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Décisions

CA Versailles, 14e ch., 10 mars 1995, n° 9006-94

VERSAILLES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Régie Nationale des Usines Renault

Défendeur :

Richard Nissan (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Gillet

Conseillers :

Mmes Gabet-Sabatier, Obram-Campion

Avoués :

Me Bommart, SCP Jullien-Lecharny-Rol, Me Binoche, SCP Lissarrague-Dupuis

Avocats :

Mes Wilhem, Missika, Escande, Reynaud.

TGI Versailles, prés., du 28 sept. 1994

28 septembre 1994

LA COUR :

I - 1 Considérant que la société Richard Nissan a publié en 1992 une plaquette publicitaire présentant entre autres véhicules commercialisés par elle, le véhicule " Prairie " ; que la présentation photographique de ce véhicule était accompagnée du slogan " le nouveau nom de l'espace " (CF. Document reproduit ci-après) ;

I - 2 Considérant que la Régie Nationale des Usines Renault, titulaire de la marque " Espace " déposée le 20 octobre 1988 en renouvellement d'un dépôt du 24 novembre 1978, marque désignant des véhicules de type monocorps pouvant transporter plus de 12 passagers, a fait assigner la société Richard Nissan le 10 août 1992 pour que soient constatés, de la part de cette société, des actes de contrefaçon et de concurrence déloyale et parasitaire, pour que lui soient alloués des dommages-intérêts et pour que soit interdite sous astreinte la diffusion du document incriminé, le tout avec publication ; que la société Richard Nissan a appelé en garantie la société Guérin de Rosnay, selon elle responsable de la publicité litigieuse ; que cette société a elle-même appelé en garantie Monsieur Michel Guérin, pris comme concepteur personnel du document ; que la société TBWA de Plas s'est jointe à l'instance en déclarant venir aux droits de la société Guerin de Rosnay en reprenant ses prétentions ;

I - 3 Considérant que par jugement du 28 septembre 1994, le tribunal de grande instance de Versailles, devant lequel la société Richard-Nissan sollicitait reconventionnellement l'annulation de la marque " Espace " pour défaut de caractère distinctif, a fait droit à cette demande et a prononcé la nullité de cette marque ; qu'il a néanmoins condamné la société Nissan à verser à la Régie Renault une somme de 200 000 F à titre de dommages-intérêts pour concurrence déloyale et a interdit sous astreinte la diffusion de tous documents comportant le slogan incriminé ; qu'il a mis hors de cause les appelés en garantie ; qu'il a alloué à la Régie Renault une somme de 5 000 F à titre de l'article 700 du nouveau code de Procédure Civile ;

EMPLACEMENT TABLEAU

II - 1 Considérant que la Régie Nationale des usines Renault, appelante, demande que soit reconnue la validité de sa marque " Espace " et réitère ses imputations de contrefaçon et de concurrence déloyale et parasitaire ; qu'elle réclame à la société Richard Nissan une somme de 2 500 000 F du premier de ces chefs, et une somme de même montant du second, le tout avec publication, interdiction de diffusion des documents existants ; qu'elles sollicite une somme de 50 000 F au titre de l'article 700 du Nouveau code de Procédure Civile ;

II - 2 Considérant que la société Nissan France, qui vient aux droits de la société Richard Nissan, conclut à la confirmation du jugement en ce qu'il a prononcé la nullité de la marque Espace ; que relevant appel incident, elle dénie toute concurrence déloyale et s'oppose à tous dommages-intérêts ; qu'elle conclut subsidiairement à sa garantie par la société TBWA de Plas ; qu'elle réclame à la Régie Renault une somme de 200 000 F pour frais hors dépens ;

II - 3 Considérant que la société TBWA de Plas, qui déclare relever appel incident et poursuivre l'infirmation du jugement en ce qu'il a comporté condamnation de la société Richard Nissan, conclut en définitive à sa mise hors de cause ou à sa garantie par Monsieur Michel Guerin ; qu'elle réclame à la Régie Renault une somme de 50 000 F au titre de l'article 700 du Nouveau code de Procédure Civile ;

II - 4 Considérant que Monsieur Michel Guerin conclut à l'irrecevabilité d'un appel interjeté à son encontre par la Régie Renault à qui il réclame une somme de 10 000 F pour frais hors dépens ; qu' " au surplus et à toutes fins ", il conclut au débouté " de la société Richard Nissan de ses demandes à l'encontre de la société Guerin de Rosnay " avec mise à la charge de cette société d'une somme de 20 000 F pour frais irrépétibles ;

Sur le litige opposant la Régie Nationale des Usines Renault et la société Nissan-France, venant aux droits de la société Richard Nissan

III - 1 En ce qui concerne la marque " Espace "

A - Considérant que pour annuler cette marque, le tribunal a relevé que le mot " Espace " " terme du langage courant ", (décrivait) essentiellement la qualité essentielle " du véhicule concerné, puisqu'il était descriptif de ce qui apparaissant manifestement comme constituant cette qualité, savoir le " concept spacieux " mis en œuvre par le constructeur ; qu'il en a déduit que la marque en cause était exclusivement composée d'un terme indiquant la qualité essentielle du produit et ne pouvait être considérés comme valable au sens de l'article 3 de la loi n° 64-1360 du 31 décembre 1964, texte applicable à l'espèce ; qu'à ce raisonnement, qu'elle approuve, la société Nissan France ajoute que la dénomination en cause ne fait que décrire la propriété permettant d'identifier le véhicule et déterminant sans contexte le choix des acheteurs potentiels ; que ce caractère descriptif est également souligné par la société TBWA de Plas ;

B - Mais considérant comme l'observe la Régie Renault, que la qualité essentielle d'un produit est ce qui exprime, sa nature, sa substance, sa destination et ses propriétés distinctives ; que si est impropre à constituer une marque la mention ou l'énoncé banal ou stylisé de telles caractéristiques, cette impropriété est liée à l'absence, dans la dénomination en cause, de toute vertu autre que descriptive et se justifie par la nécessité de ne pas interdire, sous couvert de dépôt d'une marque, l'emploi normal des termes aptes à désigner ou à caractériser seulement le produit ; qu'il n'en est pas de même d'un vocable exprimant, par la voie de la figuration du rapprochement, de l'évocation ou de la suggestion, procédés alors originaux et distinctifs, une qualité, fut-elle essentielle, du produit, la fonction qu'il est réputé remplir ou les associations d'idées qu'il peut provoquer ; que tel est, pour qui l'emploie par référence aux données du marché la portée du terme " Espace " appliqué au véhicule concerné ; que ce terme est donc bien constitutif d'une marque valable ; que le jugement doit être, sur ce point, infirmé ;

III - 2 En ce qui concerne l'action en contrefaçon

Considérant que la contrefaçon d'une marque implique que cette marque soit reproduite sur un bien autre que celui qu'elle désigne ou employée pour désigner un produit autre que celui auquel elle se rapporte, tous éléments qui portent atteinte à l'identification exclusive à laquelle vise tout dépôt de marque ; qu'en l'espèce, le véhicule présenté dans le document incriminé est clairement identifié comme celui de type " Prairie " la marque " Espace " n'entrant nullement dans la même identification et rien ne laissant entendre au consommateur raisonnable qu'en acquérant ledit véhicule il va acquérir celui ainsi dénommé ; que l'action en contrefaçon doit donc être rejetée ;

III - 3 En ce qui concerne l'action en concurrence déloyale et parasitaire

A - Considérant qu'accompagne la photographie et le slogan incriminé un texte illustré de clichés représentant l'intérieur du véhicule et comportant les énonciations suivantes : " Voiture de l'an 2000, la Prairie ? de toute évidence. Ne parlons même pas de sa ligne qui renouvelle intelligemment le concept du monocorps... ; que le tribunal, rapprochant ce commentaire de la notoriété du modèle de véhicule commercialisé par la Régie Renault, a vu dans la publication en cause un dénigrement de produit concurrent par création d'une confusion amenant le consommateur moyen à croire en une supériorité technologique du véhicule présenté par rapport à l'"Espace" Renault ;

B - Considérant qu'au soutien de son appel, la société Nissan-France fait valoir que la nature publicitaire du document en cause relativise le crédit que lui accorde le consommateur et que le vague des termes employés est exclusif de tout dénigrement, le véhicule " Prairie " étant au demeurant doté d'équipement dont le degré de perfectionnement autorise les mêmes termes ; :

C - Mais considérant quel'emploi même du slogan, compte tenu de la notoriété du véhicule concerné, constitue une manœuvre dont le but manifeste est de profiter, comme l'observe la Régie Renault, de l'impact dont la marque " Espace " bénéficie auprès des acquéreurs potentiels de véhicules monocorps; qu'en se plaçant ainsi, de façon forcément délibérée, dans le sillage de la Régie Renault pour tirer profit d'une position acquise sur le marché par ce constructeur, la société Nissan-France a commis une faute constitutive de concurrence déloyale et parasitaire, encore aggravée par des allusions laudatives et concernant son propre produit et pour être publicitaires, n'en ravalent pas moins le produit parasité au rang d'une production implicitement dépassée puisqu'éclipsée dans le crédit attaché à sa dénomination ; que cette faute appelle réparation ;

D - Considérant que le préjudice causé à la Régie Renault constitué par l'attraction exercée sur les consommateurs par l'emploi des manœuvres fautives et par le détournement de marché subséquent, sera évalué par la Cour, compte tenu des éléments soumis à son appréciation, à la somme de 500 000 F ; que cette somme sera mise à la charge de la société Nissan-France ; que l'allocation de cette somme à titre de dommages-intérêts, allocation réparatrice du dommage consommé, s'accompagnera d'une interdiction de diffusion de document litigieux, mesure suffisante à la prévention de tout dommage à venir et rendant inutile une mesure de destruction ; que la publication de ces dispositions sera ordonnée ;

Sur les appels en garantie

IV - 1 Considérant qu'au soutien de son appel en garantie dirigé contre la société TBWA de Plas, qui vient aux droits de la société Guerin de Rosnay, la société Nissan-France se contente de déclarer que cette agence ne peut contester que depuis des années elle était en charge tant des relations publiques que des campagnes publicitaires de la société Nissan ; que cette allégation non circonstanciée ne contient aucune justification ni imputation précise relative à la confection et à l'adoption du slogan dommageable, dont la société concernée dénie la conception en soulignant n'avoir facturé à la société Nissan, son auteur, que des prestations de montage et de photocomposition ; que cet appel en garantie doit donc être rejetée ce qui conduit à mettre hors de cause la société TBWA de Plas ;

IV - 2 Considérant que le rejet de l'appel en garantie visant la société TBWA de Plas rend sans objet celui que cette société a formé contre Monsieur Guerin ; que ce dernier doit donc aussi être mis hors de cause sans examen plus ample de son argumentation, observation devant simplement être faite de ce que le grief d'irrecevabilité qu'il articule s'agissant de l'appel principal relevé contre lui par la Régie Renault est sans intérêt puisqu'il est valablement attrait devant la Cour par l'appel incident de la société Nissan-France le visant, appel lui-même provoqué par l'appel principal ;

V - Et considérant que les données de la cause font ressortir des motifs d'équité autorisant à allouer, au titre de l'article 700 du Nouveau code de Procédure Civile, une somme de 15 000 F à la Régie Renault, une somme de 6 000 F à la société TBWA de Plas et une autre somme de 6 000 F à Monsieur Guerin ; que toutes ces sommes doivent être mises à la charge de la société Nissan-France, partie perdante à condamner aux dépens ;

Par ces motifs, Statuant publiquement et contradictoirement, Infirmant le jugement entrepris, 1°) Déclare valable la marque " Espace " déposée le 20 octobre 1988 et enregistrée sous le numéro 1494 752, en renouvellement d'un dépôt du 24 novembre 1978 ; 2°) Rejette l'action en contrefaçon ; 3°) Condamne la société Nissan-France à verser à la Régie Nationale des Usines Renault pour concurrence déloyale et parasitaire, une somme de cinq cent mille francs (500 000 F) à titre de dommages-intérêts ; 4°) Fait interdiction à la société Nissan France de diffuser tous catalogue et prospectus comportant le slogan " le nouveau nom de l'espace " et ce sous astreinte de cinq cent francs (500 F) par infraction constatée, un mois après la signification du présent arrêt ; 5°) Met hors de cause la société TBWA de Plas et Monsieur Guerin ; 6°) Ordonne la publication du présent arrêt dans deux journaux ou revues au choix de la Régie Nationale des Usines Renault. Dit que cette publication se fera aux frais de la société Nissan France sans que le coût de chaque insertion ne soit supérieur à 20 000 F hors taxes ; 7°) Condamne la société Nissan France aux dépens de première instance et d'appel, avec pour ces derniers droit de recouvrement direct au profit de Maître Bommart et Binoche et de la SCP Lissarague-Dupuis, avoués. La condamne en outre à verser pour frais hors dépens à la Régie Nationale des Usines Renault une somme globale de Quinze mille francs (15 000 F), à la société TBWA de Plas une somme de six mille francs (6 000 F) et à Monsieur Michel Guerin une somme de six mille francs (6 000 F).