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Décisions

CA Paris, 4e ch. D, 5 avril 1994, n° 93-021221

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Instruments (SA)

Défendeur :

Lebrat, Thermo Instrument Systems (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Gouge

Conseillers :

Mme Mandel, M. Brunet

Avoués :

SCP Regnier Sevestre, SCP Lagourgue, SCP Duboscq Pellerin

Avocats :

Mes Certin, Poirier, Labat Oliveau.

TGI Bobigny, 1re ch., du 26 sept. 1991

26 septembre 1991

Statuant sur l'appel interjeté par la SA Instruments du jugement rendu le 26 septembre 1991 par le Tribunal de Grande Instance de Bobigny (1re chambre) dans un litige l'opposant à la SA Thermo Instruments System et à M. Lebrat ensemble sur la demande reconventionnelle de cette dernière société.

FAITS ET PROCEDURE

Référence étant faite au jugement entrepris pour l'exposé des faits et de la procédure de première instance, il suffit de rappeler les éléments essentiels suivants :

La SA Instruments qui a pour activité principale la fabrication et la vente d'instruments d'optique et de précision et les fournitures s'y rattachant dispose d'une division dénommée Jobin-Yvon spécialisée dans la spectroscopie optique et la spectrométrie d'émission.

MM. Fitoussi et Lebrat engagés respectivement en mars 1977 et août 1986 en qualité de chef de produit et ingénieur et exerçant leurs fonctions dans le département spectrométrie d'émission ont démissionné en février 1990.

Ils ont été immédiatement embauchés par la Société Thermo Instruments Systems.

Faisant grief à Thermo Instruments Systems, Thermo Jarrel ASH n'étant qu'une simple division sans autonomie juridique, et à MM. Lebrat et Fitoussi de se livrer à son encontre à divers actes de concurrence déloyale, Instruments SA les a par exploit en date des 18, 24 et 25 septembre 1990 assignés devant le Tribunal de Grande Instance de Bobigny.

Cette assignation avait pour objet de les voir condamner solidairement à lui payer la somme de 15 000 000 F à titre de dommages-intérêts sauf à parfaire à dire d'expert outre 40 000 F en application de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile.

Les défendeurs concluaient à ce qu'Instruments SA soit déboutée de ses prétentions et sollicitaient chacun le bénéfice de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile.

Le Tribunal par le jugement entrepris a débouté Instruments SA de ses demandes, l'a condamnée aux dépens et débouté les parties de leur demande du chef de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile.

Instruments SA (ci-après dénommée ISA) a interjeté appel le 29 novembre 1991 et saisi la Cour le 21 janvier 1992.

Elle demande à la Cour dans le dernier état de ses écritures

- de lui donner acte de ce qu'elle s'est désistée de son appel à l'encontre de M. Fitoussi,

- d'infirmer le jugement entrepris,

- de dire et juger que la Société Tisa et M. Lebrat ont commis des actes de concurrence déloyale à son encontre,

- de les condamner solidairement à lui payer la somme de 38 755 000 F sauf à parfaire, à titre de dommages-intérêts en réparation de son préjudice commercial et financier outre 70 000 F en application de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile,

- de débouter la Société Tisa de sa demande reconventionnelle.

Par acte en date du 10 avril 1992 Isa s'est désistée de son appel à l'encontre de M. Fitoussi.

La Société Tisa poursuit la confirmation du jugement et forme par ailleurs une demande reconventionnelle en paiement de la somme de 8 820 000 F à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice par elle subi du fait des actes de concurrence déloyale commis à son encontre par la Société Isa outre une somme de 70 000 F au titre de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile.

M. Lebrat poursuit également la confirmation du jugement et réclame paiement d'une somme de 20 000 F HT en application de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile.

L'affaire a été initialement fixée pour être plaidée le 15 septembre 1993.

Le maintien de l'affaire à cette date ne permettant pas le respect du contradictoire, elle a été retirée du rôle par ordonnance en date du 20 septembre 1993 et les parties ont été invitées à récapituler leurs moyens sur le fondement de l'article 954 du Nouveau code de procédure civile.

Les sociétés Isa et Isa ont fait respectivement signifier des conclusions récapitulatives les 24 et 28 février 1994.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 28 février 1994.

Les conclusions récapitulatives signifiées le 1er mars 1994 par Monsieur Lebrat sont irrecevables.

Sur ce, LA COUR,

I - SUR LA DEMANDE PRINCIPALE

Considérant qu'il convient préalablement de rappeler que les Sociétés Isa et Tisa sont des sociétés directement concurrentes ; qu'elles interviennent toutes deux dans le domaine de la spectrométrie d'émission.

Considérant par ailleurs qu'il y a lieu de formuler quelques observations sur les attestations de M. Fitoussi produites par Isa pour démontrer la réalité des actes de concurrence déloyale qu'elle impute à Tisa et à M. Lebrat.

Considérant en effet que M. Fitoussi après avoir démissionné de la Société Isa le 16 février 1990 a été engagé par Tisa le 19 février 1990 mais qu'il a démissionné de ses nouvelles fonctions le 26 décembre 1991 pour revenir au sein du Groupe Isa en mars 1992 après avoir effectué son préavis.

Que dans ces conditions on doit légitimement s'interroger sur le caractère objectif des déclarations qu'il a faites.

Que par ailleurs il convient de relever que M. Fitoussi qui était défendeur en première instance et à l'encontre duquel Isa s'est désistée de son appel le 10 avril 1992, s'est abstenue de mentionner dans ses attestations ses liens avec Isa et que cet état n'a été révélé que très tardivement par l'appelante après que l'intimée ait communiqué plusieurs pièces tendant à établir qu'il avait repris ses activités au sein du Groupe Instruments SA.

Que dans ces conditions aucune force probante ne doit être attachée aux déclarations de M. Fitoussi dès lors qu'elles ne sont pas corroborées par d'autres éléments.

Considérant ceci exposé que Isa reproche à Tisa d'avoir utilisé à son égard des procédés déloyaux pour gagner une part importante du marché français des appareils de spectrométrie tels que :

- le débauchage actif d'une partie vitale de sa force de vente,

- la tentative de débauchage massif à des fins de déstabilisation d'autre salariés,

- le détournement de la clientèle par des moyens contraires aux usages loyaux du commerce,

- l'utilisation frauduleuse d'une ligne téléphonique,

- une confusion au niveau des dénominations sociales et de la marque Polyscan.

Considérant que chacun de ces points sera examiné séparément.

1 - Sur le grief de débauchage

Considérant qu'il résulte des pièces mises aux débats que le département Spectrométrie d'émission d'Isa disposait pour la France d'un service des ventes constitué de cinq personnes MM. Fitoussi, Giroud, Lebrat et Melle Delpretti, M. Fitoussi en étant le directeur, et d'une secrétaire.

Qu'il est constant que MM. Fitoussi et Lebrat ont démissionné simultanément en février 1990 pour être immédiatement embauchés par Tisa (19 février 1990 pour M. Fitoussi - 1er mars pour M. Lebrat).

Que la lecture de leur contrat de travail révèle qu'ils devaient exercer des fonctions similaires au sein de Tisa, M. Fitoussi devenant directeur du service Thermo Jarrel ASH Europe et M. Librat étant recruté en tant qu'ingénieur technico-commercial.

Que contrairement à ce qu'il soutient, il apparaît peu vraisemblable que M. Lebrat ait été recruté après avoir répondu à une annonce publiée par l'APEC dans son magazine n° 859 du 23 février 1990.

Qu'en effet M. Lebrat reconnaît lui même avoir commencé à travailler le 1er mars 1990 pour le compte de Tisa alors qu'il est établi que cette société n'a été avisée par l'APEC de sa candidature qu'entre le 27 février et le 7 mars 1990 et qu'il n'est pas justifié qu'elle l'ait convoqué pour un entretien entre le 27 février et le 7 mars.

Considérant que dans le même temps la Société Tisa a approché à MM. Giroud et Gruny.

Que le premier a même signé un contrat d'embauche en tant qu'ingénieur technico-commercial de Thermo Jarrel ASH France qui devait prendre effet le 31 mars 1990 au plus tard mais auquel il a renoncé.

Que le deuxième a déclaré dans une attestation manuscrite en date du 6 avril 1990 conforme aux dispositions de l'article 202 du Nouveau code de procédure civile qu'il avait été approché le 20 septembre 1989 par M. Gerlicher chargé de l'implantation de T.J.A. en Europe (TISA) et que celui-ci lui avait proposé un poste de responsabilité accompagné d'un salaire attractif.

Considérant par ailleurs que M. Leroy qui assurait seul chez Isa, selon l'organigramme produit par l'intimée elle-même la formation des agents et du personnel service après vente a démissionné en mars 1990 pour entrer le 19 mars 1990 chez Tisa en qualité de chef du service après vente.

Considérant que contrairement à ce que soutient la société intimée MM. Fitoussi, Lebrat et Leroy ont perçu chez Tisa des rémunérations dont la partie fixe était très nettement supérieure à celle qu'ils percevaient chez leur précédent employeur.

Qu'ainsi M. Fitoussi qui recevait chez Isa une rémunération brute garantie de 25 765 F en février 1990 a touché chez Tisa un salaire mensuel brut garanti de 35 000 F si on se réfère à ses fiches de paye, outre un treizième mois.

Que par ailleurs si tant chez Isa que chez Tisa il était prévu qu'il perçoive en sus des commissions et même s'il a perçu en 1989 chez l'appelante un intéressement de 118.390 F au titre de l'année 1988 ce qui a eu pour effet d'augmenter très sérieusement ses revenus annuels, il n'en demeure pas moins que la perspective de percevoir une rémunération fixe supérieure de 36 % constituait en période de crise économique un avantage indéniable et particulièrement attractif.

Considérant s'agissant de MM. Lebrat et Leroy que leur rémunération mensuelle est passée pour le premier de 14 602 F en février 1990 chez Isa à 20 000 F chez Tisa et pour le second de 14 879 F en mars 1990 à 19 231 F (chiffre non contesté) soit des augmentations de 37 % et 29 %.

Que bien que M. Lebrat ait eu vocation à recevoir chez Isa un intéressement calculé sur le montant de ses prises de commande, la même observation que ci-dessus doit être reprise.

Considérant que même si MM. Fitoussi, Lebrat et Leroy n'étaient liés par aucune clause de " non-concurrence " et ont commencé à travailler pour le compte de Tisa alors qu'ils étaient libres de tout engagement, les circonstances sus énoncées traduisent l'existence incontestable de manœuvres de la Société Tisa aux fins de débaucher le personnel du service commercial de sa concurrente dans le but déterminé d'utiliser leur connaissance et de désorganiser son service des ventes en France.

Que le grief de débauchage est donc bien fondé.

2- Sur la tentative de débauchage massif

Considérant que l'appelante soutient que tant l'attestation de M. Fitoussi en date du 8 février 1992 que les témoignages de plusieurs membres de son personnel démontrent que la Société intimée avait chargé M. Fitoussi d'entreprendre de débaucher partie de son personnel.

Mais considérant qu'Isa ne produit aucune pièce probante à l'appui de cette allégation.

Que le témoignage de M. Fitoussi qui doit être pris avec les plus extrêmes réserves pour les motifs sus énoncés (§ 1 - préliminaire) n'est corroboré que par des attestations émanant d'employés d'Isa lesquelles peuvent à juste titre être suspectées de partialité par la société intimée.

Qu'il convient d'ailleurs de relever que la première attestation rédigée par M. Borel faisant état d'une tentative de débauchage se trouve totalement contredite par une nouvelle attestation établie le 19 janvier 1991 alors qu'il n'était plus au service d'Isa, et dans laquelle il expose qu'il a été l'objet de pression.

Que faute pour l'appelante de produire les documents objectifs et exempts de toute critique venant conforter les déclarations de ses employés, c'est à juste titre que le premiers juges ont estimé que le grief de tentative de débauchage n'était pas établi, à l'exception toutefois de ce qui a été ci-dessus jugé en ce qui concerne MM. Giroud et Gryny.

3- Sur le détournement de clientèle

Considérant qu'Isa soutient tout d'abord que Tisa a utilisé une liste Jobin-Yvon de 7000 noms de clients potentiels ainsi qu'une liste de clients " chauds " en phase finale d'achat, un document émanant du contrôle de gestion de Jobin-Yvon et une autre liste de prospects, pièces détournées par M. Fitoussi voire M. Lebrat pour la dernière pièce et ce à la demande de Tisa pour conquérir ainsi pour de 30 % du marché français en moins de six mois et détourner plusieurs des clients de l'appelante.

Mais considérant que ces accusations ne reposent que sur les déclarations de M. Fitoussi et sur celles de salariés d'Isa : MM. Lartiguet, Lang, Iglesias et Backaus, ce dernier étant salarié d'Instruments SA Allemagne et ne sont confortés par aucun élément exempt de toute suspicion.

Qu'aucune pièce ne permet d'affirmer que la liste de clients photocopiée produite au débat et partiellement découpée sur la partie gauche soit annotée de la main de M. Gerlicher directeur général de Tisa, observation étant faite que plusieurs écritures figurent sur cette liste.

Que les affirmations de M. Fitoussi selon lesquelles " le listing complet des clients potentiels d'Isa " aurait été copié et remanié par les enfants de M. Leroy pendant les vacances de l'été 1990 pour en camoufler la présentation sont contredites par une attestation de Ludovic Leroy du 28 août 1993 sans qu'il soit possible d'accorder plus de crédit à l'une ou à l'autre de ces déclaration prises en elles-mêmes.

Considérant de même qu'il n'est pas démontré que le document provenant du contrôle de gestion de Jobin-Yvon (pièces n° 17) ait été effectivement remis par M. Fitoussi à M. Gerlicher et que les mentions manuscrites qui y sont portées émanent de ce dernier.

Qu'au surplus il suffit de comparer la mention manuscrite portée par M. ; Gerlicher sur la lettre d'embauche qu'il a signée au profit de M. Fitoussi le 11 janvier 1970 pour constater que l'écriture figurant sur le document du contrôle de gestion est différente.

Considérant en revanche que la Société intimée établit qu'elle a été à même d'entrer en contact avec les clients potentiels d'Isa soit par l'intermédiaire de son mandataire la Société Spectra France soit par celui de LDC Analytical soit enfin au moyen d'envois en nombre et de contrats conclus avec la société de communication Calliance ou enfin à l'occasion de congrès.

Qu'ainsi Spectra dont il n'est pas contesté qu'elle ait été le représentant exclusif pour la France de Therme Jarrel ASH (USA) jusqu'à la fin de l'année 1989 a fourni à Tisa une liste de prospects (pièces 15) ainsi qu'en atteste M. Chatelain actionnaire de Spectra France.

Que par ailleurs même si ni le contrat conclu le 8 novembre 1989 entre Spectra France et Thermo Jarrel ASH Corporation ni celui signé entre Calliance et Thermo Jarrel ASH ne peuvent être retenus à titre d'élément pertinent dès lors que le premier n'est pas traduit et que le second n'a été conclu que le 30 juin 1992, il est établi par une lettre en date du 17 janvier 1990 adressée à l'INRS que Spectra France a continué entre novembre 1989 et mars 1990 à proposer du matériel Thermo Jarrel à la clientèle.

Que cette pièce contredit formellement l'attestation de M. Cloud selon lequel Spectra n'aurait eu aucun rapport avec Tisa entre novembre 1989 et mars 1990.

Considérant que Tisa justifie également avoir courant 1990 assisté à des congrès et salons, fait paraître des publications dans la presse spécialisée (Laboratoire Magazine) à la suite desquelles des listings d'adresses de lecteurs désirant des informations supplémentaires sur ses matériels lui ont été adressés par Laboratoire Communication (états des demandes de lecteurs datés de mai à septembre 1990).

Que de même elle a envoyé des " mailings " et demandé à la Société Calliance de réaliser courant 1991 une étude de notoriété sur le marché de la Spectrométrie d'absorption atomique ayant notamment pour objet de rechercher les critères pris en considération lors de l'achat.

Que cette étude révèle qu'à la date de l'enquête soit entre janvier et avril 1991 Thermo Jarrel ASH bénéficiait dans ce domaine d'une notoriété satisfaisante pour une société qui s'est implantée en France en 1990 puisque douze personnes citaient son nom spontanément étant observé que son matériel était déjà distribué en France avant cette date par l'intermédiaire de Spectra.

Qu'il convient de relever également que cette étude précise que les utilisateurs connaissent bien les fournisseurs d'absorption atomique et que souvent lors du renouvellement de l'instrument le choix s'effectue non seulement par rapport à la concurrence existante sur la technique elle même mais aussi par rapport à des techniques différentes.

Considérant que même si Isa n'utilise pas la technique de l'absorption atomique, cette étude constitue un élément de preuve non négligeable dès lors qu'il se rapporte à un domaine d'activités très proche où les critères appliqués par les utilisateurs sont vraisemblablement les mêmes ;

Que la clientèle pour les ICP et l'Absorption atomique est identique ainsi qu'en atteste une lettre adressée le 2 juin 1989 par Spectra à Rhône Poulenc Recherche à laquelle les deux types d'appareils sont proposés. Que Tisa fabrique et commercialise tant des spectromètres d'émission que des spectromètres d'absorption atomique.

Considérant enfin que la société Calliance précise dans une lettre que depuis 1990 elle a mis à disposition de Tisa divers fichiers dont ceux de Labo Magazine (50 000 professionnels du laboratoire) CRI (1 500 spécialistes en spectrométrie d'émission, identifiés lors de l'enquête de notoriété) N et T Associés (8000 scientifiques français, directeurs de recherche ou chefs de laboratoire de centre de recherche publique et privée).

Considérant que les spectrométres étant des matériels très spécifiques et très onéreux, tout fabricant qui comme Tisa participe à un certain nombre de congrès, publie des annonces dans la presse spécialisée, dispose de " listings ", est à même de connaître très rapidement les clients potentiels pour ce type d'appareils.

Considérant qu'en ce qui concerne les clients en phase finale d'achats dont les noms figurent sur une liste dressée par Isa (pièce 28) il convient tout d'abord de remarquer que certaines sociétés comme Delco Remy Sarreguemines, Aerospatiale Châtillon, INRS Nancy, Laboratoire Departemental de Tours sont mentionnés sur la liste des prospects remise par Spectra France à Tisa, que Delco Remy avait même passé plusieurs commandes d'appareils Thermo Jarrel ASH en 1989 par l'intermédiaire de Spectra France si on se réfère aux correspondances produites.

Que s'agissant des Sociétés Rhône Poulenc Roussillon, Atochem, l'intimée fait justement observer qu'il s'agit de clients qui font partie de groupes très importants lesquels étaient déjà équipés avec du matériel Thermo Jarrel ASH (lettres 2/6/89) ou avaient sollicité des devis (devis 7/9/90 à Atochem).

Qu'alors que l'appelante ne démontre pas que les sociétés visées sur sa liste (pièce 8 bis) étaient réellement sur le point de lui passer commande, Tisa produit des attestations des Sociétés Tioxide et Alsthom prétendument détournées qui précisent avoir préféré pour des raisons techniques le matériel Thermo Jarrel ASH au matériel Jobin-Yvon.

Considérant enfin qu'aucun élément probant ne permet d'affirmer que la pièce n° 30 ait été écrite par Melle Delpretti de Jobin-Yvon dès lors qu'elle ne comporte aucun moyen d'identification.

Considérant qu'au surplus Tisa fait justement observer que son chiffre d'affaires ayant progressé à la même époque dans d'autres pays d'Europe (Allemagne, Benelux, Angleterre) sans qu'aucun grief de concurrence déloyale ne lui soit imputé, il ne peut être valablement soutenu qu'elle n'a réussi à obtenir 30 % du marché français qu'en détournant les clients d'un concurrent.

Considérant qu'une entreprise ne disposant d'aucun droit privatif sur sa clientèle, tout concurrent est libre de démarcher celle-ci pour lui proposer ses produits s'il n'use pas de procédés contraires aux usages loyaux du commerce.

Que les éléments sus énoncés démontrent que l'intimée n'a pas agi de manière déloyale.

Que le grief de détournement de clientèle n'est donc pas fondé.

4 - Sur l'utilisation d'une ligne téléphonique

Considérant que l'appelante soutient que M. Lebrat alors qu'il état entré au service de Tisa a continué à utiliser une ligne téléphonique dont il disposait à titre professionnel chez Isa dans le but évident d'attirer la clientèle de l'appelante.

Considérant que M. Lebrat réplique qu'aucune faute ne peut lui être imputée dès lors qu'il n'a conservé la ligne téléphonique litigieuse qu'à titre privé et qu'il a par ailleurs demandé à France Télécom l'installation d'une nouvelle ligne à usage professionnel.

Considérant que Tisa n'a formulé aucune observation de ce chef.

Considérant les arguments des parties étant ainsi exposés qu'il résulte des pièces mises aux débats que M. Lebrat disposait à son domicile d'une ligne téléphonique n° 83.27.67.96 prise par Isa pour les besoins professionnels de son salarié.

Que M. Lebrat avait nécessairement en tant qu'ingénieur technico-commercial d'Isa communiqué ce numéro à la clientèle.

Que d'ailleurs ce numéro figure sous le portrait de M. Lebrat sur le document diffusé par Isa Jobyn-Yvon et intitulé " Nouvelle organisation commerciale du département spectrométrie d'émission ".

Considérant que même si M. Lebrat après son départ de chez Isa a demandé à France Télécom le 26 février 1990 une nouvelle ligne à titre professionnel, il n'en demeure pas moins qu'en conservant la ligne n° 83.27.67.96 à titre privé alors qu'il travaillait pour le compte de Tisa, M. Lebrat a commis une faute.

Qu'en effet il est indéniable que des clients d'Isa connaissant ce numéro de téléphone étaient toujours susceptibles de le contacter, rien ne leur permettant de déceler que M. Lebrat ne travaillait plus pour le compte d'Isa.

Qu'en conséquence M. Lebrat pouvait ainsi très facilement tromper la clientèle et lui proposer des appareils Thermo Jarrel.

Que la responsabilité de la Société Tisa qui ne conteste pas avoir eu connaissance de cette situation et qui en a nécessairement profité doit être également retenue de ce chef.

5 - Sur la dénomination sociale et la marque Polyscan

Considérant qu'Isa fait encore valoir qu'en choisissant à titre de dénomination sociale Thermo Instruments System l'intimée a cherché à créer une confusion pernicieuse dans l'esprit de la clientèle avec la Société Instruments Isa.

Mais considérant que l'intimée fait à juste titre observer qu'elle a choisi cette dénomination sociale lors de sa constitution en 1984 alors que les faits de concurrence déloyale invoqués par l'appelante se situeraient en 1990.

Considérant par ailleurs qu'il n'est pas contesté que la défenderesse est la filiale d'une société américaine constituée sous la dénomination sociale Thermo Instrument Systems inc., Thermo Jarrel ASH n'étant que son nom commercial.

Considérant enfin que la clientèle n'est pas susceptible d'être induite en erreur sur l'identification des deux sociétés dès lors que les produits pour lesquels celles-ci sont en concurrence, à savoir les spectromètres, sont commercialisés par le département Jobin-Yvon de la Société Instruments SA et par la division Thermo Jarrel ASH de la Société Thermo Instruments SA ; que sur les documents commerciaux, les catalogues de même que les articles de presse les dénominations utilisées sont Jobin Yvon et Thermo Jarrel ASH.

Qu'il apparaît que la clientèle ne connaît les deux sociétés que sous ces deux noms.

Que ce grief n'est donc pas fondé.

Considérant enfin que le moyen tiré de la contrefaçon de la marque " Polyscan " n'étant pas repris dans les conclusions récapitulatives de l'appelante, il doit être regardé comme abandonné et ce en application de l'article 954 du Nouveau code de procédure civile.

Qu'au surplus il convient de relever qu'Isa qui ne produit aucun certificat d'identité de marque ne justifie pas de ses droits privatifs sur la dénomination Polyscan à titre de marque.

6 - Sur le préjudice d'Isa

Considérant que l'appelante soutient que les agissements de Tisa ont eu des répercussions immédiates et considérables sur le chiffre d'affaires de la Division Jobin Yvon lequel aurait baissé en France de 18 % en 1990 par rapport à 1989 et de 68 % en 1991 toujours par rapport à 1989 alors que, ses ventes dans les autres pays pour la spectrométrie d'émission ont progressé et que ses activités françaises non touchées par la concurrence déloyale c'est-à-dire la spectrométrie optique ont également augmenté.

Qu'elle évalue sa perte globale de marge pour ces deux années à 8 930 000 F.

Que par ailleurs elle fait valoir qu'à la suite de cette baisse de chiffre d'affaires, elle a été contrainte de procéder à des licenciements économiques dont le coût s'est élevé à 4 825 000 F.

Considérant enfin qu'elle demande à la Cour de prendre en compte le caractère " dynamique " du préjudice qu'elle subit, qu'elle estime réaliste d'évaluer à 5 ans la durée minimale de la perpétuation de sa situation déficitaire et en conséquence évalue à 25 millions de francs sa perte de marge pour cette période.

Considérant que Tisa réplique que l'effondrement du chiffre d'affaires d'Isa est général et non circonscrit au secteur dans lequel elle aurait accompli des manœuvres déloyales.

Qu'elle ajoute qu'Isa s'est séparée d'un cinquième de son personne mais que 17 personnes seulement sur 81 appartenaient à la division Jobin Yvon.

Qu'enfin elle fait valoir que l'environnement concurrentiel dans ce secteur d'activité lié étroitement s'est profondément modifié au cours des anées 1990 et 1991.

Considérant les arguments des parties étant ainsi exposés que seuls doivent être pris en compte pour évaluer le préjudice d'Isa les actes de débauchage et l'utilisation par M. Lebrat d'une ligne téléphonique appartenant antérieurement à Isa.

Considérant qu'Isa justifie par des attestations de son commissaire aux comptes que dans le domaine de la spectrométrie d'émission (ICP) où Tisa s'est rendue coupable d'actes de concurrence déloyale le chiffre d'affaires est passé de 22 305 000 F en 1989 à 18 350 000 en 1990 et à 6 993 000 en 1991 alors que dans le même temps le chiffre d'affaires du département spectrométrie optique d'Isa non touché par la concurrence déloyale a progressé de 40 % en 1990 par rapport à 1989 et de 42 % en 1991 par rapport à 1989.

Que le commissaire aux comptes précise que la perte de profit a été de 1,93 MF en 1990 et de 7 MF en 1991.

Qu'il est également démontré que les filiales européennes d'Isa ont au contraire vu leur chiffre d'affaires pour la spectrométrie d'émission progresser dans les proportions suivantes :

EMPLACEMENT TABLEAU

Considérant par ailleurs qu'il est établi qu'entre 1990 et 1993 40 postes de travail de la Division Jobin Yvon sur un effectif total de 229 dans le dernier état ont été supprimés.

Que toutefois il n'est pas précisé combien de salariés du département II, seul en cause, lequel comprenait 70 personnes avant le départ de MM. Fitoussi et Lebrat ont été licenciés.

Considérant que même si Isa ne justifie pas que plusieurs de ses clients aient été effectivement et définitivement détournés par Tisa et même si au cours des années 1990 et 1991 d'autres sociétés telles Spectro, ARL, Varian, Baird Atomic se sont implantées en France sur le marché de la spectrométrie d'émission ou y sont introduit de nouvelles techniques d'analyse et ce d'après les articles de presse mis aux débats, il est indéniable que la baisse spectaculaire du chiffre d'affaires d'Isa en France trouve en partie sa cause dans les agissements dont elle a été victime.

Qu'en privant brusquement l'équipe de ventes du département spectrométrie d'émission d'Isa de deux de ses cinq membres dont son directeur, en tentant de débaucher deux autres membres de cette équipe, MM. Gruny et Giroud et en débauchant l'unique agent chargé chez l'appelante de la formation du personnel du service après ventes, Tisa a gravement désorganisé les services internes de cette société, l'a déstabilisée financièrement, a cherché délibérément à diminuer sa capacité de concurrence en France et à utiliser les connaissances acquises par les salariés débauchés.

Qu'au surplus il doit être tenu compte de ce que le personnel débauché était au service de Isa depuis plusieurs années et étaient connus de la clientèle.

Considérant enfin que l'usage par M. Lebrat pour le compte de Tisa d'une ancienne ligne téléphonique de l'appelante a nécessairement engendré une confusion dans l'esprit de la clientèle et généré un trouble commercial constitutif de préjudice.

Que compte tenu de ces éléments, le préjudice subi par Isa doit être fixé à la somme de 5 millions.

Que la condamnation sera prononcée in solidum à l'encontre de Tisa et de M. Lebrat leurs fautes ayant encouru à la réalisation de l'entier préjudice, étant observé que M. Lebrat ne sollicite aucune ventilation.

II - SUR LA DEMANDE RECONVENTIONNELLE

Considérant que Tisa fait valoir qu'à la suite du débauchage par Isa de M. Fitoussi en 1991, elle a perdu un nombre très important de commandes et de clients qui correspondent à l'ensemble des clients suivis par M. Fitoussi et représentent selon elle un préjudice de 8 820 000 F.

Considérant qu'Isa réplique qu'il est faux de soutenir que M. Fitoussi ait repris ses activités au sein du Groupe Isa avant même la fin de son préavis et qu'en toute hypothèse si un quelconque manquement à ses obligations est imputable à M. Fitoussi il appartient à Tisa de saisir le Conseil de Prud'hommes.

Considérant sur le grief de détournement de clients qu'Isa fait valoir que :

- beaucoup sont ses anciens clients,

- d'autres n'ont pas commandé,

- certains n'avaient même pas de projet d'achat,

- ceux qui ont effectivement passé commande ont librement choisi Jobin Yvon par le jeu d'une concurrence loyale.

Considérant les arguments des parties étant ainsi exposés qu'il est constant que M. Fitoussi a adressé le 26 décembre 1991 sa lettre de démission à Tisa, qu'il a quitté la société le 26 mars 1992 après avoir effectué son préavis et qu'il a été embauché à compter du 30 mars 1992 par la filiale anglaise du Groupe Isa Instruments SA (UK) moyennant une rémunération annuelle de 455 000 F et une commission d'un taux de 3 % à partir d'un certain seuil de ventes.

Que ce contrat contrairement à ce que sous entend Tisa a été effectivement signé par M. Fitoussi, la signature qui y est apposée étant identique à celle figurant sur les attestations rédigées par M. Fitoussi et produites aux débats.

Considérant que M. Fitoussi n'ayant vraisemblablement recommencé à exercer ses activités au sein du département Jobin Yvon qu'à compter du début de l'année 1993 il ne peut être fait grief à la Société Isa de l'avoir débauché.

Considérant par ailleurs que si les documents produits et notamment les lettres de la Société Micro Analitica et celle de Thermo Instruments SA établissent qu'en dépit de l'interdiction formelle de son employeur Tisa et alors qu'il était en période de préavis, M. Fitoussi s'est rendu à la conférence de Pittsburgh au USA afin d'informer les participants de ses futures activités au sein de Jobin Yvon, ce comportement ne peut être imputé qu'à M. Fitoussi lequel n'a pas été assigné par Tisa.

Qu'il n'est pas démontré qu'Isa ait été informée de cette situation ou ait donné des instructions dans ce sens à M. Fitoussi.

Considérant sur le détournement de clientèle qui serait intervenu grâce aux informations fournies par M. Fitoussi à Isa, que s'agissant tout d'abord de l'IRSID s'il est établi que le 15 avril 1992 M. Fitoussi a en compagnie de M. Lang visité ce client pour le compte de Jobin Yvon, il n'est en revanche pas démontré que courant 1992 Tisa ait fait des propositions concrètes à cette société en vue de lui vendre du matériel.

Que les documents produits par Tisa remontent pour l'essentiel à l'année 1990.

Considérant qu'en ce qui concerne les clients Fonderie Aldevienne, Laboratoires des Fraudes de Rennes, Turbomeca, Tisa ne justifie pas qu'ils aient passé des commandes à Isa.

Qu'au surplus il apparaît que Tisa s'était contentée d'adresser une documentation courant 1990 à l'une d'entre elles le Laboratoire des Fraudes.

Considérant qu'en revanche Isa reconnaît avoir vendu divers matériels aux autres entreprises citées par Tisa en page 13 de ses conclusions du 2 septembre 1993.

Considérant qu'en ce qui concerne Lesieur Bordeaux, Tisa ne produisant ni le bon de commande qui aurait été signé le 25 janvier 1991 ni son annulation du 8 octobre de la même année, aucun élément ne permet d'affirmer que la perte de ce client soit imputable à Isa.

Considérant que s'agissant des sociétés Laboratoires Poirier, EDF, l'Ecole des Mines d'Alès, CTTB, Pharmacie Centrale, Eaux du Nord, INRA Arras, Turbomeca, Tisa ne justifie pas leur avoir fait des offres concrètes courant 1991 alors que M. Fitoussi était son directeur des ventes.

Qu'en ce qui concerne la Société l'Electrolyse s'il est exact qu'une offre lui avait été adressée le 23 septembre 1991 par Isa ce fut le fait de l'agence de Bordeaux et non de M. Fitoussi lui-même.

Considérant qu'une société n'ayant aucun droit privatif sur sa clientèle laquelle est légitimement en droit de s'adresser à plusieurs fabricants afin de faire jouer la concurrence, de comparer les produits, Tisa est mal fondée à soutenir qu'Isa a détourné les sociétés susvisées.

Considérant enfin que la demanderesse rapporte la preuve que fin 1991 elle était effectivement en pourparlers avec la Société Fonderie de Sougland en vue de lui vendre des spectromètres.

Que toutefois il apparaît que le marché avec Fonderie de Sougland a été perdu à la suite d'une négligence de M. Fitoussi et non en raison du comportement d'Isa observation étant faite que ce client a contracté avec un tiers.

Considérant dans ces conditions que Tisa sera déboutée de sa demande en paiement de dommages-intérêts, aucun fait de concurrence déloyale n'étant imputable à Tisa.

III - SUR L'ARTICLE 700 DU NOUVEAU CODE DE PROCEDURE CIVILE

Considérant que l'équité commande d'allouer à Isa qui a été contrainte d'engager des frais non taxables pour défendre ses intérêts la somme de 40 000 F.

Considérant que Tisa et M. Lebrat qui succombent seront déboutés de leur demande de ce chef.

Par ces motifs : Réforme le jugement entrepris, Donne acte à la Société Instruments SA de son désistement d'appel à l'encontre de Monsieur Fitoussi, Déclare irrecevables les conclusions signifiées le 1er mars 1994 par Monsieur Lebrat, Dit que la Société Thermo Instruments Systems et M. Lebrat ont commis des actes constitutifs de concurrence déloyale au préjudice de la Société Instruments SA, Condamne in solidum la Société Thermo Instruments Systems et M. Lebrat à payer à la Société Instruments SA la somme de Cinq millions de Francs à titre de dommages-intérêts, Déboute la Société Thermo Instruments Systems de sa demande reconventionnelle en paiement de dommages-intérêts pour faits de concurrence déloyale, Condamne la Société Thermo Instruments Systems et M. Lebrat à payer à la Société Instruments SA la somme de Quarante Mille Francs en application de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile, Les condamne aux dépens d'instance et d'appel à l'exclusion de ceux résultant de la mise en cause de M. Fitoussi qui resteront à la charge de la Société Instruments SA et admet la SCP Regnier Sevestre avoué au bénéfice de l'article 699 du Nouveau code de procédure civile.