Livv
Décisions

CA Douai, ch. soc., 30 novembre 1994, n° 92-09041

DOUAI

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Ing'Europ (SA)

Défendeur :

Canel

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Tredez

Conseillers :

MM. Morel, Levy

Avocats :

Mes Croset, Leleu.

Cons. prud'h. Béthune, du 17 nov. 1992

17 novembre 1992

LA COUR :

1) Faits et procédure

Suivant jugement du 17 novembre 1992, auquel il est renvoyé pour l'exposé des faits, de la procédure, des moyens et des prétentions des parties, le Conseil de Prud'hommes de Béthune, Section des Activités Diverses a dit mal fondée la réclamation de dommages-intérêts pour inobservation d'une clause de non-concurrence formée à l'encontre de Monsieur Canel par la société Ing'Europ, et il a condamné celle-ci à verser à son ancien salarié, demandeur reconventionnel, 100 000 F d'indemnité en réparation d'un préjudice professionnel entraîné par des agissements fautifs.

La société Ing'Europ a relevé appel de ce jugement.

Elle demande devant la Cour la condamnation de l'intimée à lui payer outre 10 000 F d'indemnité au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile, 129 047,60 F à titre de dommages-intérêts, ainsi que le débouté de la réclamation adverse.

Elle allègue en appui que le contrat de travail à durée indéterminée conclu le 1er septembre 1990 avec Monsieur Canel, embauché comme " agent technique supérieur " au " salaire mensuel brut " de 8 000 F comportait une clause de non-concurrence dont la validité a été contestée à tort, eu égard à sa durée fixée à dix huit mois, à son application territoriale, limitée au sol français, et à la circonstance qu'elle interdisait seulement l'occupation de " certains emplois " et non l'exercice général d'une profession, qu'elle est dès lors en droit, sur le fondement de cette disposition, d'obtenir la mise en œuvre de la pénalité stipulée en cas de manquement à l'obligation convenue, qu'en l'espèce l'intimé, après avoir démissionné le 28 novembre 1991, est entré au service d'une entreprise directement concurrente, la société Serti, qui effectue dans les centrales nucléaires d'Electricité de France les mêmes travaux qu'elle, et que Monsieur Canel ne peut " s'en prendre qu'à lui " s'il n'a pu rester chez son nouvel employeur.

Elle soutient " à titre infiniment subsidiaire " que Monsieur Canel ne justifie de la réalité d'aucun préjudice en appui de sa demande reconventionnelle de dommages-intérêts.

Monsieur Canel conclut à la confirmation du jugement déféré. Il demande en outre 10 000 F d'indemnité au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.

Il avance en appui que la clause de non-concurrence invoquée est nulle comme entraînant l'empêchement " d'occuper un nouvel emploi correspondant à ses possibilités professionnelles ", et que la perte de l'emploi qu'il avait obtenu dans l'entreprise de la société Serti, imputable aux " pressions exercées " sur cette dernière par la société Ing'Europ, a provoqué un préjudice, financier notamment, considérable.

2) Décision

Attendu qu'une clause de non-concurrence insérée dans un contrat de travail pour protéger les intérêts légitimes de l'employeur, est valable à la condition de ne pas porter gravement atteinte à la liberté du travail, en raison de son étendue dans le temps et dans l'espace et de la nature de l'activité du salarié, compte-tenu sur ce point de la formation, de l'expérience et des connaissances professionnelles de celui-ci;

Attendu en l'espèce, que la clause de non-concurrence litigieuse, insérée dans l'article 12 du contrat de travail de l'intimé, stipulait que celui-ci s'interdisait " expressément d'entrer au service d'un établissement travaillant dans le même secteur d'activité ou dans la même branche " que la société Ing'Europ, " et ce sur tout le territoire Français " pendant une " période de dix-huit mois " ;

Que le montant de la rémunération attribuée à Monsieur Canel (8 000 F bruts mensuellement complétés d'un demi-mois au 30 juin et d'un demi-mois au 31 décembre au prorata du temps de présence), titulaire d'un brevet de technicien supérieur, et le contenu de l'ordre de mission qui lui a été remis lors de son affectation au Centre Nucléaire d'Electricité de France au Tricastin, manifestent que l'intimé n'a pas bénéficié, de la part de la partie adverse, d'une formation professionnelle particulière susceptible de l'aider ensuite à développer une activité concurrentielle et qu'il n'a pas occupé au service de l'appelante, une position lui permettant d'acquérir sur l'entreprise de son employeur, des connaissances spécifiques, dont l'usage ultérieur au profit d'un concurrent aurait été susceptible de nuire, d'une manière quelconque ;

Que la considérable restriction apportée à la liberté de trouver une nouvelle embauche dans de meilleures conditions salariales entraînée par la disposition relative à l'application territoriale de la clause litigieuse, est dès lors illicite, en l'absence de toute nécessité de protection d'un intérêt légitime de la société Ing'Europ, Monsieur Canel n'ayant par ailleurs aucune fonction commerciale, de démarchage auprès de clients, notamment;

Attendu que l'annulation de la clause en litige doit être prononcée; que cette annulation rend sans fondement la demande de dommages-intérêts de la société Ing'Europ ;

Attendu qu'il résulte d'une attestation de la société Serti, employeur de Monsieur Canel après que celui-ci ait quitté le service de la société Ing'Europ, que l'intimé a du abandonner son nouvel emploi au mois de mai 1992 à la suite de démarches de l'appelante qui se prévalait à l'époque de la clause de non-concurrence déclarée ultérieurement nulle ; qu'une correspondance (versée aux débats) échangée en avril 1992, entre la société Serti, et un avocat au barreau de Lyon, qu'elle avait consulté, établit que Monsieur Canel s'est trouvé dans un état d'incertitude quant à la validité de la clause invoquée à son encontre ;

Qu'il a ainsi, du fait de la société Ing'Europ, subi un trouble professionnel important, qui a persisté jusqu'à l'expiration du délai de dix huit mois imparti ;

Que la Cour a des éléments suffisants pour fixer, comme l'a déjà estimé le Conseil de Prud'hommes de Béthune, à 100 000 F le préjudice subi à cet égard par Monsieur Canel ;

Qu'il y a lieu de confirmer la condamnation prononcée sur ce chef par les premiers juges ;

- Sur les demandes formées par les parties au titre de l'article 700 du nouveau code deprocédure civile :

Attendu qu'il est inéquitable de laisser à la charge de la partie intimée les frais exposés pour sa défense et non compris dans les dépens ;

Qu'il convient à cet égard de lui allouer pour l'ensemble de la procédure une indemnité dont le montant sera précisé au dispositif de la présente décision sur le fondement des dispositions de l'article 700 du nouveau code de procédure civile ;

Qu'il échet par contre de rejeter la demande de la partie appelante formulée au même titre ;

Par ces motifs : Confirme la décision déférée en toutes ses dispositions, Y ajoutant, Condamne la partie appelante à payer à la partie intimée à titre d'indemnité sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de Procédure Civile pour l'ensemble de la procédure la somme de 4 000 F (quatre mille francs) ; Déboute la partie appelante de sa demande formée au même titre ; Condamne la partie appelante aux dépens d'appel.