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Décisions

CA Versailles, 13e ch., 19 janvier 1995, n° 1874-93

VERSAILLES

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Cipec (SA)

Défendeur :

Acousystem (SARL), Geara

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Monteils

Conseillers :

M. Besse, Mme Bardy

Avoués :

Me Bommart, SCP Fievet-Rochette-Lafon

Avocats :

Cabinet Jeantet, Me Scour.

TGI Versailles, 1re ch., 1re sect., du 2…

2 décembre 1992

La SA Cipec, qui exerce son activité commerciale dans le domaine de la vente d'équipements pour la construction, bénéficie d'un contrat de distribution exclusive en France de produits fabriqués par une société Belge, CDM, tels que sols, anti-chocs, dalles flottantes et isolations anti-vibratoires.

M. Pierre Geara est entré à son service le 3 novembre 1989 en qualité d'agent technico-commercial et a été licencié pour motif économique le 23 janvier 1991 avec un préavis de trois mois.

M. Geara a quitté la société le 28 mars 1991.

Le 30 avril 1991, une société Acousystem a été créée, dont M. Geara était le gérant et actionnaire minoritaire, et dont l'activité déclarée est la commercialisation de matériaux et produits pour le contrôle des bruits et des vibrations.

La société Cipec était en négociation avec la société Bouygues pour la fourniture de plots avec fond de coffrage pour dalle flottante de marque CDM pour l'aménagement des studios de TF1 dans le cadre de la construction du nouveau siège social à Boulogne-Billancourt.

Le marché a toutefois été conclu le 10 juillet 1991 entre la société Acousystem et la société Bouygues.

Soutenant que M. Pierre Geara et la société Acousystem s'étaient rendus coupables d'actes de concurrence déloyale, la société Cipec les a assignés devant le Tribunal de grande instance de Versailles aux fins :

- qu'il soit fait interdiction à la société Acousystem de distribuer les produits CDM sur le territoire français sous peine d'une astreinte de 10 000 F par infraction constatée,

- que Pierre Geara et la société Acousystem soient condamnés à lui payer les sommes de 600 000 F à titre de dommages-intérêts et 20 000 F au titre de l'article 700 du NCPC.

Par jugement contradictoire en date du 2 décembre 1992, le Tribunal de grande instance de Versailles a,

aux motifs :

- que le principe de la liberté du travail et du commerce implique que, sauf clause de non-concurrence, un salarié recouvre sa pleine et entière liberté à l'égard de son ancien employeur lorsque la relation contractuelle a pris fin et qu'en l'espèce Pierre Geara n'avait pas commis de fautes en préparant durant sa période de préavis la création de la société dont il allait devenir le gérant devenue effective à l'expiration du préavis,

- que l'article 1165 du Code civil et l'article 85-1 du Traité de Rome excluaient que Pierre Geara et la société Acousystem avaient pu engager leur responsabilité délictuelle en bénéficiant d'un contrat de distribution des produits CDM bien que la société Cipec puisse se prévaloir d'un contrat de distribution exclusive consenti par le fournisseur étranger,

- débouté la société Cipec de sa demande aux fins d'interdiction à la société Acousystem de distribuer les produits CDM et,

aux motifs :

- que Pierre Geara et la société Acousystem avaient commis des actes de concurrence déloyale imputables aux faits personnels de chacun d'eux, en détournant le marché des studios du siège social de TF1 à leur profit,

- condamné in solidum Pierre Geara et la société Acousystem à payer à la société Cipec la somme de 150 000 F à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice résultant de ces agissements délictueux, préjudice constitué par les frais exposés dans la préparation du contrat avec la société Bouygues ainsi que la perte d'un marché important avec pour conséquences d'une part une atteinte à la réputation de la société Cipec et d'autre part la privation de la référence auprès d'éventuels clients qu'aurait constitué la réalisation du marché détourné.

La société Acousystem et M. Geara ont interjeté appel du jugement le 25 janvier 1993.

La société Cipec en a interjeté appel le 17 février 1993.

Par ordonnance en date du 7 juillet 1993 la jonction des procédures a été ordonnée.

Au soutien de leur appel, la société Acousystem et M. Geara qui sollicitent l'infirmation du jugement en ce qu'il les a reconnus coupables d'acte de concurrence déloyale et les a condamnés à payer la somme de 150 000 F à titre de dommages-intérêts, font valoir que le tribunal s'est borné à constater, sans le caractériser, les actes de concurrence déloyale dont la preuve n'est pas rapportée, qu'en réalité c'est la société Acousystem qui en raison de sa notoriété, de sa compétence technique et commerciale, de la stratégie technico-commerciale dont elle s'était dotée qui a pu conclure ce marché à des conditions financières qui n'étaient pas meilleures pour Bouygues, que la société Cipec n'avait fait qu'amorcer des discussions avec la société Bouygues, n'était en février 1991 qu'au stade de la proposition, et n'avait pas été en mesure de mettre en œuvre tous les moyens nécessaires à l'obtention du contrat, que d'ailleurs le domaine de l'acoustique n'était pas la spécialité de la société Cipec, ne représentant que 20 % de son chiffre d'affaires et que ce domaine s'était développé que par la compétence de M. Geara dont c'était la spécialité ; qu'il appartenait à la société Cipec, après le départ de M. Geara, de poursuivre les démarches et faire d'éventuelles contre-propositions pour réaliser ce marché, ce qu'elle n'a pas fait, que c'est son manque de diligences et de performances dans cette tranche qui est à l'origine de la non-conclusion dudit marché.

Sur appel de la société Cipec, la société Acousystem et M. Geara concluent au débouté au motif que le préjudice allégué n'est là aussi pas plus démontré et que la société Cipec qui a continué par ailleurs des relations avec la société Bouygues ne saurait arguer d'une quelconque déconsidération ou perte de change.

Ils forment une demande reconventionnelle et sollicitent la condamnation de la société Cipec à leur payer la somme de 200 000 F à titre de dommages-intérêts pour le préjudice causé par une procédure particulièrement abusive et injustifiée outre celle de 30 000 F sur le fondement de l'article 700 du NCPC.

La société Cipec conclut à la confirmation du jugement en ce qu'il a admis la réalité des actes de concurrence déloyale et de son préjudice mais demande à la Cour d'élever les dommages-intérêts alloués par les premiers juges à la somme de 168 085,60 F au titre du préjudice matériel et celle de 472 500 F au titre du préjudice commercial et de la perte de chance.

Elle réclame en outre le paiement d'une somme de 30 000 F en application des dispositions de l'article 700 du NCPC.

Elle ne discute pas les autres dispositions du jugement qui l'ont déboutée de sa demande tendant à l'interdiction de distribution par la société Acousystem des produits CDM.

Elle soutient que les actes de concurrence déloyale retenus par le tribunal sont parfaitement établis puisque les négociations étaient en son sein, menées depuis juillet 1990 par M. Geara qui connaissait toutes les conditions de l'offre faite en février 1991 et acceptée dans le principe par l'acousticien de la société TF1, se sont poursuivies avec le successeur de M. Geara, et que la société Acousystem qui n'avait aucune expérience ou notoriété reconnues, n'a obtenu ce marché que par les démarches de M. Geara qui lui a fait profiter des travaux et projets établis pour son propre compte et a permis d'offrir un prix plus bas en réduisant la marge brute de la société Acousystem au maximum afin d'emporter ce marché.

Elle critique l'appréciation faite par les premiers juges du quantum de son préjudice, soutient que le préjudice matériel peut valablement être calculé en tenant compte de la marge brute, et que son préjudice commercial, c'est-à-dire moral, résultant de la déconsidération aux yeux de la société Bouygues de la privation pour l'avenir de la référence TF1 et de la perte d'une chance de continuer son partenariat avec le leader mondial du BTP justifie l'octroi d'une somme complémentaire de 472 500 F.

Sur ce :

Considérant que le jugement entrepris n'est pas critiqué dans ses dispositions ayant déclaré la société Cipec non fondée dans sa demande tendant à faire interdire à la société Acousystem la distribution des produits CDM, que le jugement sera confirmé en conséquence de ce chef ;

Considérant que l'appel de M. Geara et de la société Acousystem tendant à l'infirmation du jugement en ses dispositions ayant retenu à leur encontre des actes de concurrence déloyale, que le tribunal a justement retracé la chronologie des faits seuls non contestés et non contestables, chronologie qui révèle que les négociations entre la société Cipec et la société Bouygues se trouvaient très avancées en juillet 1990 et étaient suivies principalement par Pierre Geara ;

Considérant qu'ainsi le 12 février 1991 une offre très élaborée et ferme était proposée par la société Cipec à la société Bouygues reposant sur le procédé CDM qui avait reçu l'approbation sur le principe d'un responsable de la société TF1 ;

Considérant que la société Acousystem a conclu ce marché avec la société Bouygues le 10 juillet 1991 soit deux mois et demi après sa création effective ;

Considérant que la société Cipec justifie avoir postérieurement à l'offre du 12 février 1991 poursuivi les négociations, par l'intermédiaire de son directeur commercial après le départ de M. Geara devenu effectif le 28 mars 1991 ;

Considérant que pour justifier le choix de la société Bouygues de contracter avec elle, entreprise nouvelle sur le marché des matériaux anti-bruit et sans expérience avérée dans ce secteur comme les premiers juges l'ont définie, la société Acousystem se prévaut de sa très grande compétence technique et de sa stratégie technico-commerciale particulièrement performante ayant déterminé le choix de la société Bouygues ;

Mais considérant que cette compétence et cette notoriété alléguées ne reposent sur aucun élément objectif, que la société Acousystem et M. Geara n'établissent pas la réalité des études qu'ils auraient accomplies en l'espèce pour faire une offre à la société Bouygues, qu'ils prétendent que les conditions financières n'étaient pas plus avantageuses que celles faites par la société Cipec mais ne le démontrent pas, qu'il est faut de prétendre que la société Cipec n'avait aucune compétence particulière dans ce domaine, alors qu'étant le distributeur exclusif des produits CDM en France, sa spécialité dans ce secteur en est ainsi établie quant bien même eu égard à ses autres activités, celle relative à l'acoustique ne représenterait que 2 % de son chiffre d'affaires et que ce domaine d'activité se soient développé avec l'arrivée de M. Geara au sein de la société Cipec ;

Considérant en revanche et comme l'a très justement relevé le tribunal, que le choix de la société Bouygues d'une société néophyte mais dirigée par celui qui avait en charge la négociation de ce marché entre Cipec et Bouygues n'est pas le fruit du hasard ou la sanction des prétendues qualités supérieures de la société Acousystem au regard de son concurrent, mais le résultat d'une volonté de Pierre Geara d'utiliser au profit de la société qu'il avait contribué à créer et dont il est l'animateur, sa parfaite connaissance de l'organisation technique et commerciale de son ancien employeur devenu son concurrent, des relations nouées avec la société Bouygues dans le cadre de son activité salariée antérieure, pour proposer à la société Bouygues des conditions plus avantageuses pour la fourniture de matériaux identiques avec une prestation de services équivalente ;

Considérant que les compétences personnelles, techniques et commerciales de M. Geara, quant bien même elles auraient profité à la société Cipec lorsqu'il était à son service, ne peuvent suffire à justifier la rapidité avec laquelle la société Acousystem, qui a aussi profité du démarchage accompli par la société Cipec, a emporté ce marché ;

Considérant que de tels agissements excèdent la pratique normale du jeu de la libre concurrence entre entreprises et engagent la responsabilité tant de la société Acousystem que celle de M. Geara, étant imputables aux faits personnels conjugués de ces dernierscomme l'a pertinemment relevé le tribunal ;

Considérant sur l'appel de la société Cipec tendant à la réformation du jugement en ses dispositions relatives à l'évaluation de son préjudice fixé par le tribunal à la somme toutes causes confondues de 150 000 F, que la société Cipec estime que le tribunal n'a pas pris en compte tous les aspects de son préjudice et chiffre, en tenant compte de la marge brute qu'elle aurait pu dégager de ce contrat, à la somme de 168 085,60 F son préjudice matériel et à celle de 472 000 F son préjudice commercial et moral en se basant sur le chiffre d'affaires réalisé par la société Acousystem au prix desdits actes déloyaux ;

Mais considérant que le tribunal a retenu comme éléments du préjudice la perte du bénéfice net, la charge des frais d'études et autres exposés par la préparation de l'offre à la société Bouygues, ainsi que le dommage résultant de la perte d'un important marché avec pour conséquences l'atteinte à la réputation de l'entreprise et la privation de la référence auprès d'autres éventuels clients ;

Considérant que les éléments du préjudice invoqués par la société Cipec ont bien été pris en compte, que la critique de la société Cipec ne peut en conséquence que porter sur le quantum des dommages-intérêts ;

Considérant à cet égard que la société Cipec ne fournit aucun élément comptable ou financier établissant un préjudice matériel plus important, que la société Cipec ne démontre pas que ses relations contractuelles avec la société Bouygues, partenaire important, aient totalement cessé ou diminué après la perte de ce marché puisque si le lot acoustique pour le chantier de la Bibliothèque de France a bien été confié à la société Acousystem, celle-ci affirme, sans être démentie par la société Cipec, que cette dernière s'est vu confier d'autres lots sur ce même chantier ;

Considérant dès lors qu'aucun élément nouveau ne justifie que l'appréciation des premiers juges du préjudice subi par la société Cipec soit modifiée ;

Considérant que le jugement entrepris doit être confirmé en toutes ses dispositions ;

Considérant que la demande reconventionnelle de la société Acousystem et de M. Geara est, de fait, sans fondement ;

Considérant que la société Acousystem et M. Geara ont néanmoins contraint la société Cipec à exposer des frais irrépétibles qu'il serait inéquitable de laisser à sa charge ;

Par ces motifs : Statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort, Confirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions, Déboute la société Acousystem et M. Geara de leur demande reconventionnelle, Condamne la société Acousystem et M. Geara à payer à la société Cipec une somme de 15 000 F (quinze mille francs) au titre de l'article 700 du NCPC, Condamne la société Acousystem et M. Geara aux dépens et accorde à Me Bommart avoué, le droit de recouvrement conforme aux dispositions de l'article 699 du NCPC.