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Décisions

CA Versailles, 12e et 13e ch. réunies, 17 mai 1994, n° 3132-92

VERSAILLES

Arrêt

Infirmation partielle

PARTIES

Demandeur :

Syndicat National de la Video Communication, Union Syndicale des Producteurs de Programmes Aaudiovisuels, Syndicat des Producteurs de Programmes Audiovisuels

Défendeur :

FR3 (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Belleau

Conseillers :

MM. Franck, Assié, Besse, Mme Bardy

Avoués :

SCP Jullien & Lecharny & Rol, SCP Fievet & Rochette & Lafon

Avocats :

Mes Cathala, de Bouchony.

TGI Paris, 1re ch., sect. A, du 26 oct. …

26 octobre 1988

1-1 Dans le courant de 1987, deux stations régionales de la société nationale de programmes France Régions 3, ci-après dénommée FR3, à savoir les stations Méditerranée et Rhône Alpes, ont entrepris une campagne de publicité pour offrir leurs services en vue de la réalisation de documents audiovisuels.

Cette campagne, mettant en valeur les moyens techniques et humains dont dispose FR3, a pris la forme d'un document imprimé et d'un film de court métrage reproduit sur cassettes qui ont fait l'objet d'une distribution à des clients potentiels.

1-2 Aux termes des assignations qu'ils ont fait délivrer à FR3, le Syndicat National de la Vidéo Communication, ci-après SNVC et le Syndicat des Producteurs de Programmes Audiovisuels, ci-après SPPA, lui font grief d'une part de mettre à la disposition des tiers des moyens de production qui ne devraient servir qu'à elle-même, violant ainsi son cahier des charges ainsi que le principe de la spécialité du service public, d'autre part d'abuser d'une position dominante et de pratiquer des tarifs inférieurs des deux tiers à ceux pratiqués sur le marché, tombant ainsi sous le coup des dispositions de l'ordonnance du 1er décembre 1986, et de l'article 1382 du Code Civil, et enfin de se livrer à un dénigrement collectif de la profession des producteurs de programmes dans le film reproduit sur cassettes.

Les deux syndicats sollicitaient 200 000 F chacun à titre de dommages et intérêts outre 10 000 F en application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.

L'Union Syndicale des Producteurs de Programmes Audiovisuels, ci-après USPPA devait par la suite intervenir pour réclamer à son tour 20 000 F de dommages-intérêts et 10 000 F en application de l'article 700 du NCPC.

1-3 Par un jugement rendu le 26 octobre 1988, le Tribunal de Grande Instance de Paris a déclaré les syndicats recevables en leur action, a rejeté leur demande tendant à voir juger d'une part que FR3 se livrait à une violation de son cahier des charges et du principe de la spécialité du service public, et d'autre part qu'elle avait procédé à un dénigrement collectif de la profession des producteurs de programmes audiovisuels ; il désignait, avant dire droit, sur le surplus des demandes Monsieur Thevenet en qualité d'expert avec pour mission de déterminer les tarifs proposés et pratiqués en 1987 et 1988 par FR3 et par les prestataires privés adhérents de l'un ou l'autre des syndicats demandeurs, et déterminer pour des prestations identiques les différences existant entre les tarifs.

Sur la recevabilité, le Tribunal retenait que les syndicats tenaient, de la loi, le droit d'ester en justice sans que celui-ci soit conditionné par une représentativité particulière ; il ajoutait que l'absence invoquée par FR3 d'un dommage portant atteinte aux intérêts collectifs de la profession, que les demandeurs et intervenants entendent faire protéger, constituait un moyen de fond sans incidence sur la recevabilité de l'action.

Sur le fond, le Tribunal relevait d'une part qu'une assemblée générale extraordinaire du 2 octobre 1987 avait autorisé FR3 à produire ou coproduire des œuvres et documents audiovisuels et que cette opération apparaissait licite ; il écartait le dénigrement en exposant que l'image donnée de l'entreprise rivale était si caricaturale qu'elle ne permettait pas d'effectuer un rapprochement avec quiconque et ne pouvait entraîner un détournement de clientèle.

1-4 Sur l'appel interjeté par les syndicats et l'union syndicale, la Cour d'Appel de Paris, par un arrêt du 9 mai 1990, a rejeté toutes les demandes formées par les appelants.

Elle déclarait leur action recevable en rappelant que les faits allégués par les syndicats étaient de nature à leur causer un trouble susceptible d'être ressenti par chacun de leurs adhérents et à porter atteinte aux intérêts collectifs de la profession, que les appelants entendent protéger.

Elle estimait ensuite qu'il existait un lien logique et nécessaire entre la possibilité pour FR3 de disposer des moyens propres de production pouvant excéder ses propres besoins et la faculté de les utiliser en qualité de prestataire de services dans des conditions qui ne sont pas contraires à la loi et conformément à son objet social.

Elle considérait alors que les syndicats ne fournissaient aucun élément de nature à établir l'existence d'une position dominante de FR3 sur le marché spécifique des productions audiovisuelles, en l'absence notamment d'indication sur le chiffre d'affaires réalisé par cette société au regard de son chiffre d'affaires global et à celui réalisé par les sociétés privées concurrentes.

Elle relevait que si l'expert avait noté que les prix avaient été cassés pour certains services de post-production, il n'avait pas été tenu compte de certaines sujétions imposées par FR3 en raison de la priorité réservée à ses propres travaux, alors encore que l'accomplissement de prestations à des prix inférieurs à ceux habituellement pratiqués ne pouvait en soi constituer des actes de concurrence déloyale, en l'absence d'agissements fautifs accomplis dans le dessein ou avec la conscience de réaliser un détournement de clientèle dont la preuve n'était d'ailleurs pas établie.

Enfin, elle écartait le grief de dénigrement en raison de la caricature grossière excluant toute identification avec un adhérent quelconque des syndicats appelants.

1-5 Sur pourvoi formé par les syndicats, la Chambre Commerciale Financière et Economique de la Cour de Cassation a cassé l'arrêt rendu le 9 mai 1990 en toutes ses dispositions et a renvoyé l'affaire devant la Cour d'Appel de Versailles.

Elle a d'abord rejeté le moyen tiré d'une violation de la Loi du 30 septembre 1986 et d'une méconnaissance du cahier des charges et du principe de la spécialité du service public, en jugeant " qu'en retenant que ces textes lui permettaient, abstraction faite des missions spécifiques qui lui sont imparties dans le secteur public de la communication, de participer avec des tiers à des accords de production audiovisuelles non diffusées par ses soins ", la Cour d'Appel qui n'était pas tenue de renvoyer à l'examen de la juridiction administrative le contrôle de la légalité du Décret du 11 avril 1988 approuvant le cahier des charges et hors de toute dénaturation, n'a pas méconnu les dispositions des articles 44 et 48 de la Loi du 30 septembre 1986.

Elle accueillait, par contre, le deuxième moyen pris en sa première branche au visa de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 en relevant " qu'en limitant son contrôle concernant l'existence d'une position dominante de la société FR3 à une comparaison du chiffre d'affaires de l'entreprise par rapport à celui de ses concurrents dans le domaine spécifique des productions audiovisuelles destinées à des usages non télévisuels sans prendre en considération les avantages financiers et matériels dont la Société FR3 disposait pour promouvoir l'ensemble de ses activités reconnues par la Loi, la Cour d'Appel avait méconnu les dispositions de ce texte.

Enfin, elle accueillait la seconde branche du moyen au visa de l'article 1382 du Code Civil en exposant que la Cour, statuant ainsi qu'il a été indiqué ci-dessus, et dès lors qu'elle n'avait pas à prendre en considération les sujétions imposées à la Société FR3 par ses missions spécifiques pour justifier les prix anormalement bas qu'elle pratiquait dans le domaine de la production audiovisuelle au profit de tiers, sans rechercher si de tels agissements pouvaient constituer une faute à l'égard de ses concurrents, la Cour d'Appel n'avait pas donné de base légale à sa décision.

2-1 Le SNVC, le SPPA et l'USPA, ci-après dénommés les syndicats, sont appelants et concluent à l'infirmation du jugement entrepris ; ils demandent de voir juger que la Société FR3 n'est pas autorisée par son statut à fournir des prestations de services à des tiers, sauf dans le cas d'accord de production ou de coproduction, et lui interdire toute pratique de ce genre, sous astreinte de 10 000 F par syndicat et par infraction constatée ; ils demandent, d'autre part, à voir juger que la Société FR3 a commis des actes de concurrence déloyale par exploitation abusive d'une position dominante et par dénigrement notoire des professions concernées ; ils réclament, dès lors, chacun 200 000 F à titre de dommages et intérêts, et 50 000 F en application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile, ainsi que la publication du présent arrêt dans cinq journaux.

2-2 La Société FR3 conclut à la réformation du jugement, à l'irrecevabilité des demandes présentées par les syndicats et subsidiairement à leur débouté ; elle réclame la condamnation des syndicats à lui verser chacun une somme de 50 000 F en application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.

2-3 Le Procureur Général a visé la procédure.

Pour la clarté de l'exposé des moyens des parties, il convient d'examiner successivement les moyens d'irrecevabilité puis, éventuellement, la question de la légalité de l'action entreprise par FR3, puis les moyens tirés de la concurrence déloyale qui se subdivisent en celui relatif à l'abus de position dominante, à la pratique de prix anti-concurrentiels et au dénigrement, pour étudier enfin les moyens des parties relatifs au préjudice allégué par les appelants.

3 - Sur la recevabilité des actions intentées par les syndicats.

3-1 FR3 expose que le syndicats ne peuvent démontrer l'existence d'un intérêt collectif susceptible d'être lésé et notamment en quoi les faits reprochés porteraient atteinte aux intérêts collectifs de la profession envisagée dans son ensemble et non pas aux seuls intérêts individuels d'un ou de plusieurs de leurs adhérents.

Elle soutient, en particulier, que l'action fondée sur une violation de la Loi du 30 septembre 1986 et sur l'article 49 du cahier des charges, de même que celle de la concurrence déloyale, vise à se voir reconnaître un monopole privé dans le secteur de la production audiovisuelle alors encore que le dommage concurrentiel est licite.

Elle ajoute que la demande formée sur un abus de position dominante est irrecevable en l'absence de saisine de la CNCL et du CSA ou encore du Conseil de la Concurrence.

3-2 Les syndicats répliquent que leurs actions sont toutes recevables.

Ils rappellent que si la concurrence s'exerce de manière illégale, abusive ou déloyale, l'intérêt collectif des professions qu'ils représentent est lésé la preuve de tous ces éléments constituant une question de fond ; ils ajoutent que le préjudice subi est global faute par FR3 d'établir qu'il serait restreint ou individualisé ; ils précisent encore ne revendiquer aucun monopole privé pour eux-mêmes ; enfin, ils indiquent que, tant que la CNCL que le CSA qui y a été substitué, n'ont à être nécessairement consultés et qu'il en va de même pour le Conseil de la concurrence.

Sur ce

3-3 Considérant que les syndicats professionnels appelantssont régis par la Loi du 23 février 1927 et les articles L. 410-1 et suivants du Code du Travail etont pour objet la défense des intérêts professionnels économiques, matériels et moraux de leurs adhérents et tiennent de la loi le droit d'agir en justice; qu'en particulier, le SPPA a pour objet d'assurer la défense de la profession des producteurs de court métrage et que le SNVC assure les intérêts des entreprises exerçant dans le domaine de la vidéocommunication des activités de prestations de production, alors enfin que l'USPA fait de même pour les producteurs d'œuvres audiovisuelles destinés à la télévision ; qu'il ne saurait être contesté que la campagne publicitaire critiquée par ces syndicats comme les faits de la concurrence déloyale allégués par ces derniers à l'encontre de FR3, sont de nature à leur causer un trouble susceptible d'être ressenti par chacun de leurs adhérents et à porter atteinte aux intérêts collectifs de la profession que les appelants entendent protéger ; qu'ainsi que l'ont parfaitement rappelé les premiers juges, l'absence invoquée par FR3 d'un dommage portant atteinte aux intérêts collectifs, de la profession, constitue un moyen de fond sans incidence sur la recevabilité de l'action, FR3 ne pouvant sur ce point établir que le préjudice serait restreint ou individualisé ;

Qu'il ne saurait pas plus être sérieusement soutenu que les syndicats qui ne sont pas exploitants, et qui défendent des entreprises en concurrence les unes avec les autres, revendiqueraient un monopole privé pour eux-mêmes, alors enfin que la consultation, tant de la CNCL que du CSA ou du Conseil de la Concurrence, est une simple faculté et qu'aucune irrecevabilité ne saurait être déduite de cette absence de consultation, faute de texte.

4- Sur la légalité de l'action entreprise par FR3

4-1 Les syndicats exposent qu'au vu des motifs de l'arrêt rendu par la Cour de Cassation, s'il n'était pas interdit à FR3 de produire des documents audiovisuels qui seraient diffusés par des tiers dans le cadre des " accords de production ", cette action ne peut être faite que " de manière accessoire ", au vu du texte de l'article 44 alinéa 7 de la Loi du 30 septembre 1986 qui est particulièrement restrictif ; ils allèguent que dans la publicité et la pratique incriminée, FR3 ne propose pas des accords de coproduction aux tiers mais une simple mise à disposition de ses moyens techniques et humains pour la réalisation de films, dans le cadre de simples prestations de service ; ils en déduisent que le statut est violé, dès lors que FR3 doit contenir son activité à ce qui lui est autorisé par référence au principe de spécialité des établissements publics ; ils sollicitent, dès lors, d'une part, qu'il soit jugé que FR3 ne peut fournir sa production ou prêter ses services à des tiers qu'en participant à des accords de coproduction et qu'il lui soit interdit toute fourniture ou prestation de service qui serait consentie en dehors d'un tel accord sous astreinte ;

4-2 La Société FR3 réplique que cette argumentation a été rejetée tant par le Tribunal que par la Cour d'appel et la Cour de cassation, les appelants tentant à présent d'interpréter l'arrêt rendu par la Cour suprême ; elle précise qu'elle reste soumise à la législation sur les sociétés anonymes et soutient que l'article 44 de la Loi de 1986, ni aucune autre disposition, ne limitent son droit d'utiliser ses moyens propres de production lorsqu'elle les met à la disposition de tiers pour la réalisation d'œuvres audiovisuelles non diffusées par ses soins ; elle ajoute que si le législateur avait entendu interdire à FR3 l'usage de cette faculté, il l'aurait expressément spécifié comme il l'a fait pour la Société Antenne 2 ; elle précise enfin que le principe de spécialité des établissements publics ne s'applique pas à l'égard d'une société commerciale.

Sur ce

4-3 Considérant que l'article 44 de la Loi du 30 septembre 1986 précise que la Société FR3 est une société nationale de programmes chargée de la conception et de la programmation d'émissions de télévision de caractère national et régional dont elle fait assurer la diffusion sur l'ensemble du territoire métropolitain ; que le septième alinéa de cet article prévoit que, dans les conditions fixées par les cahiers des charges, les sociétés nationales de programmes produisent pour elles-mêmes et à titre accessoire des œuvres et documents audiovisuels et participent à des accords de coproduction ; que l'article 49 du cahier des charges vise les activités de conception de programmation et de diffusion des émissions de FR3 et lui permet de recourir à ses moyens propres de production dans certaines conditions précisées, ainsi qu'à participer à des accords de production ; qu'enfin, les statuts de FR3 précisent que la société pourra effectuer toutes opérations industrielles commerciales... se rattachant directement ou indirectement à son objet et à tous objets similaires ou connexes, ou susceptibles d'en faciliter la réalisation et le développement ;

Qu'il apparaît ainsi qu'aucune disposition ne limite le droit pour FR3 d'utiliser ses moyens propres de production pour les mettre à la disposition de tiers pour la réalisation d'œuvres audiovisuelles non diffusées par ses soins, alors qu'au contraire, à l'examen de l'article 47 du cahier des charges de la Société Antenne 2, lui fait spécifiquement interdiction de se doter de moyens propres autres que ceux nécessaires à la réalisation des émissions ; que le principe de spécialité ne saurait trouver application en l'espèce, dès lors que FR3 reste une société commerciale qui doit continuer à rentabiliser son outil de production et dispose de toute liberté dans le cadre de ses statuts pour réaliser toutes les opérations se rattachant à son objet social ; que la demande formée de ce chef par les syndicats doit dès lors être rejetée ;

5- Sur l'abus de position dominante par la pratique de prix anticoncurrentiels

5-1 Les syndicats rappellent que l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 prohibe l'exploitation abusive par une entreprise d'une position dominante sur le marché intérieur ou une partie substantielle de celui-ci et que cette position dominante s'apprécie en fait en résultant d'un ensemble de facteurs ; ils soutiennent que FR3 dispose d'atouts considérables et notamment la perception de la redevance qui constitue l'essentiel de ses ressources ; ils rappellent qu'au vu du rapport établi par Monsieur Blin, sénateur au nom de la commission des finances, les recettes de FR3 pour l'année 1987 sont réparties à raison de 2 261 MF au titre de la redevance, 523,8 au titre de la publicité, et 210,5 au titre des autres recettes, cette dernière somme étant constituée pour moitié par des participations financières reçues pour coproduction et pour moitié par des prestations de services de production ; ils rappellent que cette dernière moitié visée par le litige, si elle représente une activité marginale pour FR3, est une concurrence importante pour eux ; ils indiquent qu'en 1986, le chiffre d'affaires des 31 sociétés membres du SNVC, s'était élevé à 1 308 millions, alors que la moitié des recettes extérieures de FR3 atteignait déjà 92 MF ; ils en déduisent que le chiffre d'affaires réalisé par FR3 aurait donc été plus du double de celui d'un de ses 31 concurrents et qu'il y a bien position dominante ;

Ils exposent que l'exploitation abusive de cette position dominante se manifeste par la pratique de prix anormalement bas que FR3 peut seule se permettre, sans que cela affecte l'ensemble de son chiffre d'affaires et son bénéfice, jointe à une publicité particulièrement agressive ; ils rappellent que l'expert avait pu enregistrer l'aveu du Président Directeur Général de FR3 qui avait reconnu dans une lettre du 17 décembre 1987 avoir pris conscience des fréquentes distorsions entre son barème commercial et ceux de la concurrence, et qu'il avait constaté que si les prix des services à la production étaient moyens, les prestations en post-production se faisaient dans des conditions alléchantes et à des prix " nettement cassés " ;

5-2 La Société FR3 réplique que les syndicats n'établissent pas sa position dominante sur le marché de référence, ne prouvent pas l'exercice abusif de cette position, ni le lien de causalité entre ces deux éléments ;

Sur les premiers points, la Société FR3 indique qu'elle n'est pas en position dominante sur le marché des productions audiovisuelles destinées à ses usages non télévisuels, n'ayant au vu des chiffres visés par les syndicats eux-mêmes qu'une position marginale représentant 7,03 % ; elle rappelle que la commission de la concurrence estime que des parts d'environ 15 % ne permettent pas de retenir une position dominante qui est normalement établie vers 50 % ; elle ajoute que le bénéfice de la redevance ne constitue pas une démonstration suffisante de la position dominante, celle-ci servant avant tout au financement des programmes d'information et à leur diffusion, de telle sorte qu'FR3 ne dispose que d'avantages réduits par certaines obligations spécifiques ;

Sur le deuxième point, FR3 fait valoir que les prix qu'elle pratique sont justifiés par des sujétions qu'elle impose à ses clients dans l'exécution de ses prestations de production, à savoir par exemple l'utilisation des cellules de montage en horaire décalé

Sur ce point, elle précise que la Cour d'Appel, dont l'arrêt a précisément été cassé sur ce point, avait pourtant exactement relevé ces faits et nullement indiqué que les prix étaient cassés du fait des sujétions imposées à FR3, ainsi que l'indique la Cour de Cassation ; elle soutient, enfin, que le lien de causalité n'est pas plus établi.

Sur ce

5-3 Considérant, en premier lieu, sur l'allégation d'une position dominante de FR3, que le principal critère de domination est l'importance de la part du marché contrôlé; que si on se limite au seul marché de la prestation audiovisuelle, si la part de FR3 ne ressort qu'à 7,3 %, il n'en reste pas moins qu'elle est déjà significative, dès lors qu'au vu des chiffres présentés, dans le cadre d'une activité marginale, FR3 ferait ainsi un chiffre d'affaires de plus du double d'un grand nombre d'entreprises membres du SNVC; qu'en outre, sur le marché global de l'audiovisuel, FR3 ne peut sérieusement nier qu'elle a une part très importante; qu'ensuite, un autre critère de position dominante résulte du fait que l'entreprise dispose d'un accès préférentiel à certaines sources de financement ; qu'en l'espèce, FR3 dispose de la redevance, c'est-à-dire d'une source de financement particulière, inconnue dans le monde des sociétés commerciales ordinaires et dont les concurrents ne peuvent profiter, et qui représente sa ressource essentielle ; qu'en effet en 1987, elle représentait 2 256 MF, alors que les autres recettes ne s'élevaient qu'à 240 MF ; qu'il apparaît ainsi à l'examen de ces divers éléments que la Société FR3 se trouve bien en situation de position dominante;

Considérant dès lors et en second lieu, qu'il convient de rechercher s'il existe un abus ; qu'il apparaît de bonne justice d'évoquer au vu des conclusions du rapport de Monsieur Thevenet ; que, sur ce point, FR3 ne peut contester les prix anormalement bas qu'avait relevés l'expert, notamment pour les services de post-production ; que le technicien commis a noté que ces prix étaient " nettement cassés ", la réduction allant de 3 à 12 fois pour certaines prestations (980 F contre 2 960 à 12 800 F pour le montage, 3/4 BVU à la journée) ; que d'ailleurs, dans un courrier du 14 octobre 1987, adressé en réponse au Président du Syndicat de Vidéo Communication, le Président Directeur Général d'FR3, Monsieur Han, a expressément reconnu " avoir pris conscience des fréquentes distorsions existant entre son barème commercial et ceux de la concurrence " ; qu'ainsi les conclusions du rapport de l'expert sont confortées par les propres déclarations de Monsieur Han et doivent être retenues ; qu'on ne saurait sérieusement justifier ces prix cassés par les sujétions qui seraient imposées à FR3 ou que celle-ci imposerait à ses clients, les documents publicitaires produits aux débats n'y faisant d'ailleurs nullement référence ; qu'il existe dès lors une relation de cause à effet entre la position dominante de FR3 qui lui a permis cette pratique abusive de prix cassés, sans risque financier, ces agissements étant à l'évidence accomplis dans le dessin et avec la conscience de réaliser un détournement de clientèle;

6 - Sur le dénigrement

6-1 Les syndicats rappellent que le film a été adressé à un ensemble de personnes efficaces et bien choisies, qu'il a eu un grand succès et que toute la presse spécialisée en a parlé, tout en insistant sur le fait que la moitié de la cassette est consacrée aux concurrents de FR3 qui apparaissent " ringard, incompétents, hystériques et dangereux " ; ils soutiennent que s'il est permis de vanter ses produits, il ne l'est pas de critiquer un ou plusieurs concurrents dont chacun peut être identifié sous une critique apparemment globale ; ils ajoutent que la vivacité de l'attaque et son caractère injurieux doivent être pénalisés, l'impression générale restant dans la mémoire du consommateur ;

6-2 La Société FR3 réplique que la publicité est caricaturale et ne permet aucun rapprochement avec l'une quelconque des entreprises représentées par les syndicats et qu'il n'existe aucun détournement de clientèle ; elle demande, sur ce point, la confirmation du jugement.

Sur ce

6-3 Considérant qu'il apparaît que la pratique ci-dessus dénoncée des prix cassés s'est doublée d'une publicité particulièrement agressive, qualifiée à juste titre par un journaliste d' " anti pub " ; qu'en effet, FR3 a adressé à un millier de clients potentiels la cassette d'un film qui présente une image symbolique des concurrents qu'elle veut éliminer ; que l'entreprise concurrente est représentée dans le cadre d'un film en noir et blanc comme totalement vétuste, avec un personnel incompétent, ridicule, " ringard et hystérique ", alors qu'ensuite apparaissent des images en couleurs de FR3 dynamique et performante; qu'il existe en l'espèce un dénigrement collectif et une critique globale abusive visant à jeter le discrédit sur les producteurs et prestataires de services d'œuvres audiovisuelles ; que cette publicité caricaturale et excessive a atteint son but, dès lors qu'elle laisse l'impression dans l'esprit des spectateurs qu'il existerait en face d'une entreprise puissante ayant la maîtrise de l'antenne, des sociétés totalement et ridiculement incompétentes; que sur ce point, la décision entreprise ne peut qu'être infirmée, en ce qu'elle a estimé que le dénigrement n'était pas constitué.

7- Sur le préjudice

7-1 Les Syndicats font valoir un préjudice constitué par des pertes de marché et de clientèle subis par la profession dans son ensemble, ainsi qu'une lésion des intérêts moraux et commerciaux des professions représentées. Ils réclament chacun 200 000 F en réparation de ce préjudice ;

7-2 La Société FR3 réplique que la preuve de la réalité du préjudice n'est pas rapportée et qu'en tout état de cause, il n'y avait pas dommage collectif mais dommage individuel ; elle conteste la demande de publication eu égard à l'ancienneté des faits.

Sur ce,

7-3 Considérant que du fait de la pratique de prix anormalement bas et des images caricaturales données de leur profession par FR3, les syndicats ont subi en 1987 un préjudice moral et commercial qui justifie l'allocation à chacun d'entre eux d'une somme de 100 000 F à titre de dommages et intérêts toutes causes confondues ; qu'il y a lieu d'ordonner la publication par extrait de la présente décision, dans trois journaux au choix des syndicats, sans que le coût global de celle-ci puisse dépasser 30 000 F ; qu'il convient, enfin, de leur accorder à chacun une somme de 5 000 F en application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile, au titre des frais irrépétibles qu'il serait inéquitable de laisser à leur charge.

Par ces motifs, Statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort : Infirme la décision entreprise en ce qu'elle a écarté le grief de dénigrement ; Dit que la Société FR3 s'est rendu coupable de dénigrement ; La confirme pour le surplus ; Evoquant au vu du rapport d'expertise de Monsieur Thevenet : Dit que FR3 s'est rendue coupable d'un abus de position dominante par la pratique de prix anticoncurrentiels ; La condamne à payer aux syndicats trois sommes de 100 000 F en réparation de leur préjudice, ainsi que trois sommes de 5 000 F en application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile ; Ordonne la publication de la présente décision dans trois journaux au choix des syndicats, sans que le coût de ces insertions puisse dépasser une somme globale de 30 000 F ; Condamne la Société FR3 en tous les dépens, autorisation étant accordée à la SCP Jullien & Lecharny & Rol de les recouvrer en application de l'article 699 du Nouveau Code de Procédure Civile.