (qui) travaillaient bien au salon Mod's Hair Avenue Matignon - Paris 8ème d'une façon permanente à temps complet ", il avait constaté qu'ils avaient " tous amené une clientèle assez nombreuse ".

Mais considérant que l'action en concurrence déloyale a pour fondement non pas une présomption de responsabilité mais une faute dûment établie, au sens des articles 1382 et 1383 du Code Civil, ce qui n'est pas le cas en l'espèce.

Qu'enfin, il n'est pas non plus justifié de la divulgation d'un savoir-faire de l'intimée qui se distinguerait des aptitudes personnelles ou de la compétence et de l'expérience professionnelles des salariés concernés lesquels pouvaient mettre en œuvre les connaissances acquises lors de leur précédent emploi, ne faisant pas l'objet d'une protection légale ou conventionnelle.

Qu'il ne sera en conséquence retenu au titre de la concurrence déloyale invoquée que le débauchage fautif de René Delmi et de Robert Sauvestre.

Que ce grief est imputable à la Société Mod's Hair Matignon qui a employé ces salariés.

Mais considérant que les Consorts Bérard ont soutenu, dans leurs écritures du 27 février 1995, que les intéressés avaient été embauchés par la Société Bérard Groupe et rémunérés par la Société Mod's Hair ainsi qu'il résulte au demeurant de bulletins de paye de mars et juin 1991, de deux attestations établies par Christian Bérard les 21 et 28 octobre 1991 sur un papier à lettres commercial à l'en tête de Mod's Hair et de la sommation interpellative par Me Veraldi en date du 20 janvier 1996 aux termes de laquelle la Société Mod's Hair Matignon déclarait à l'huissier commis que les deux employés en cause étaient salariés de la Société Mod's Hair .

Que le constat dressé le 23 mars 1993 au " Salon Saint Germain Mod's Hair " révèle également que René Delmi et Robert Sauvestre (lequel était alors encore assujetti à son ancien employeur par la clause de non-concurrence) travaillaient occasionnellement en ce lieu.

Qu'il en résulte que la Société Bérard Groupe, la Société Mod's Hair désormais absorbée par la précédente et la Société " Le Salon Saint Germain Mod's Hair " ont, par leur action concertée tendant à faire croire que les salariés susvisés étaient non pas les employés de la Société Mod's Hair Matignon comme il a été établi mais ceux de la société située hors de l'application territoriale de clause de non-concurrence, participé aux faits incriminés.

Qu'en revanche, aucun fait de cette nature n'est établi à l'encontre de la SARL " Salon Pierre Charron " ou de Christian Bérard et Danièle Corbier épouse Bérard pris non plus en tant que gérants respectifs des Sociétés Bérard Groupe et " Le Salon Saint Germain Mod's Hair " mais en leur nom personnel.

Sur la réparation du préjudice

Considérant que l'action en concurrence déloyale, action en responsabilité civile, autorise celui qui l'exerce à solliciter tant une condamnation à des dommages et intérêts qu'une injonction à l'encontre de l'auteur du comportement incriminé et qu'une publication de la décision sanctionnant celui-ci.

Considérant qu'eu égard à l'importance du préjudice résultant du débauchage fautif de deux employés qui tient tant à la perte subie qu'au gain dont a été privée la Société Lucie Saint Clair, la réparation due à celle-ci sera évaluée à la somme de 700.000 F à compter des intérêts de droit lesquels seront capitalisés à compter du 13 janvier 1995 date de cette demande.

Considérant que l'injonction de cessation des agissements condamnés ne se justifie que lorsque le dommage résulte d'un comportement ou d'un état de fait qui subsiste à la date à laquelle il est statué.

Or considérant, en l'espèce, qu'à la présente date, les deux employés visés ne sont plus liés à la Société Lucie Saint Clair par une clause de non-concurrence.

Qu'en revanche, il convient d'ordonner la publication du présent arrêt dans les conditions qui seront précisées au dispositif de celui-ci.

Sur les autres demandes

Considérant que les appelants et intervenants qui succombent seront déboutés de l'ensemble de leurs prétentions.

Sur les frais exposés en vertu de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile

Considérant qu'il est équitable de faire droit à la demande de la Société Lucie Saint Clair dans la limite de 40.000 F.

Par ces motifs, Réforme le jugement entrepris et statuant à nouveau, Met hors de cause Me Claude Levet ès-qualités d'administrateur au redressement judiciaire de la Société Mod's Hair Matignon, Dit l'intervention volontaire d'Élisabeth Cros, René Delmi, Robert Sauvestre et Gérard Pantos irrecevable, Dit l'intervention forcée des consorts Bérard recevable, Dit la demande en concurrence déloyale de la Société Lucie Saint Clair bien fondée à l'encontre de la SARL Mod's Hair Matignon prise en la personne de Me Gérald Ayache, de la SARL Bérard Groupe, et de la SARL " Le Salon Saint Germain Mod's Hair ", Déclare ces sociétés responsables in solidum des faits de concurrence déloyale ainsi retenus, Condamne in solidum les Sociétés Bérard Groupe et " Le Salon Saint Germain Mod's Hair " à payer à la Société Lucie Saint Clair la somme de : - Sept cent mille francs (700 000 F) à titre de dommages et intérêts avec intérêts de droit à compter du jugement déféré, Dit que les intérêts échus de ladite somme pourront produire des intérêts pourvu qu'il s'agisse d'intérêts dus au moins pour une année entière, Ordonne la publication du présent arrêt dans trois publications au choix de la société Lucie Saint Clair et aux frais in solidum des Sociétés Bérard Groupe et Le Salon Saint Germain Mod's Hair dans la limite de 25.000 F HT par insertion; Fixe le montant de la créance de la Société Lucie Saint Clair sur la Société Mod's Hair Matignon au montant des dommages et intérêts alloués et des frais de publication, Condamne in solidum les sociétés Bérard Groupe, " Le Salon Saint Germain Mod's Hair " et Me Ayache ès-qualités à payer à la Société Lucie Saint Clair une somme de 40.000 F en application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile, Les condamne in solidum aux dépens de première instance et d'appel à l'exception des dépens dus au titre de l'intervention volontaire qui resteront à la charge d'Élisabeth Cros, René Delmi, Gérard Pantos et Robert Sauvestre, Rejette toutes autres demandes, Admet Me Louis-Charles Huygue Avoué, au bénéfice de l'article 699 du nouveau Code de Procédure Civile.