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Décisions

CA Reims, ch. civ. sect. 1, 7 décembre 1994, n° 245-93

REIMS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Brucelle-Godet (ès qual.), Gobenceaux (SA)

Défendeur :

Dupeux (SA), Dupeux Jacques (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Lambremon-Latapie

Conseillers :

MM. Gelle, Ruffier

Avoués :

SCP Six-Guillaume, SCP Chalicarne-Delvincourt-Jacquemet

Avocats :

Mes Ledoux, Bourgeon.

T. com. Charleville-Mézières, du 10 déc.…

10 décembre 1992

Faits et procédure

Selon le protocole d'accord daté du 19 juin 1984, la société Gobenceaux est devenue concessionnaire à Acy-Romance (08) de la marque Renault Agriculture à compter du 1er juillet 1984. Un contrat de concession à durée indéterminée, résiliable moyennant préavis ordinaire d'un an, est intervenu entre les parties le 1er janvier 1986. Aux termes de cette convention la société Renault Agriculture a confié à la société Gobenceaux l'exclusivité de la prospection de la clientèle et de la représentation de la marque Renault Agriculture sur plusieurs cantons des Ardennes, à savoir Asfeld, Château-Porcien, Chaumont-Porcien, Nouvion-Porcien, Renwez, Rethel, Rocroi, Rumigny, Signy L'Abbaye, Signy-le-Petit et Machaut. La zone d'activité concédée a été entendue suivant avenant de 1987.

En mars 1987, à la demande de la société Renault Agriculture, la société Gobenceaux a conclu avec la SA Dupeux de Betheniville (51) un protocole d'agence suivant lequel cette société marnaise a obtenu le droit de commercialiser des tracteurs neufs de marque Renault sur différents cantons de la Marne, sous réserve de répercuter les commandes recueillies à la société concessionnaire. Courant mai 1988, la société Dupeux a été nommée concessionnaire de la marque pour le département de la Marne et le territoire concédé à la société Gobenceaux s'est trouvé réduit aux seuls cantons des Ardennes. Parallèlement, la société Dupeux a acquis l'entreprise Etablissements Jacques de Thugny-Trugny, qui est devenue la SARL Dupeux Jacques en avril 1989.

La SA Renault Agriculture, arguant des mauvais résultats de la société Gobenceaux a résilié le contrat de concession de cette dernière le 4 janvier 1991, avec effet au 4 avril 1991.

Invoquant l'existence d'actes de concurrence déloyale imputables à ces deux sociétés et notamment la violation de l'exclusivité de prospection et de représentation qui lui était concédée au cours des années 1989 et 1990, ainsi que le manquement de la société Renault Agriculture à son obligation de faire respecter ce contrat de concession et le caractère abusif de la résiliation dudit contrat, la société Gobenceaux les a fait attraire devant le Tribunal de Commerce de Charleville-Mezières, par actes introductif d'instance en date des 31 mai et 3 juin 1991, aux fins d'obtenir leur condamnation solidaire à lui payer la somme de 1 250 000 F à titre de dommages intérêts.

Par jugement rendu le 4 août 1992, la société Gobenceaux a été déclarée en état de liquidation judiciaire Maître Brucelle-Godet a été nommée en qualité de liquidateur.

Par jugement rendu le 10 décembre 1992, le Tribunal de Grande Instance de Charleville-Mezières, se fondant [sur la] clause attributive de compétence au profit des Tribunaux de Paris stipulée par le contrat de concession du 23 avril 1986, s'est déclaré territorialement incompétent pour connaître des demandes concernant la société Renault Agriculture et a renvoyé ladite affaire devant le Tribunal de Commerce de Paris. Par ailleurs, le Tribunal a constaté que Maître Brucelle-Godet, ès qualité de liquidateur de la société Gobenceaux, ne produisait pas le contrat sur lequel ladite société fonde son action en responsabilité et qu'elle ne rapportait pas la preuve que des actes de concurrence déloyale aient été commis par la SA Dupeux et par l'intermédiaire de la SARL Dupeux Jacques résultant d'une inexécution de leurs obligations contractuelles à l'égard de la société Renault Agriculture et, en conséquence, l'a déboutée de toutes ses demandes. Il a en outre condamné Maître Brucelle-Godet, ès qualité à payer à la SA Dupeux et à la SARL Dupeux Jacques la somme de 4 000 F chacune en application des dispositions de l'article 700 du Nouveau code de Procédure Civile.

Maître Brucelle-Godet, ès qualité de liquidateur judiciaire de la société Gobenceaux, a relevé appel de ce jugement le 4 mars 1993, étant observé que, par arrêt rendu le 10 mai 1994, la Cour de céans a rejeté le contredit qu'elle a formé contre la décision de renvoi du litige opposant la société Gobenceaux et la SA Renault Agriculture devant le Tribunal de Commerce de Paris.

Moyens des parties

Maître Brucelle-Godet ès qualité conclut à l'infirmation du jugement entrepris en ce qu'il l'a déboutée de sa demande de dommages et intérêts pour concurrence déloyale. Elle demande à la Cour de juger que la SA Dupeux et la SARL Dupeux Jacques ont violé en connaissance de cause l'exclusivité de prospection et de représentation de la société Gobenceaux sur le secteur qui était concédé à cette dernière en y menant au cours des années 1989 et 1990 des actions de prospection systématique de la clientèle et en multipliant les publications de publicités conjointes sous la marque Renault dans la presse agricole, alors que dans le même temps, la société concédante cessait de la soutenir dans ses négociations auprès de la clientèle. Elle sollicite leur condamnation solidaire à lui payer la somme de 1 250 000 F en réparation du préjudice subi de ce fait, ainsi que la somme de 40 000 F en application des dispositions de l'article 700 du Nouveau code de Procédure Civile.

La SA Dupeux et la SARL Dupeux Jacques concluent à la confirmation du jugement dont appel en toutes ses dispositions. Elles réclament en outre la condamnation de Maître Burcelle-Godet ès qualité à leur payer la somme de 50 000 F à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive et la somme de 20 000 F en application des dispositions de l'article 700 du Nouveau code de Procédure Civile. Elles soutiennent que l'appelante n'établit aucune faute qui leur soit imputable et encore moins la réalité d'un préjudice et l'existence d'un lien de causalité en cette faute et ce préjudice. Elles observent en outre que la clause d'exclusivité incluse au contrat de concession de la société Gobenceaux ne leur est pas opposable et prétendent qu'il n'existait pas en fait de véritables relations de concurrence entre les parties, alors qu'elles n'intervenaient sur le marché concédé que dans le cadre de la revente de matériel d'occasion.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 5 juillet 1994.

Discussion

Il est constant qu'en sa qualité de concessionnaire de la marque Renault Agriculture pour les cantons du Département des Ardennes précisés ci-avant, la société Gobenceaux, si elle pouvait prétendre à une exclusivité de vente, bénéficiait en revanche sur le territoire concédé ainsi défini d'une exclusivité de prospection et de représentation.

Au moment des faits incriminés, la SA Dupeux était également concessionnaire de la marque Renault Agriculture pour un territoire contigu comprenant divers cantons du nord du Département de la Marne. Il convient en premier lieu de considérer que les deux sociétés qui commercialisaient des produits identiques sur des territoires voisins se trouvaient en situation de concurrence, contrairement à ce que soutiennent curieusement les sociétés intimées.

L'appelante soutient que lesdites sociétés intimées ont violé son exclusivité territoriale de prospection et de représentation, notamment en se livrant au cours des années 1989 et 1990 à des actions publicitaires systématiques dans sa zone d'activité. Elle verse aux débats des publicités que les intimés ont fait paraître dans le journal Agri Ardennes et notamment dans ses éditions des 8 septembre 1988, 8 juin 1989, 18 janvier, 15 mars, 5 avril, 21 juin, 16 août, 10 octobre, 13, 20 et 27 décembre 1990.

Les premiers juges ont estimé que cette publicité ne pouvait servir de fondement à une action en concurrence déloyale dans la mesure où les insertions précitées ne concernaient que la vente de matériel d'occasion, alors même que l'exclusivité accordée par le contrat de concession ne portait que sur du matériel neuf.

A l'examen des publicités incriminées, il s'avère toutefois que les premiers juges ont fait une analyse erronée des faits qui leur étaient soumis. En effet, si les insertions publicitaires litigieuses concernent effectivement, dans leur majorité, la promotion de la vente de tracteurs et de matériel agricole d'occasion, elles comportent toutes une photographie des locaux de la SA Dupeux à Betheniville faisant très visiblement apparaître les trois panneaux à l'enseigne de la marque Renault qui sont apposés sur leurs façades. En outre, la mention " SA Dupeux " qui figure immédiatement en dessous de cette photographie, précède elle-même directement les mentions " SARL Dupeux Jacques " et " Thugny Trugny ", commune située dans le territoire concédé à la société Gobenceaux. Il échet de considérer que cette association, qui ne peut manifestement pas être fortuite, était de nature à créer une confusion dans l'esprit de la clientèle en laissant croire fallacieusement que l'entreprise Dupeux Jacques avait la qualité de distributeur agréé de la marque Renault Agriculture.

Il convient également d'observer que l'insertion parue dans l'Ardenne Agricole du 8 septembre 1989 annonce l'inauguration des nouveaux locaux de la SAE Dupeux et fait mention de la vente de matériel neuf, alors que l'illustration graphique qui l'accompagne ne laisse aucun doute sur sa qualité de concessionnaire de la marque Renault. Enfin, les insertions des 20 et 27 décembre 1990, qui font mention des voeux de fin d'année des " Etablissements Dupeux " et qui comportent la même illustration, mentionnent en premier lieu le numéro de téléphone et l'adresse des locaux de Thugny Trugny, laissant clairement accroire qu'ils constituent l'établissement principal du concessionnaire.

La Cour doit déduire de ces éléments que les sociétés intimées se sont bien livrées à une prospection publicitaire systématique de la clientèle sur le territoire concédé à la société Gobenceaux en créant volontairement une confusion de nature à faire croire faussement à leur qualité de distributeurs agréés de la marque Renault pour le territoire considéré. Au surplus,la Cour observe qu'il ressort des sommations interpellatives que les publicités promotionnelles pour la vente de matériel d'occasion a attiré la clientèle vers la SA Dupeux et a conduit plusieurs acquéreurs a acheter ultérieurement des tracteurs neufs aux sociétés intimées.

En outre, il est établi par les pièces versées aux débats que la SA Dupeux a démarché au moins deux clients, à savoir le GAEC du Muguet et Monsieur Colle sur le territoire concédé à la société Gobenceaux.

Les sociétés intimées prétendent que l'appelante ne rapporterait pas pour autant la preuve d'actes de concurrence déloyale en faisant valoir, d'une part, que le contrat de concession conclu entre Renault Agriculture et la société Gobenceaux, qui comporte une clause d'exclusivité de prospection et de représentation, ne leur serait pas opposable et, d'autre part, qu'en tout état de cause le fait de satisfaire des commandes de matériel de la marque Renault en dépit des droits d'exclusivité dont bénéficiait la société Gobenceaux ne pourrait, en l'absence d'autres éléments, constituer un acte de concurrence déloyale.

La Cour relève que si le contrat de concession en date du 6 juillet 1988, dont bénéficie la SA Dupeux, ne comporte pas de clause d'exclusivité territoriale expresse analogue à celle qui est stipulée par le contrat de concession de la société Gobenceaux, il limite toutefois le droit de représentation de la marque et de prospection commerciale au seul territoire concédé. En outre, le protocole d'accord notifié à la SA Dupeux par lettre recommandée avec avis de réception du 2 mai 1988 impose clairement au concessionnaire le respect scrupuleux du territoire concédé et attire spécialement son attention sur les conséquences d'un manquement à cet engagement, notamment sur le Département des Ardennes. Par ailleurs, les sociétés intimées connaissaient parfaitement l'exclusivité de représentation et de prospection dont bénéficiait la société Gobenceaux sur une partie de ce département.

Bien qu'à l'époque des faits litigieux, il n'existait plus de relations contractuelles entre la SA Dupeux et la société Gobenceaux, elles n'en étaient pas moins membres du même réseau de distribution sélective. La violation par la SA Dupeux de ses obligations contractuelles envers le concédant quant au respect du territoire concédé doit donc être considérée, vis-à-vis de la société Gobenceaux, comme une faute quasi-délictuelle constitutive de concurrence déloyale. Il échet en conséquence d'infirmer le jugement entrepris.

Si la baisse des ventes de tracteurs neufs réalisées par la société Gobenceaux sur le territoire concédé et la diminution corrélative de sa marge brute ne peuvent être uniquement imputées aux agissements des sociétés intimées et s'expliquent pour une large part par les difficultés du monde agricole et par la profonde récession subie consécutivement par les professionnels du machinisme agricole, il n'en reste pas moins qu'en créant une confusion dans l'esprit de la clientèle sur leur qualité de distributeurs agréés, les sociétés intimées ont nécessairement entravé de manière significative l'action commerciale de la société Gobenceaux à une période où cette dernière était fragilisée par la contraction du marché, lui causant ainsi un préjudice certain. Il s'avère en outre que cette ambiguïté a conduit au moins un client potentiel à s'adresser à la concurrence. Au vu des éléments dont elle dispose, la Cour est en mesure de chiffrer ledit préjudice à la somme de 400 000 F.

Compte tenu de la complexité de l'affaire et des situations respectives des parties, il échet de fixer à la somme de 10 000 F l'indemnité qui sera allouée à Maître Brucelle-Godet ès qualité en application des dispositions de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile.

Par ces motifs : Dit recevable et fondé l'appel formé par Maître Brucelle-Godet ès qualité de liquidateur judiciaire de la société Gobenceaux ; Infirme le jugement rendu le 10 décembre 1992 par le Tribunal de Commerce de Charleville-Mézières en ce qu'il a débouté Maître Brucelle-Godet ès qualité de sa demande de dommages et intérêts fondée sur les actes de concurrence déloyale commis par la SA Dupeux et la SARL Dupeux Jacques ; Et statuant à nouveau, Dit que la SA Dupeux et la SARL Dupeux Jacques ont commis des actes de concurrence déloyale à l'égard de la société Gobenceaux ; Condamne la SA Dupeux et la SARL Dupeux Jacques in solidum à payer à Maître Brucelle-Godet ès qualité de liquidateur judiciaire de la société Gobenceaux, une somme de 400 000 F à titre de dommages et intérêts ; Condamne la SA Dupeux et la SARL Dupeux Jacques in solidum à payer à Maître Brucelle-Godet ès qualité de liquidateur judiciaire de la société Gobenceaux, une somme de 10 000 F en application des dispositions de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile ; Condamne la SA Dupeux et la SARL Dupeux Jacques in solidum aux dépens de première instance et d'appel et autorise la société Civile Professionnelle Six et Guillaume, Avoués, à procéder au recouvrement direct des dépens de l'instance d'appel dans les conditions fixées par l'article 699 du Nouveau code de procédure civile.