Livv
Décisions

CA Reims, ch. civ. sect. 1, 23 novembre 1994, n° 184-93

REIMS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Sopad (SA)

Défendeur :

Brucelle (ès qual.), Fromagerie Moreau

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Lambremon-Latapie

Conseillers :

Mme Depommier, M. Ruffier

Avoués :

SCP Genet-Braibant, SCP Chalicarne-Delvincourt-Jacquemet

Avocats :

Mes Véron-Clavière, Blocquaux.

T. com. Charleville-Mezières, du 5 nov. …

5 novembre 1992

La COUR,

Faits et procédure

Le 30 août 1985, la société Fromagerie Moreau a fait, au Greffe du Tribunal de commerce de Charleville-Mezières une déclaration de cessation des paiements à compter du 26 août précédent.

Par jugement du 3 septembre suivant, le Tribunal de Commerce a prononcé son règlement judiciaire.

Le 5 septembre, la société Besnier faisait une offre de reprise valable jusqu'au 10 septembre.

Par jugement du 10 septembre, le règlement judiciaire était converti en liquidation des biens.

Par jugement du même jour le syndic, Maître Brucelle, était autorisé à signer un contrat de location-gérance de trois mois aux conditions proposées par la société Besnier et à négocier la cession forfaitaire des éléments corporels et incorporels de la société sous réserve de l'aménagement des conditions suspensives de cette offre.

L'une des conditions suspensives visait le transfert de l'intégralité des zones de lait au profit du repreneur et de renouvellement pour au moins cinq ans par les producteurs, des contrats de fournitures de lait, dont certains venaient à expiration en mars 1986.

Seuls 70 000 000 de litres de lait annuels sur les 95 000 000 prévus ayant pu être transmis au repreneur en raison de la défection d'un certain nombre de producteurs, le prix de cession faisait l'objet d'une réduction.

C'est dans ces conditions que, par acte du 14 janvier 1986, Maître Brucelle de la Fromagerie Moreau faisait assigner la SA Sopad aux fins de faire juger qu'en entreprenant de s'approprier des zones de collecte de la société Fromagerie Moreau, sans rechercher la nature des conventions liant les producteurs à celle-ci, la société Sopad a commis un détournement d'actif au préjudice de la masse des créanciers et des actes de concurrence déloyale.

Par jugement du 5 novembre 1992, le Tribunal de commerce de Charleville-Mezières a :

- jugé que la société Sopad s'est rendu coupable de concurrence déloyale,

- l'a condamnée à 1 747 768,50 F à Maître Brucelle es qualités, au titre du détournement de clientèle et 258 109,27 F au titre de l'utilisation abusive des tankers appartenant à la société Fromagerie Moreau outre 10 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile,

- avant dire droit sur les autres demandes au titre des tankers, désigné un expert avec mission d'en fixer la valeur vénale et comptable à la date du 31 mars 1986, date de cessation du contrat conclu entre la Fromagerie Moreau et les producteurs de lait.

La société Sopad a relevé appel de cette décision.

Moyens des parties

La société Sopad conteste les griefs retenus par le Tribunal pour caractériser la concurrence déloyale.

Elle fait valoir que les petits producteurs de lait, non payés de leurs livraisons du mois de juillet 1985, et alertés par les échos de la situation financière catastrophique de leur cocontractant, se sont adressés à des sociétés parmi lesquelles la société Sopad susceptibles d'acheter leur lait qui ne pouvait être stocké au-delà de quelques jours, et ont dénoncé leurs contrats avec la société Fromagerie Moreau pour le prochain terme, soit le 31 mars 1986.

Elle ajoute que l'impossibilité pour la Fromagerie Moreau d'exécuter ses obligations contractuelles a été confirmée par sa mise en liquidation le 10 septembre 1985.

Elle rappelle que l'offre du repreneur Besnier comportait l'engagement de payer les sommes dues aux producteurs depuis juillet 1985, à condition qu'ils signent un avenant de fidélité, à savoir des contrats de fourniture de lait de cinq ans au lieu d'un an.

Elle soutient que le syndic occulte volontairement l'inexécution des obligations de la Fromagerie Moreau et le droit qu'elle donnait aux producteurs de ne pas exécuter leurs obligations réciproques et la liberté de dénoncer les contrats au-delà du 31 mars 1986 et de contracter de nouveaux contrats avec qui ils voulaient.

Elle considère qu'il n'y a pas eu détournement de clientèle de sa part, et qu'elle ne peut se voir imputer à faute le refus opposé par les producteurs à la proposition de contrat du groupe Besnier, pas plus que la dénonciation de leur contrat avec la Fromagerie Moreau ou l'utilisation abusive des tankers, puisque chacune de ces initiatives correspondait à un choix que les producteurs étaient libres de faire.

Elle demandait acte de ce que, comme elle l'a fait dès le 7 novembre 1985, elle offre de payer une somme correspondant à la valeur de reprise des tankers d'occasion, sans valeur résiduelle, ce qui ne rend pas utile l'expertise ordonnée en première instance.

Maître Brucelle conclut à la confirmation du jugement. Il soutient que, lorsque les difficultés de la Fromagerie Moreau l'ont conduite à déposer son bilan, la société Sopad a approché un certain nombre de producteurs de lait, liés par contrat avec elle et constituant une fraction importante de son actif, et a organisé la rupture des contrats litigieux.

Il souligne que, si par une manœuvre concertée différents producteurs ont dénoncé leur contrat, avec effet immédiat, et non, comme tente de le faire croire la société Sopad avec effet au 31 mars 1986, c'est bien parce qu'ils étaient assurés d'avoir un autre débouché pour leur production, ce qui démontre l'intervention de la société Sopad.

Il fait valoir qu'en détournant ainsi les fournisseurs, la société Sopad n'a pas hésité à utiliser les tankers appartenant à la Fromagerie Moreau.

Il fait valoir qu'aucun grief n'étant articulé par l'appelant à l'encontre du chef du jugement l'ayant condamné au paiement d'une somme pour l'utilisation abusive des tankers, le jugement sera sur ce point confirmé.

Quant à l'expertise, elle est nécessaire dans la mesure où la valeur vénale des citernes en cause n'a rien à voir avec leur valeur comptable, les règles de l'amortissement fiscal ayant pour effet de générer une plus value latente sur ces matériels.

Il demande enfin que lui soit allouée une indemnité de 15 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile.

La procédure a été clôturée par ordonnance du 5 septembre 1994.

Sur ce,

Attendu que, selon les dispositions de l'article 12 du nouveau Code de Procédure Civile, le juge doit restituer aux faits leur véritable qualification sans s'arrêter à celle qui aurait été éventuellement retenue par les parties ;

Attendu qu'en l'espèce, le comportement reproché à la société Sopad ne saurait relever du détournement d'actif retenu par Maître Brucelle dans son exploit introductif d'instance, cette infraction ne pouvant être commise que par les dirigeants de droit ou de fait d'une société ;

Que les agissements qui lui sont reprochés relèvent de la concurrence déloyale, et c'est donc dans ce cadre juridique que seront examinées les prétentions respectives des parties ;

Attendu que doivent en conséquence être démontrés à la fois la faute quasi-délictuelle commise par la société Sopad et le lien de causalité avec le préjudice invoqué par Maître Brucelle es qualités ;

Attendu que ce préjudice consiste en une diminution du prix de cession payé par le repreneur, en raison de la défection d'un certain nombre de producteur de lait :

Qu'il est constant qu'au moment de son dépôt de bilan, le 30 août 1985, la situation de la Fromagerie Moreau ne permettait pas d'envisager une continuation de l'activité, en raison de la faiblesse de sa trésorerie et de l'impossibilité de faire face au règlement des salaires d'août, donc a fortiori de payer l'arriéré des sommes dues aux producteurs de lait ; qu'à cette date, les producteurs de lait, denrée par nature extrêmement périssable, se trouvaient donc dans la nécessité de trouver, provisoirement un débouché pour leur production, les autres branches de l'alternative consistant soit à continuer les livraisons à la Fromagerie Moreau sans pouvoir espérer un paiement, soit de la détruire ;

Que s'il n'est pas démontré que la société Sopad ait suscité la décision de certains de ces producteurs de signifier à la Fromagerie Moreau qu'ils s'estimaient libérés de tout engagement à son égard, elle a néanmoins, par les engagements qu'elle a pris envers eux, profité du trouble légitime provoqué par le dépôt de bilan de celle-ci pour étendre sa zone de collecte;

Que cependant, le lien de causalité entre ce comportement et le préjudice invoqué par Maître Brucelle ès qualité n'est pas établi;

Attendu en effet, que l'offre de Besnier n'était pas seulement conditionnée au transfert de l'intégralité des contrats, mais exigeait l'engagement de tous les producteurs, avant le terme de leur contrat et en échange de la reprise de leur créance contre la Fromagerie Moreau, de conclure avec la société Besnier des contrats de cinq ans, ce que les producteurs étaient libres d'accepter ou de refuser ; que la poursuite des contrats était donc subordonnée à une modification substantielle de leur contenu ;

Que même si les contrats s'étaient poursuivis jusqu'à leur terme normal, à savoir mars 1986, Besnier aurait, de la même façon, réduit son offre ;

Attendu encore que Maître Brucelle ne justifie pas avoir adressé aux producteurs de lait concernés mise en demeure de reprendre leurs livraisons ;

Qu'il ne démontre enfin aucun acte de " débauchage " qu'aurait commis la société Sopad pour attirer les producteurs de lait chez elle en leur offrant par exemple des conditions plus avantageuses que celles proposées par Besnier;

Qu'au contraire, il résulte des documents produits, et notamment de la lettre adressée par les coopérateurs à la société Sopad le 30 août 1985, que la solution consistant à faire collecter le lait par la société Sopad était provisoire et devait recevoir une " concrétisation définitive " après la désignation du syndic ;

Qu'il n'est pas en l'état contesté qu'après l'offre de Besnier, un certain nombre de producteurs collectés par Sopad ont contracté avec le repreneur ;

Que les faits de concurrence déloyale et le lien de causalité avec le préjudice allégué par Maître Brucelle, ès qualité, ne sont pas en conséquence démontrés;

Attendu, en ce qui concerne l'utilisation des tankers, que si la société Sopad reconnaît les avoir utilisés en sachant qu'ils étaient la propriété de la Fromagerie Moreau, ce fait ne peut pour les même raisons que celles ci-dessus exposées être relié au préjudice par Maître Brucelle ;

Qu'en revanche, cette utilisation depuis septembre 1985 justifie que soient alloués à la Fromagerie Moreau à la fois des dommages et intérêts pour la période allant du mois de septembre 1985 au mois de mars 1986, date de fin des contrats, ainsi que le prix de rachat à cette date, comme le propose d'ailleurs la société Sopad (en tout cas sur le principe la discussion portant sur la valeur à donner à ces tankers) ;

Qu'en l'absence de critique pertinente à la fois sur les chiffres retenus par le tribunal et sur la nécessité de recourir à une expertise pour fixer la valeur de rachat, le jugement entreprise sera confirmé sur ces deux points ;

Attendu que les dépens de première instance resteront réservés ; que les dépens d'appel seront employés en frais privilégiés de procédure collective ;

Par ces motifs, Déclare recevable et partiellement fondé l'appel de la société Sopad ; Et, réformant dans la mesure utile la décision entreprise, Déboute Maître Brucelle es qualités, de son action en concurrence déloyale pour détournement de clientèle ; Condamne la Sopad à payer à Maître Brucelle, es qualité, la somme de deux cent cinquante huit mille cent neuf francs et vingt sept centimes (258 109,27 F) au titre de l'utilisation des tankers ; Confirme le jugement entrepris pour le surplus de ses dispositions ; Dit que les dépens d'appel seront employés en frais privilégiés de procédure collective, avec faculté de recouvrement direct pour la société civile professionnelle Genet et Braibant.