CA Paris, 4e ch. A, 20 février 1995, n° 93-016673
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Boisset (ès qual.)
Défendeur :
L'Oeillade (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Duvernier
Conseillers :
Mmes Mandel, Marais
Avoués :
SCP Menard Scelle Millet, SCP Bollet Baskal
Avocats :
Mes Biet, Delort.
Statuant sur l'appel interjeté par la Société Au Vieux Cocher - Chez Toutoune, du jugement rendu le 11 février 1992 par le Tribunal de Commerce de Paris (16e chambre n° 8551-91) dans un litige l'opposant à la société L'Oeillade.
Faits et procédure :
Référence étant faite au jugement entrepris pour l'exposé des faits, de la procédure et moyens antérieurs des parties, il suffit de rappeler les éléments essentiels suivants :
La Société "Au Vieux Cocher" exploite un restaurant sous l'enseigne "Chez Toutoune" rue de Pontoise à Paris depuis 1977.
Monsieur Huclin qui était associé de cette société depuis l'origine et qui y exerçait les fonctions de cuisinier, a démissionné le 16 mars 1990 et est allé animer un restaurant exploité par la société L'Oeillade rue Saint-Simon. Cette société a été immatriculée au registre du commerce en juin 1990 et Messieurs Huclin, Molto et Madame Calvary en sont devenus associés le 4 mai 1990.
Faisant valoir que L'Oeillade s'était livrée à son encontre à des actes de débauchage, détournement de clientèle et avait cherché à créer une confusion dans l'esprit du public entre son restaurant et Toutoune, la Société Au Vieux Cocher l'a par exploit en date du 21 février 1991, assignée en concurrence déloyale devant le Tribunal de Commerce de Paris.
Elle sollicitait sa condamnation à lui payer la somme de 1.500.000 F à titre de dommages et intérêts outre une somme de 10.000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile.
La Société L'Oeillade, soulevait l'irrecevabilité de l'action en concurrence déloyale, subsidiairement concluait au débouté de la Société Au Vieux Cocher et réclamait une indemnité sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile.
Le Tribunal par le jugement entrepris a dit recevable mais mal fondée l'action de la Société Au Vieux Cocher et a débouté les parties de leur demande sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile.
La Société Au Vieux Cocher a interjeté appel le 12 novembre 1992.
Elle demande à la Cour de confirmer le jugement entrepris en ce qu'il l'a déclarée recevable à agir, de l'infirmer pour le surplus et de condamner L'Oeillade à lui payer la somme de 1.500.000 F en réparation du préjudice par elle subi du fait des actes de concurrence déloyale outre 10.000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile.
L'appelante ayant été mise en liquidation judiciaire par jugement du 15 juin 1993 la procédure a été reprise par son liquidateur Maître Boisset par conclusions en date du 23 juillet 1993.
La Société l'Oeillade poursuit la confirmation du jugement et sollicite paiement de la somme de 20.000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile.
Sur ce, LA COUR,
Considérant que devant la Cour, L'Oeillade ne conteste plus la recevabilité de l'appelante à agir en concurrence déloyale.
Considérant qu'au soutien de son appel "Au Vieux Cocher" soutient que L'Oeillade s'est livrée à son encontre à des actes de concurrence déloyale en :
- débauchant quatre des salariés de chez Toutoune, Messieurs Huclin, Molto, Beer et Mademoiselle Perchec, fait démontrant une volonté délibérée de désorganiser le restaurant de l'appelante,
- démarchant la clientèle par l'intermédiaire de Messieurs Huclin et Molto alors qu'ils étaient encore au service du Vieux Cocher et en utilisant son fichier clients,
- laissant croire à la clientèle soit que Toutoune avait créé un nouvel établissement, L'Oeillade, soit que Toutoune n'existait plus et ce alors que l'intimée avait choisi la même formule de restauration.
Considérant que L'Oeillade réfute chacun des moyens de l'appelante.
Que sur le débauchage allégué, elle prétend que les salariés ayant quitté Toutoune n'étaient liés par aucune clause de non-concurrence, qu'il n'y a pas eu un départ massif et simultané d'un ensemble d'employés et que les démissions s'expliquaient par la mauvaise entente que faisait régner la gérante de Toutoune.
Qu'en ce qui concerne le détournement du fichier clients elle réplique que le cas isolé de M. Lesteven n'est pas de nature à l'établir.
Considérant enfin qu'elle expose que L'Oeillade étant située dans le 7e arrondissement et les deux restaurants n'ayant aucun point commun, il n'existe pas de risque de confusion pour la clientèle.
Qu'elle ajoute qu'à aucun moment elle n'a cherché à faire croire que Toutoune n'existerait plus.
Considérant les moyens des parties ainsi exposés, qu'il résulte des pièces produites que MM. Huclin et Molto qui étaient respectivement chef cuisinier de Toutoune depuis 1977 et maître d'hôtel depuis plusieurs années, ont tous deux démissionné courant mars 1990 pour devenir dès le 4 mai 1990 associés de la Société L'Oeillade puis, après avoir accompli leur préavis chez Toutoune, salariés avec les mêmes fonctions que précédemment.
Qu'il ressort par ailleurs des certificats de travail et de l'attestation de M. Beer que celui-ci après avoir été employé en qualité d'apprenti en cuisine chez Toutoune de septembre 1987 à septembre 1989, est entré au service de L'Oeillade le 3 octobre 1990.
Que de même Mme Perchec qui avait été engagée en qualité de serveuse en mai 1990 par Toutoune a quitté cet établissement fin octobre 1990 pour rejoindre L'Oeillade.
Considérant certes qu'il ne peut être reproché à l'intimée d'avoir embauché M. Beer et Mme Perchec dans le but de désorganiser Toutoune dès lors qu'il est établi que le premier a occupé deux autres emplois entre son départ de chez Toutoune et son entrée à L'Oeillade et que la deuxième avait été engagée par l'appelante en remplacement de M. Molto.
Mais considérant que même si Messieurs Huclin et Molto n'étaient liés par aucune clause de non-concurrence, la démission simultanée et indiscutablement concertée de ces deux salariés très anciens et qualifiés pour aller diriger le restaurant "L'Oeillade" démontre la volonté de cette société de déstabiliser un concurrent en le privant brusquement de son équipe maîtresse alors au surplus que celui-ci n'emploie que huit salariés.
Considérant que si tout restaurant est libre de démarcher la clientèle et de faire état du nom du grand chef chez qui son cuisinier a "appris le métier", il n'en demeure pas moins qu'il doit le faire en respectant les usages loyaux du commerce.
Or considérant qu'en l'espèce les nombreux articles de presse mis aux débats et la carte adressée à M. Lesteven établissent non seulement que MM. Huclin et Molto sont les véritables animateurs du restaurant L'Oeillade et que M. Huclin est un élève du chef Jacques Manière mais surtout que la société intimée a informé ouvertement la clientèle par l'intermédiaire des critiques gastronomiques et de la presse de ce que ceux là étaient des anciens de chez Toutoune où ils avaient oeuvré pendant plusieurs années.
Considérant que L'Oeillade en adoptant, l'année de son ouverture, un tel comportement pour promouvoir un restaurant implanté à l'autre bout du boulevard Saint-Germain à Paris et qui tout comme Toutoune propose une formule "cuisine de bistro" à prix nets avec un choix de plusieurs entrées et plats à un coût raisonnable, a cherché manifestement à détourner à son profit la clientèle de Toutoune.
Considérant qu'il résulte en conséquence de ces éléments que c'est par une inexacte appréciation des faits de la cause que les premiers juges ont débouté la Société Au Vieux Cocher de sa demande du chef de concurrence déloyale.
Que le jugement doit donc être réformé et la responsabilité de L'Oeillade doit être retenue sur le fondement de l'article 1382 du Code Civil.
Considérant sur le préjudice subi que l'appelante l'évalue à la somme de 1.500.000 F.
Qu'elle soutient d'une part qu'elle a dû pendant plusieurs mois rechercher du personnel, d'autre part qu'elle a perdu du fait des agissements de Toutoune plus du quart de sa clientèle.
Mais considérant que si l'appelante justifie avoir engagé des frais pour passer des annonces publicitaires, il convient de relever outre le fait que le texte de ces annonces n'est pas mentionné, que Toutoune avait dès le mois d'avril 1990, retrouvé un nouveau chef cuisinier M. Malleret si on se réfère aux termes de l'arrêt du 16 septembre 1991 mis aux débats.
Considérant par ailleurs sur la baisse du chiffre d'affaires que si le comportement de L'Oeillade y a indiscutablement contribué et si cette baisse est directement à l'origine de la situation judiciaire actuelle de Toutoune, il n'en demeure pas moins qu'il doit être également tenu compte du fait que ce restaurant s'était fait critiquer dans la presse pour ses prix trop élevés et la qualité de sa cuisine et de son accueil, ce qui n'a pu qu'entraîner une perte de clientèle.
Que compte tenu de ces éléments le préjudice subi par l'appelante du fait des agissements fautifs de L'Oeillade sera justement réparé par le versement d'une somme de 200.000 F.
Considérant que L'Oeillade qui succombe sera déboutée de sa demande en paiement d'une indemnité du chef de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile.
Considérant en revanche que l'équité commande d'allouer à l'appelante pour les frais hors dépens par elle engagés une somme de 10.000 F.
Par ces motifs, Statuant dans les limites de l'appel, Donne acte à Maître Monique Boisset de son intervention en qualité de mandataire judiciaire de la Société Au Vieux Cocher Chez Toutoune, Réforme le jugement entrepris, Dit que la Société L'Oeillade a commis à l'encontre de la Société Au Vieux Cocher Chez Toutoune des actes de concurrence déloyale, La condamne à payer à Me Boisset ès qualités de mandataire judiciaire de la Société Au Vieux Cocher Chez Toutoune : - la somme de 200.000 F à titre de dommages et intérêts, - et la somme de 10.000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile, La condamne aux dépens d'instance et d'appel, Admet la SCP Menard Scelle Millet Avoué au bénéfice de l'article 699 du nouveau Code de Procédure Civile.