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Décisions

CA Rennes, 2e ch., 22 mars 1995, n° 3460-92

RENNES

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Beaugeard

Défendeur :

Decoparc (Sté), Bagourd, Reuze, Stracquadanio

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Casorla

Conseillers :

MM. Roy, Froment

Avoués :

Mes Guillou, Bourges

Avocats :

Mes Olive, Huchet.

T. com. Rennes, du 26 mai 1992

26 mai 1992

Vu le jugement du 26 mai 1992 par lequel le Tribunal de commerce de Rennes a débouté Jean-Yves Beaugeard de sa demande en réparation du préjudice que lui aurait causé des actes de concurrence déloyale pratiqués à son détriment par la SARL Décoparc et Loïc Reuze, Didier Bagourd et Benoît Stracquadanio et l'a condamné à payer à cette SARL la somme de 10 000 F de dommages et intérêts pour dénigrement, et la somme de 5 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile ;

Vu l'appel de ce jugement par Jean-Yves Beaugeard contre les autres parties ;

Vu les écritures d'appel par lesquelles celui-ci :

- expose exploiter un fonds de commerce de fabrique de balustres, éléments décoratifs et colonnes ;

- expose qu'en septembre 1990, trois de ses salariés, Bagourd, Reuze et Stracquadanio ont démissionné sans aucun délai de prévenance et sans respect du préavis légal, ce qui a désorganisé son entreprise alors de plus qu'un autre salarié l'a quittée en mars 1991 pour rejoindre la SARL Décoparc, société que les trois premiers, pour exploiter une activité identique à la sienne après en avoir détourné le fichier clients, ont créée ;

- expose que cette société a démarché systématiquement les clients de son fond, en les détournant des commandes, outre le fait qu'elle a utilisé des secrets de fabrication et commis des actes de contrefaçon, ce qui a donné lieu à une instance séparée ;

- soutient que ces actes caractérisent une concurrence déloyale de la SARL Décoparc et de Bagourd, Reuze et Stracquadanio, ainsi tenus solidairement à la réparation, et qu'à tort le jugement déféré n'a pas retenu les prétentions de ce chef ;

- demande, au titre de cette réparation, une somme de 600 000 F de dommages et intérêts, portée à 2 338 078 F dans les dernières écritures et une publication par voie de presse ;

- critique également le jugement déféré en ce qu'il a été condamné à payer à la SARL Décoparc des dommages et intérêts pour dénigrement sur la base d'une attestation irrégulière, établie pour les besoins de la cause ;

- demande le paiement d'une somme de 20 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile ;

Vu les écritures d'appel par lesquelles la SARL Décoparc, Didier Bagourd, Loïc Reuze et Benoît Stracquadanio :

- observent que la SARL a été créée par Bagourd, Reuze et Stracquadanio, après cessation de leurs contrats de travail et alors qu'ils n'étaient pas liés à Jean-Yves Beaugeard par une clause de non-concurrence, et qu'il n'y a pas eu d'effet de surprise, ni de désorganisation ;

- dénient un détournement de dossiers de clients de Beaugeard et un détournement de clientèle ;

- discutent subsidiairement le préjudice allégué ;

- demandent, par appel incident, la condamnation de leur adversaire à payer à la SARL Décoparc la somme de 50 000 F à titre de dommages et intérêts pour dénigrement auprès de clients et manœuvres ;

- demandent la condamnation de leur adversaire à payer à la SARL Décoparc 20 000 F pour les frais non taxables du procès ;

Vu l'ordonnance de clôture du 1er décembre 1994 ;

Vu les écritures de la SARL Décoparc et de Bagourd, Reuze et Stracquadanio du 6 décembre 1994 par lesquelles ces parties demandent que soient écartées des débats " 17 pièces " adverses communiquées par bordereau du 30 novembre 1994.

Considérant qu'il y a lieu de rejeter les pièces, non communiquées auparavant par Jean-Yves Beaugeard qui ont donné lieu à une communication la veille de l'ordonnance de clôture, cette communication n'ayant pas été faite en temps utile pour leur permettre d'y répondre utilement ;

Considérant que la Cour, bien que les parties aient cru bon d'en faire état dans leurs écritures sans qu'il y soit allégué une quelconque connexité avec l'objet du débat d'appel du jugement déféré, n'est pas saisie, comme il ressort de la rubrique C " sur le prétendu détournement de secrets de fabrication " de la page 8 des conclusions de la SARL Décoparc du 18 février 1993, du litige opposant Jean-Yves Beaugeard à la SARL Décoparc sur ce point qui a donné lieu à une instance séparée en contrefaçon ;

Considérant qu'il ressort des pièces régulièrement débattues faisant preuve :

- que, par lettre recommandée datée du 1er septembre 1990 et expédiée le 3, Loïc Reuze a confirmé à son employeur la démission dans son emploi à durée indéterminé au service de celui-ci, en se référant à leurs accords et à un entretien du 21 août 1990 qui a été suivi, le 31 août, de la remise par le salarié à l'employeur d'un reçu pour solde de tout compte et, par l'employeur, le même jour, d'un certificat de travail indiquant que le salarié a été employé du 12 juin 1989 au 31 août 1990, de sorte que le salarié a régulièrement quitté l'entreprise le 31 août 1990, libre de tout engagement pour avoir été dispensé du préavis et n'être obligé par aucune clause de non-concurrence après la cessation du contrat de travail ;

- que par lettre du 27 août 1990, se référant à un entretien du 21 août et à l'accord de l'employeur, Didier Bagourd a confirmé sa démission de l'emploi à durée indéterminée au service de son employeur et son départ de l'entreprise le 31 août 1990, qu'il a remis à l'employeur, ce jour là, un reçu pour solde de tout compte et que celui-ci lui a remis, le même jour, un certificat de travail indiquant que le salarié a été employé du 30 mars 1989 au 31 août 1990, de sorte que le salarié a régulièrement quitté l'entreprise le 31 août, libre de tout engagement pour avoir été dispensé du préavis et n'être obligé par aucune clause de non-concurrence après la cessation du contrat de travail ;

- que Benoît Stracquadanio a, par lettre du 3 septembre 1990, prié son employeur d'accepter sa démission de son emploi à durée indéterminée pour le 6 septembre, après avoir remis à celui-ci, le 31 août 1990 un reçu pour solde de tout compte et avoir reçu de lui un certificat de travail portant qu'il a été employé du 2 avril 1986 au 6 septembre 1990, de sorte que le salarié a quitté l'entreprise le 6 septembre, libre de tout engagement pour avoir été dispensé du préavis et n'être obligé par aucune clause de non-concurrence après la cessation du contrat de travail ;

Considérant qu'il ressort des mentions d'un extrait K bis du registre du commerce, non démenties par les autres productions et régulièrement débattues, que la SARL Décoparc, immatriculée le 20 novembre 1990, a commencé son activité le 29 septembre 1990 ;

Considérant qu'il suit de ces données qu'à bon droit les premier juges ont écarté l'action en concurrence déloyale en ce qu'elle était fondée sur un débauchage massif des salariés de l'entreprise de Jean-Yves Beaugeard ayant désorganisé celle-ci, dès lors que, libres de tout engagement avec leur ancien employeur, Didier Bagourd, Loïc Reuze et Benoît Stracquadanio, en créant une entreprise concurrente, qui n'a commencé son activité qu'après la cessation de leurs contrats de travail, n'ont fait, sur ce point, qu'exercer leur liberté d'entreprendre, étant de plus, observé qu'il ne ressort d'aucun élément que Thierry Houdus, maçon qualifié au service de Jean-Yves Beaugeard qui a donné sa démission de cet emploi le 20 mars 1991, ait été débauché par la SARL Décoparc ;

Considérant toutefois qu'il ressort des productions régulièrement débattues :

- que Maurice Fitoussi, gérant d'une société établie à Aulnay sous Bois qui traitait avec Jean-Yves Beaugeard, comme il ressort d'un bon de livraison du 2 avril 1990, indique, dans une attestation du 21 octobre 1992 régulièrement débattue et faisant preuve " avoir eu des contacts commerciaux courant août 1990 avec Didier Bagourd ; collaborateur de Jean-Yves Beaugeard, en vue de la création de son entreprise ", ce qui est corroboré par une offre de Didier Bagourd, pour la SARL Décoparc, à Fitoussi le 30 janvier 1992 ;

- que Grégoire Tsu, architecte chargé du suivi d'une opération immobilière en deux tranches dans le Var, dont pour la première Jean-Yves Beaugeard avait fourni ses productions, indique, dans une attestation du 20 avril 1993 régulièrement débattue et faisant preuve, avoir été contacté, avant le 1er juillet 1990 par Didier Bagourd pour fournir la deuxième tranche du chantier et l'avoir rencontré en octobre à la suite de ce premier contact ;

- Que le 28 novembre 1989 Jean-Yves Beaugeard envoyait à Bruno Schenesse, établi dans la Moselle, une documentation sur ses productions à la suite de sa visite au salon Bâtimat 89 et que celui-ci, dans une attestation du 21 février 1992 demandée par la SARL Décoparc, indique avoir reçu une publicité de cette société et avoir ensuite traité avec elle ;

- que le 1er avril 1990, Jean-Yves Beaugeard envoyait à la société RDI, installée à Bagneux, une documentation sur ses productions et que le chantier de cette société concernant l'Hôtel d'Angleterre à Saint-Cast a été traité par la SARL Décoparc ;

- que le 21 juin 1990 Jean-Yves Beaugeard fournissait à Michel Dourdet, établi à Acigné, un devis de balustrade et que celui-ci traitait avec la SARL Décoparc suivant facture du 16 février 1991 ;

- que la société Sodafi, établi à Clermont Ferrand téléphonait le 12 juillet 1989 en demandant à Jean-Yves Beaugeard une documentation sur ses productions et recevait de celui-ci cette documentation et ses prix et qu'il est reconnu que cette société traite avec la SARL Décoparc.

Considérant que, si la connaissance que d'anciens salariés d'une société ont pu régulièrement acquérir personnellement, par démarchage dans leur ancien emploi, de la clientèle de leur employeur ne leur interdit pas, en l'absence de toute clause dans le contrat de travail, de s'intéresser à cette clientèle après la cessation de ce contrat pour leur propre compte ou le compte d'autrui, pourvu qu'ils le fassent dans des conditions compatibles avec l'obligation générale de respect de la loyauté dans la concurrence, notamment en ne provoquant pas à la rupture d'accords déjà engagés, en s'abstenant de tout dénigrement et de toute confusion dans l'esprit de cette clientèle, il ressort par contre des éléments sus-mentionnés que la SARL Décoparc a, par des actes de parasitisme, utilisé les listes de la clientèle potentielle à qui Jean-Yves Beaugeard avait envoyé de la documentation ou des devis depuis 1989, actes fautifs de concurrence déloyale au détriment de Jean-Yves Beaugeard, commis avec la complicité de Didier Bagourd qui avait accès à ces listes, et révélé par la dispersion géographique des clients potentiels, d'abord contactés par Jean-Yves Beaugeard puis par la SARL Décoparc, par le fait que Didier Bagourd, encore lié à son ancien employeur, a pris des contacts pour son compte avec certains de ces clients, par le fait que les clients de Jean-Yves Beaugeard n'étaient pas personnellement démarchés et par le fait enfin, que l'entreprise de la SARL Décoparc, qui n'a commencé à intervenir effectivement sur le marché que le 29 septembre 1990, n'a pu se diriger vers cette clientèle potentielle que par les démarches déjà entreprise vers elle par Jean-Yves Beaugeard dont elle a eu illicitement connaissance ;

Considérant qu'en outre il ressort des productions régulièrement débattues et qui font preuve :

- que François Levesque, cultivateur à Balazé atteste avoir passé une commande à Jean-Yves Beaugeard en juillet 1990 pour livraison fin septembre et avoir été sollicité téléphoniquement deux fois en octobre pour une commande analogue par Didier Bagourd ;

- que Daniel Chotard, agent de justice établi à Etrelles, atteste, les 8 décembre 1990 et 12 mai 1993, avoir commandé des balustres à Jean-Yves Beaugeard pour livraison début juillet, que n'ayant rien reçu en septembre, il est passé à l'entreprise fin septembre où aucun document sur la commande n'a été trouvé et qu'enfin, Didier Bagourd l'a démarché fin octobre ;

Considérant qu'il suit de ces éléments la preuve que la SARL Décoparc a tenté, en connaissance de cause, de détourner, avec la complicité de Didier Bagourd, deux clients ayant effectivement traité avec Jean-Yves Beaugeard, son concurrent, ce qui caractérise également, au détriment de celui-ci, des actes de concurrence déloyale ;

Considérant qu'ainsi à tort les premiers juges ont retenu que la preuve d'actes de concurrence déloyale par la SARL Décoparc avec la complicité de Didier Bagourd, au détriment de Jean-Yves Beaugeard, n'était pas rapportée alors qu'elle l'est, mais seulement pour les faits ci-dessus retenus ;

Considérant que le trouble commercial supporté, en raison de ces faits, par Jean-Yves Beaugeard est étranger à une machine à la confection de laquelle celui-ci a consacré des deniers et du temps de travail, étant observé que, au regard des relations contractuelles de travail intervenues entre cet employeur et Didier Bagourd et Loïc Reuze, ceux-ci n'ont pas été embauchés pour un temps ou une tâche déterminés, même si le second a perçu spécialement une prime pour mise en route de machine, selon son bulletin de paie au 30 juin 1990 régulièrement débattu ; qu'au regard de la gravité et de la multitude des agissements déloyaux ainsi commis, qui ont apporté, dans la concurrence, un avantage illicite à la SARL Décoparc au détriment de Jean-Yves Beaugeard et ont troublé une partie de la clientèle de celui-ci, sans qu'il soit établi que son entreprise ait été affectée de pertes en lien certain avec lesdits agissements, la réparation du préjudice à laquelle sont tenus solidairement cette société et Didier Bagourd doit être fixée à la somme de 200 000 F, sans qu'il y ait lieu à publication du présent arrêt ;

Considérant que, pour le surplus, à bon droit les premiers juges, se fondant sur une attestation de Gérard Huet du 24 février 1992 dont le caractère probant a été justement retenu, ont relevé que, fautivement, Jean-Yves Beaugeard avait indiqué téléphoniquement à ce client, qui a finalement traité avec la SARL Décoparc, que la marchandise n'allait jamais être livrée et qu'il ne pourrait pas non plus récupérer son acompte, en faisant état du présent procès ; que, toutefois cet acte isolé de dénigrement de l'entreprise concurrente resté sans effet ne justifie qu'une somme de 5 000 F de dommages et intérêts pour atteinte a la réputation de la SARL Décoparc, étant observé que les variations successives de Félix Bouthemy, dans les deux attestations produites ne font ni l'une, ni l'autre, la preuve de la véracité des faits attestés dans chacune, faute de tout crédit à accorder à leur auteur et qu'il ne ressort d'aucun autre élément la preuve d'autres fautes commises par Jean-Yves Beaugeard au détriment de la SARL Décoparc ;

Considérant que l'équité commande que soit allouée à Jean-Yves Beaugeard, à la charge solidairement de la SARL Décoparc et de Didier Bagourd, une indemnité de 8 000 F pour les frais non taxables exposés dans le procès qui sont étrangers à sa succombance ; qu'il n'y a pas lieu à d'autres indemnités pour frais non taxables ; que les dépens de 1re instance et d'appel seront partagés dans la proportion de 1/5ème pour Jean-Yves Beaugeard et de 4/5ème pour la SARL Décoparc, en raison de la succombance respective ;

Par ces motifs, Ecarte des débats les pièces, non communiquées auparavant, en ce qu'elles ont donné lieu à une communication tardive le 30 novembre 1994. Confirme le jugement déféré en ce qu'il a débouté Jean-Yves Beaugeard de toutes ses prétentions contre Loïc Reuze et Benoît Stracquadanio, en ce qu'il a débouté le même au titre d'actes de concurrence déloyale pour débauchage massif de salariés ayant désorganisé son entreprise et en ce qu'il a retenu, à l'encontre du même, un acte de dénigrement dirigé contre la SARL Décoparc. Réformant pour le surplus. Dit que le préjudice pour atteinte à la réputation de la SARL Décoparc doit être fixé à 5 000 F et condamne, en conséquence, Jean-Yves Beaugeard à payer à cette société cette somme à titre de dommages et intérêts. Dit que la SARL Décoparc, avec la complicité de Didier Bagourd, s'est livrée, au détriment de Jean-Yves Beaugeard ; à des actes de parasitisme, en utilisant les listes de clients potentiels détenues par celui-ci et a tenté de détourner deux clients qui avaient déjà traité avec lui. Condamne solidairement, en réparation du préjudice ainsi causé par ces actes de concurrence déloyale, la SARL Décoparc et Didier Bagourd à payer à Jean-Yves Beaugeard la somme de 200 000 F de dommages et intérêts. Condamne solidairement la SARL Décoparc et Didier Bagourd à payer à Jean-Yves Beaugeard la somme de 8 000 F pour les frais non taxables par lui exposés dans le procès et qui sont étrangers à sa succombance. Déboute les parties du surplus de leurs prétentions. Ordonne partage des dépens de 1re instance et d'appel, dans la proportion de 1/5ème pour Jean-Yves Beaugeard et de 4/5 pour la SARL Décoparc et Didier Bagourd solidairement.