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Décisions

CA Paris, 4e ch. A, 11 mai 1994, n° 92-011843

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

American Institute of Physics (Association), American Physical Society, Barschall(Association)

Défendeur :

Gordon and Breach Science Publishers Inc. (Sté), Gordon and Breach Science Publishers (SA), Overseas Publishers Association BV (Sté), Harwood Academic Publishers GmbH (Sté), STBS ltd (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Gouge

Conseillers :

Mme Mandel, M. Brunet

Avocats :

Mes Gaillot, Dellecker

TGI Paris, 3e ch., 1re sect., du 27 nov.…

27 novembre 1991

Dans des circonstances suffisamment exposées par les premiers juges les sociétés Gordon and Breach Science Publishers, de New-York, Londres et Montreux, Harwood Academic Publishers, STBS et Overseas Publishers Association, ci-après le Groupe Gordon, se plaignant d'agissements de concurrence déloyale, dénigrement, publicité comparative illicite, dont il se disait victime à la suite de la publication d'articles dont M. Barschall est l'auteur dans les revues " Physics Today " et " Bulletin of the American Physical Society " éditées par l'American Institute of Physics et l'American Physical Society, ci-après le Groupe AIP-APS et de l'envoi de " tirés à part " de ces articles, avait attrait ce dernier devant le Tribunal de grande Instance de Paris afin d'obtenir réparation pour le préjudice qu'il disait avoir subi. Le Groupe AIPS-APS avait opposé une exception d'incompétence territoriale et subsidiairement conclu au mal fondé de la demande.

Par un premier jugement du 12 décembre 1990 la 3e chambre 1re section du tribunal s'est déclarée compétente et faute de contredit dans le délai, a par un deuxième jugement du 27 novembre 1991, statuant sur le fond, jugement auquel il sera renvoyé pour un exposé plus complet des faits moyens et prétentions antérieurs, reconnu l'existence à l'encontre du Groupe AIP-APS de faits de concurrence déloyale par publicité comparative illicite et ordonné, à titre de réparation, la publication du dispositif du jugement dans le corps des plus prochains numéros devant être diffusés en France des revues Physics Today et Bulletin of the American Physical Society sous astreinte de 200 F par abonné français, autorisé le Groupe Gordon à publier le jugement in extenso ou par extraits dans les périodiques de ce groupe cités dans les articles incriminés, aux frais des défendeurs, dans la limite de 50 000 F, condamné les défendeurs in solidum à payer 10 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile et les dépens, toutes autres demandes étant rejetées.

Le Groupe AIP-APS a relevé appel par déclaration du 4 mai 1992 et saisi la cour, le 5 juin 1992.

Les parties ayant longuement conclu à plusieurs reprises, il leur a été demandé, par Madame le Conseiller chargé de la mise en état, de signifier, en application de l'article 954 alinéa 2 du nouveau Code de Procédure Civile des conclusions récapitulatives, ce qu'elles ont fait le 7 mars 1994. Toutefois, le Groupe AIP-APS a, le jour de l'ordonnance de clôture mis aux débats sous forme d'annexe à des conclusions demandant l'adjudication du bénéfice de ses écritures antérieures une attestation et sa traduction.

Il appartient dès lors à la cour, en application de l'article 455 du nouveau Code de Procédure Civile, d'exposer succinctement les prétentions des parties, les moyens n'étant repris qu'en fonction et au fur et à mesure de la discussion.

Le Groupe AIP-APS demande à la cour :

- de surseoir à statuer jusqu'à la décision définitive des juridictions américaines sur l'action introduite par le Groupe Gordon contre le Groupe AIP-APS le 23 septembre 1993 devant la United States District Court : Southern District of New-York ;

- subsidiairement d'infirmer le jugement et de débouter le Groupe Gordon de toutes ses prétentions,

- " infiniment subsidiairement " de limiter les publications tant dans les revues du Groupe AIP-APS que dans celles du Groupe Gordon (par encart détachable pour les premières) aux seuls exemplaires diffusés en France,

- en tout état de cause de condamner solidairement les membres du Groupe Gordon à payer la somme de 150 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile et tous les dépens.

Le Groupe Gordon demande à la Cour de :

- débouter les appelants et de confirmer pour l'essentiel le jugement,

- faisant droit à l'appel incident condamner les appelants à payer une indemnité de 100 000 F, une somme de 100 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile et tous les dépens.

Sur ce

1 - Sur le sursis à statuer

Considérant que le Groupe AIP-APS fait essentiellement valoir que, s'agissant d'articles publiés et principalement diffusés aux Etats-Unis le " juge naturel " du litige est le juge américain d'autant que la demande introduite devant le Southern District of New-York se base sur la vente et la distribution aux Etats-Unis et dans le monde ;

Que trois des intimées sont demanderesses et deux des appelantes sont défenderesses aux Etats-Unis ; que la juridiction new-yorkaise a à se prononcer sur la licéité des articles ; qu'il serait du plus haut intérêt pour le juge français de connaître l'application par une juridiction américaine au litige dont il est saisi, du droit américain qui constitue un élément de fait qu'il doit lui-même apprécier ; que cette demande ne serait pas dilatoire, le sursis à statuer ayant été invoqué immédiatement après la saisine de la juridiction new-yorkaise, le 23 septembre 1993 ; qu'en réalité les intimés auraient tardé à agir aux Etats-Unis afin d'éviter qu'une exception de litispendance puisse leur être opposée ;

Considérant que les intimées répondent que l'action aux Etats-Unis ne tend pas à obtenir réparation pour un préjudice subi en France ; que le jugement américain n'aura aucun effet en France, faute de demande en ce sens ; que le droit français devant, de toute manière, s'appliquer au litige soumis à cette Cour la décision américaine sera sans conséquence puisqu'elle ne statuera qu'au regard du droit américain ; que d'ailleurs la demande a toujours visé la diffusion en France d'articles dénigrants ; que le Tribunal avait implicitement jugé que le droit français était applicable en même temps qu'il se prononçait sur sa compétence ;

Considérant qu'en ce point de la discussion il convient de relever que s'il y a chose irrévocablement jugée entre les parties sur la compétence de la juridiction française pour connaître l'éventuelle réparation du dommage que les demanderesses allèguent avoir subi en France le tribunal, dans le dispositif de son jugement, qui seul a l'autorité de chose jugée, ne s'est prononcé que sur sa compétence territoriale qui était contestée ; que ce serait dénaturer ce jugement que d'affirmer qu'implicitement le Tribunal aurait décidé que la loi française devait s'appliquer pour apprécier le bien fondé des demandes liées au préjudice subi en France alors que le jugement énonce précisément qu'il " examinera quelle est la loi applicable " (avant dernier attendu page 6) pour apprécier ce bien fondé ;

Considérant qu'il appartient donc à la Cour ainsi que l'y invitent les écritures des parties, de déterminer quelle est la loi applicable pour décider s'il est de bonne administration de la justice de surseoir à statuer ou au contraire de trancher le litige qui lui est soumis sans attendre une décision aux Etats-Unis ;

Considérant que l'argumentation des parties sur la loi applicable sera résumée comme suit ;

Considérant que le Groupe AIP-APS allègue que les faits dont est saisie la juridiction américaine sont identiques à ceux invoqués dans la présente instance ; que c'est la réparation d'un préjudice mondial qui est demandée ; que les règles françaises de conflit renvoient à l'application de la loi américaine ; que la diffusion en France, uniquement par abonnement est peu significative ; que la " lex loci delicti " est la loi américaine, les Etats-Unis étant le lieu où est survenu le fait qui donné naissance à une obligation quasi-délictuelle ; que dans la mesure où il s'agit d'un délit complexe c'est la loi de l'état à laquelle la situation se rattache par les liens les plus étroits qui sera retenue ; qu'il n'y a pas de jurisprudence significative en matière de concurrence déloyale ; qu'il ne faut pas assimiler aux atteintes à la vie privée ; que les articles visaient essentiellement les bibliothèques américaines et ne pouvaient s'adresser utilement à un lecteur étranger les coûts n'étant pas identiques ; qu'il n'y a pu y avoir perte " d'auteurs potentiels " en France ; qu'en exploitant un faux conflit par un rattachement à la loi la moins compétente, le Groupe Gordon aurait commis une fraude à la loi par un " forum shopping " manifesté par le choix en Europe des trois Etats (Allemagne, France et Suisse) dont le droit est le plus favorable en matière de concurrence déloyale ; que ceci résulterait d'une déclaration de l'avocat du Groupe Gordon au journal " The Chronicle of higher education " le 25 octobre 1989 ; qu'en sollicitant des insertions dans le corps même des revues le Groupe Gordon chercherait à obtenir une réparation dans le monde entier ; qu'on aboutirait ainsi à de très graves atteintes à la libre circulation des informations scientifiques ;

Considérant que le Groupe Gordon soutient au contraire que la jurisprudence française ne se montre guère sensible à la séduction exercée par la théorie de la " proper law of the tort " ; qu'en matière de dénigrement ou de diffamation l'essentiel étant le lieu de réalisation du dommage l'application de la loi est " distributive " en fonction des lieux où le dommage est subi ; que la théorie du délit complexe ne trouve aucun soutien jurisprudentiel ; que la doctrine préconise un rattachement à la loi du lieu du dommage dans tous les cas ; que c'est en ce sens que se sont prononcées les juridictions suisse et allemande ; qu'on ne peut faire état de la théorie du lieu du délit " purement fortuit " la diffusion des revues étant connue d'avance, ni de celle de " l'environnement social " le litige étant " on ne peut plus international " avec même une succursale d'Overseas Publishers Association installée à Paris ; que les articles ne s'adresseraient pas aux seuls bibliothèques mais à tous les lecteurs scientifiques ; que la France étant le lieu du fait dommageable de même que le lieu où le dommage a été subi il ne pourrait y avoir de rattachement artificiel et frauduleux au droit français ;

Considérant, ceci exposé, que le Groupe AIP-APS se référant expressément aux conséquences d'une décision qui restreindrait la libre circulation des publications scientifiques il sera rappelé qu'aux termes de l'article 19 de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme adoptée à Paris le 10 décembre 1948, tout individu ayant droit à la liberté d'opinion et d'expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre sans considérations de frontières les informations et les idées par quelque moyen d'expression que ce soit, la diffusion par abonnements en France de revues scientifiques éditées aux Etats-Unis diffusion qui n'est que l'exercice de la liberté d'expression reconnue à toute personne humaine tant par ce texte que par l'article 11 de la Déclaration des Droits de l'Homme de 1789 ne peut en elle-même être jugée comme fautive ;

Que la responsabilité de l'auteur et de l'éditeur ne peut résulter que d'un usage abusif de la liberté d'expression ; qu'en l'espèce il n'existe donc pas de fait délictueux commis en France qui est seulement un Etat dans le lequel le dommage s'il existe, dommage consécutif à des faits essentiellement délictueux commis aux Etats Unis, a été subi ;

Considérant d'autre part qu'en application de l'article 3 du Code civil, sauf conventions internationales, les obligations extra-contractuelles sont régies par la loi du lieu où est survenu le fait qui leur a donné naissance;qu'en l'espèce les articles litigieux ont été écrits et diffusés aux Etats-Unis;qu'aucune convention internationale, aucune règle d'ordre public ne peut être opposée d'office ou n'est invoquée pour déroger à ce principe;

Considérant en outre que le litige né de la rédaction et de l'édition d'articles aux Etats-Unis concerne uniquement une personne physique et des personnes morales dont le centre des activités selon les pièces de procédure qu'elles ont fait signifier par leurs avoués, est aux Etats-Unis pour tous les appelants, aux Etats-Unis, en Suisse, en Grande-Bretagne ou aux Pays-Bas pour les intimés ; que s'il est produit un extrait K Bis d'une Société Overseas Publishers Association BV faisant état d'un établissement à Paris (France) le siège social est, selon ce même document, à Haarlameermer 2132 Hollande ; qu'il n'est pas établi qu'il s'agisse de la même société que celle portant une dénomination sociale identique figurant dans la procédure et dont le siège est 401 Postbus 2130 AK Hoofddrop (Pays-Bas) ; que sans même qu'il y ait lieu de s'attacher à rechercher la complexité des actes délictueux ou une éventuelle fraude à la loi commise par le choix des Etats où la procédure a été d'abord engagée il apparaît donc que c'est la législation des Etats-Unis qui doit s'appliquer au jugement des faits dont le caractère délictueux est allégué;

Considérant qu'alors même que les parties ont mis aux débats de savantes notes sur la teneur de la loi américaine applicable à la date des faits, teneur sur laquelle elles se trouvent au demeurant en désaccord, il est indispensable, une juridiction américaine étant saisie du même litige sur le caractère délictueux des faits actuellement soumis à la Cour de connaître la décision de cette juridiction qui aura à appliquer sa loi nationale ; que le sursis à statuer, dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice s'impose ; qu'afin d'éviter toute pratique dilatoire, les appelants ayant, selon leurs propres écritures (page 7) sollicité la Cour Fédérale de première instance du District Sud de New-York de refuser de statuer au fond, au motif que la demande serait manifestement sans fondement il convient de prévoir un double terme pour le sursis à statuer ; que la Cour n'ayant plus la maîtrise du litige l'instance sera retirée du rôle, les dépens et frais non taxables étant réservés ;

Par ces motifs, LA COUR, Réformant le jugement du 27 novembre 1991 en ce qu'il a dit la loi française applicable, dit que le droit des Etats-Unis d'Amérique est seul applicable au jugement des faits litigieux ; Dit en conséquence qu'il est sursis à statuer : - soit jusqu'à ce qu'il ait été définitivement fait droit à la " motion to dismiss " opposée par les appelantes à la demande formée contre elles, - soit en cas de rejet de cette procédure incidente, jusqu'à ce qu'il ait été définitivement statué sur l'instance introduite devant la Cour Fédérale de première instance du District Sud de New-York ; Réserve les dépens et frais non taxables ; Dit que l'instance est retirée du rôle de cette Cour et qu'elle pourra être rétablie sur demande sans forme de la partie la plus diligente lorsque l'événement mettant fin au sursis sera advenu.