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Décisions

CA Versailles, 12e ch. sect. 1, 24 novembre 1994, n° 3803-92

VERSAILLES

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Tabasco (Sté)

Défendeur :

Lindt et Sprungli (SA), Ensemble (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Magendie

Conseillers :

MM. Franck, Boilevin

Avoués :

SCP Jullien-Lecharny-Rol, Me Jupin, SCP Merle & Carena-Doron

Avocats :

Mes Mollier-Larousse, Violet, Greffe.

T. com. Nanterre, 2e ch., du 14 févr. 19…

14 février 1992

Faits et procédure :

La société Lindt, spécialisée dans la fabrication et la vente de chocolats a pris contact avec l'agence de Conseils en Communications Promotionnelles Tabasco, début 1990, pour lui confier la conception et la réalisation d'une campagne publicitaire pour l'un de ses produits, les tablettes Chocoletti.

Le 12 février 1990, la société Tabasco proposait à la société Lindt trois recommandations d'actions dont l'une résumée par le slogan " Réalisez vos envies sur un simple coup de fil ", et qui fonctionne sur le principe des " instants cadeaux " fut retenue.

Cette opération promotionnelle consiste à demander aux consommateurs de téléphoner au cours d'une période déterminée de la journée afin d'être éventuellement tirés au sort, pour recevoir un lot.

La société Tabasco a réalisé l'ensemble des éléments nécessaires à la mise en œuvre de cette opération qui s'est effectivement déroulée du 1er octobre 1990 au 31 décembre 1990.

Le 7 juin 1991, la société Lindt fut assignée devant le Tribunal de Commerce de Paris par la société Ensemble qui lui reprocha d'avoir fait cette campagne publicitaire, considérant qu'elle constituait une usurpation de l'idée publicitaire qu'elle avait réalisée au profit de la société Jacobs Suchard pour le produit " Milka " fin 1988.

La société Lindt après s'être rapprochée de la société Ensemble qui accepta de ne pas donner suite à l'instance engagée à son encontre, assigna la société Tabasco à laquelle elle reprochait d'avoir manqué ses obligations contractuelles à son égard, et de lui avoir causé un préjudice qu'elle évaluait à 200.000 F. Elle demandait en outre au tribunal, de dire que la société Tabasco serait tenue de la garantir de l'intégralité de condamnations susceptibles d'être prononcées à son encontre, du fait de la mise en œuvre ce cette campagne promotionnelle.

Le 9 août 1991, la société Ensemble a assigné la société Tabasco devant le Tribunal de Commerce auquel elle demandait de lui octroyer 300.000 F à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice qu'elle estimait avoir subi. Elle lui reprochait essentiellement d'avoir non seulement usurpé l'idée publicitaire originale qu'elle avait réalisé au profit de Milka, mais encore d'avoir imité sa forme d'expression au-delà des nécessités de la communication publicitaire et d'avoir, ce faisant commis des agissements parasitaires lui ayant permis de profiter sans frais de l'imagination d'autrui. Tabasco l'a ainsi privée de la marge correspondant à ce qu'elle aurait perçue, si la société Lindt s'était adressée à elle-même, véritable concepteur de l'opération " l'instant cadeau ".

Par le jugement entrepris, le Tribunal a joint les causes et accueilli l'action engagée par la société Ensemble sur le fondement des dispositions de l'article 1382 du Code civil, et sur les principes en matière de concurrence déloyale au motif que la société Tabasco avait commis deux fautes consistant d'une part, en la reprise de l'idée concept imaginé par la société Ensemble " et d'autre part, en la copie servile de la formulation dudit concept.

Le Tribunal a évalué le préjudice de la société Ensemble à 100.000 F.

S'agissant ensuite des demandes de la société Lindt à l'encontre de la société Tabasco, les Juges consulaires ont retenu une faute à l'encontre de cette dernière, à l'image de laquelle il a été porté atteinte.

En effet, il est probable que les clients non avertis ont pu croire à une identité d'origine entre les chocolats Milka qui avaient fait l'objet de la précédente campagne et les chocolats Chocoletti ; de surcroît, il n'est nullement prouvé que Lindt avait connaissance de la campagne antérieure de la société Suchard au moment où elle s'est engagée avec la société Tabasco.

La société Tabasco fait valoir :

* En ce qui concerne l'action engagée par la société Ensemble :

- que le concept d'opérations publicitaires du type " instant cadeau " n'a pas été imaginé par la société Ensemble et qu'en toute hypothèse une idée n'est pas protégeable et est insusceptible d'appropriation,

- que les documents publicitaires présentant l'opération ne sont pas la copie servile de cause, ayant servi lors de l'opération Suchard.

* En ce qui concerne l'action engagée par la société Lindt :

C'est inexactement que Lindt soutient que l'opération promotionnelle mise en œuvre pour son compte par Tabasco ne constituerait que la reproduction fautive de la précédente opération réalisée en faveur des produits Milka.

De surcroît, Lindt ne peut sérieusement prétendre avoir ignoré les actions promotionnelles mises en œuvre par un de ses principaux concurrents.

La société Tabasco demande à la Cour :

- d'infirmer en toutes ses dispositions le jugement rendu le 14 février 1992 par le Tribunal de Commerce de Nanterre,

- de constater que l'action engagée par la société Ensemble et l'action engagée par la société Lindt & Sprungli à l'encontre de la société Tabasco sont l'une et l'autre tout aussi irrecevables que mal fondées,

- de débouter en conséquence, les sociétés Ensemble et Lindt & Sprungli de l'ensemble de leur demandes,

- de constater au surplus, que les actions engagées par les sociétés Ensemble et Lindt &Sprungli à l'encontre de la société Tabasco sont abusives,

- de condamner en conséquence :

- la société Ensemble à payer à la société Tabsaco, la somme de 100.000 F à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive,

- la société Lindt & Sprungli à payer à la société Tabasco, également la somme de 100.000 F à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive,

- de condamner la société Ensemble et la société Lindt & Sprungli, chacune, à payer à la société Tabasco la somme de 25.000 F en application des dispositions de l'article 700 du Nouveau code de Procédure Civile,

- de condamner conjointement et solidairement, les sociétés Ensemble et Lindt & Sprungli en tous les dépens de première instance et d'appel, dont le recouvrement pour ceux la concernant sera effectué par la SCP Jullien-Lecharny-Rol, société titulaire d'un office d'avoués, conformément aux dispositions de l'article 699 du Nouveau code de Procédure Civile.

La société Lindt soutient essentiellement qu'en mettant en place la campagne promotionnelle pour son compte, la société Tabasco l'a discréditée, tant auprès de ses concurrents que de ses distributeurs qui ont été amenés à penser qu'elle se rendait coupable d'agissements publicitaires et déloyaux à l'égard de la société Suchard.

Elle demande à la Cour de lui accorder 200.000 F en réparation du préjudice ainsi subi, de faire procéder à la publication de l'arrêt à intervenir dans trois publications de son choix, de condamner la société Tabasco à lui verser 40.000 F au titre de l'article 700 du Nouveau code de Procédure Civile.

La société Ensemble reproche tout d'abord à la société Tabasco d'avoir purement et simplement utilisé l'idée publicitaire originale qu'elle avait réalisé au profit de la marque Milka, en usurpant sa forme d'expression, dès lors qu'elle est allée très au-delà des simples nécessités de la communication des messages publicitaires.

Elle ajoute que s'il est exact qu'aucun procédé ou thème publicitaire ne peut, en tant que tel, être l'objet d'une appropriation sur le fondement du droit d'auteur, il n'en demeure pas moins que la loi protège sa forme, si elle est originale. C'est précisément de s'être approprié, non l'idée, mais la forme de cette idée que la société Ensemble reproche à la société Tabasco.

Elle fait valoir enfin, que les agissements de Tabasco sont parasitaires et que le préjudice qui en résulte, découle de ce que Tabasco l'a privée de la marge qu'elle aurait pu percevoir si la société Lindt s'était adressée à elle.

Elle demande à la Cour :

- de confirmer la décision entreprise en ce qu'elle a déclaré la société Tabasco coupable de concurrence déloyale à l'égard de la société Ensemble,

- de réformer le jugement entrepris en ce qu'il a limité le montant des dommages et intérêts alloués à la concluante à la somme de 100.000 F,

- de condamner la société Tabasco à payer à la société Ensemble la somme de 300.000 F à titre de dommages et intérêts,

- de confirmer le jugement en toutes ses autres dispositions,

- de condamner la société Tabasco à payer à la société Ensemble la somme de 20.000 F en vertu des dispositions de l'article 700 du Nouveau code de Procédure Civile,

- de condamner la société Tabasco aux entiers dépens de première instance et d'appel, avec autorisation pour ces derniers, donnée à Maître Jupin, Avoués près la Cour d'appel de Versailles, de les recouvrer conformément aux dispositions de l'article 699 du Nouveau code de Procédure Civile.

Sur ce, LA COUR

Sur l'action engagée par la société Ensemble contre la société Tabasco

Considérant que la société Ensemble fait valoir que la reprise par la société Tabasco d'une action du même type que celle qu'elle avait réalisée pour la société Jacobs Suchard constituerait une usurpation de son idée publicitaire originale, constitutive d'une concurrence déloyale à son égard ; qu'elle précise que la société Tabasco en reprenant à l'identique sa campagne publicitaire, dans l'expression formelle de celle-ci, a profité sans frais de son travail et de son imagination, ce qui constitue un agissement parasitaire envers un concurrent, tendant à lui soustraire sa clientèle ;

Considérant cependant, que l'idée publicitaire non protégeable quand bien même elle serait originale, ne peut faire l'objet d'une appropriation, l'idée préside à la création de l'esprit appartenant à tous ;

Considérant que l'idée n'étant pas protégeable, la reprise d'éléments nécessaires à la présentation de cette idée ne sauraient être incriminée ; que la concurrence déloyale par la mise en œuvre de la campagne publicitaire fondée sur l'" instant cadeau " supposerait rapportée la preuve que l'utilisation du procédé s'accompagne de faits ou de manœuvres susceptibles de créer une confusion de nature à détourner la clientèle du concurrent;

Considérant qu'il ressort de la comparaison des documents publicitaires présentant l'opération promotionnelle " Jacobs Suchard ", avec ceux présentant l'opération " Lindt " que les documents réalisés par Tabasco pour le compte de cette dernière société, ne constituent nullement la copie servile des premiers ;

Considérant que les couleurs et caractères utilisés sur les plaquettes sont différents tout comme les cadeaux offerts aux gagnants ; que si des ressemblances existent dans la présentation d'ensemble, celles-ci apparaissent dictées par l'adoption du même procédé promotionnel et par la nécessité d'employer des éléments et formules nécessaires à sa description ; que c'est ainsi que la représentation d'un téléphone - sous une forme légèrement différente dans les deux plaquettes - est liée à la nécessité pour le consommateur d'appeler le numéro indiqué ; que le choix de la formule " gagnez pendant l'instant cadeau " identique dans les deux publicités, découle nécessairement du concept publicitaire ainsi retenu, dont il est l'expression ramassée ;

Considérant surabondamment, que l'action en concurrence déloyale doit avoir pour effet, en tout cas, de créer une confusion ou un risque de confusion ;

Considérant que la société Ensemble n'établit pas en quoi la façon de procéder de la société Tabasco serait susceptible de créer une confusion au profit de cet annonceur, qui est son concurrent direct ;

Considérant par suite, que l'action en concurrence déloyale formée par la société Ensemble doit être rejetée ; que le jugement entrepris doit être réformé de ce chef ;

Sur l'action engagée par la société Lindt à l'encontre de Tabasco

Considérant que la société Lindt reproche à la société Tabasco d'avoir conçu et mis en œuvre pour son compte une opération promotionnelle qui ne constituerait que la reproduction fautive de la précédente opération réalisée en faveur de " Milka " Jacobs Suchard ;

Considérant cependant d'une part, qu'il résulte de ce qui précède que la promotion Chocoletti, si elle reprend l'idée non appropriable de " l'instant cadeau " utilisée par la société Ensemble pour le compte de Suchard, n'en est pas la reproduction servile, en sorte qu'aucune faute ne peut être reprochée à l'appelante dans le choix et la mise en œuvre de cette action promotionnelle ;

Considérant, d'autre part, que la société Lindt ne peut sérieusement prétendre qu'elle était dans l'ignorance de l'opération publicitaire réalisée par l'un de ses principaux concurrents fin 1988, c'est-à-dire moins de deux ans auparavant ; qu'une telle connaissance lui interdit en tout état de cause, d'invoquer une faute de la société Tabasco dans la reprise de l'opération promotionnelle de Suchard ;

Considérant que la société Lindt fait encore valoir que la société Tabasco l'aurait discréditée, tant auprès de ses concurrents que de ses distributeurs " qui ont été amenés à penser qu'(elle) se rendait coupable d'agissements parasitaires et déloyaux à l'égard de Jacobs Suchard " ; que l'absence de faute de Tabasco dans l'exécution du contrat rend inopérante cette argumentation que la société Lindt se borne d'ailleurs, à formuler sans étayer ses allégations d'un quelconque élément ;

Que la demande doit être rejetée et le jugement réformé de ce chef ;

Sur les dommages et intérêts et sur l'article 700 du Nouveau code de Procédure Civile

Considérant que la société Tabasco ne caractérise pas le préjudice résultant de la procédure abusive dont elle se plaint ; que sa demande doit dès lors être rejetée ;

Considérant en revanche, que l'équité justifie de ne pas laisser à la charge de la société Tabasco les frais irrépétibles exposés en cause d'appel ;

Par ces motifs : Statuant publiquement et contradictoirement ; Dit la société Tabasco recevable et fondée en son appel ; Infirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions ; Déboute les société Ensemble et Lindt & Sprungli de l'ensemble de leurs demandes ; Condamne les société Ensemble et Lindt & Sprungli à payer chacune à la société Tabasco la somme de Quinze mille francs (15.000 F) en application des dispositions de l'article 700 du Nouveau code de Procédure Civile ; Déboute la société Tabasco de ses autres demandes ; Condamne les sociétés Ensemble et Lindt & Sprungli conjointement et solidairement aux dépens, lesquels seront recouvrés directement par la SCP Jullien-Lecharny-Rol, Avoués, conformément aux dispositions de l'article 699 du Nouveau code de Procédure Civile.