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Décisions

CA Versailles, 1re ch. sect. 1, 17 mars 1994, n° 10041-92

VERSAILLES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Agent Judiciaire du Trésor Public, Ministère des Affaires Sociales et de l'Intégration délégué à la Santé, Caisse Nationale d'Assurance Maladie, Comité Français d'Education pour la Santé

Défendeur :

Philip Morris Products Inc. (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Thavaud

Conseillers :

Mme Petit, M. Gillet

Avoués :

SCP Keime-Guttin, Me Bommart

Avocats :

Mes Cycman, Voillemot, de Benyghem, Duplat.

TGI Nanterre, 1re ch., sect. A, du 1er a…

1 avril 1992

I.

I. 1 Considérant que la Société Philip Morris utilise sur différents supports, depuis 1956 aux Etats-Unis et depuis une vingtaine d'années en France et dans d'autres pays, des publicités pour sa marque de cigarettes Malboro en utilisant une imagerie caractérisé par le Far West, un cow-boy type, les grands espaces, la nature et les chevaux, tous éléments illustrant l'ouest américain dans des teintes et un style qu'accompagne le cas échéant une musique connue du public ; que dans ce cadre ont été réalisés pour elle en 1988 et 1989, par une agence de publicité de droit américain, trois films publicitaires intitulés " Working Day's End ", " Canyon Corral " et " Magnificent Country " ; que dans le cadre d'une campagne anti-tabac mise en œuvre sur le territoire français depuis le 26 octobre 1991 le Ministère de la Santé, la Caisse Nationale d'Assurance Maladie (CNAM) et le Comité Français d'Education pour la Santé (CFES) ont fait produire par une agence de publicité et ont diffusé un film déclinant, également sur fond de western et de grands espaces américains, le slogan " Fumer, c'est pas ma nature " ;

I. 2 Considérant qu'après suspension, en référé, de la diffusion de cassettes et affichettes accompagnant celle du film la société Philip Morris, se plaignant d'une contrefaçon par diffusion du film et de faits de dénigrement et de discrimination, a fait assigner le CFES, la CNAM et le Ministre des Affaires Sociales et de l'Intégration, délégué à la Santé, en interdiction de diffusion sous astreinte et en paiement de dommages-intérêts, le tout avec publication ; que par jugement du 1er avril 1992 le Tribunal de grande instance de Nanterre, mettant le Ministre hors de cause après assignation de l'Agent Judiciaire du Trésor, a interdit sous astreinte la diffusion du film et celle des affichettes et cassettes et a condamné les organismes défendeurs et l'Etat à verser à la Société Philip Morris un franc de dommages-intérêts ; que pour justifier cette condamnation le tribunal, après avoir écarté, pour existence d'un pastiche, l'imputation de contrefaçon et rejeté le grief de dénigrement, a tenu pour établie une faute de discrimination ; que la même décision a alloué à la société Philip Morris une somme de 30 000 F au titre de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile ;

II.

II. 1 Considérant que l'Agent Judiciaire du Trésor, le Ministre de Affaires Sociales et de l'Intégration, délégué à la Santé, le CNAM et la CFES, appelants, s'opposent à tous dommages-intérêts et à toute interdiction de diffusion et concluent au rejet des prétentions de la société Philip Morris ;

II. 2 Considérant que la société Philip Morris, qui relève appel incident, demande que soient retenus les faits de contrefaçon et de dénigrement, que l'astreinte assortissant l'interdiction de diffusion soit portée de 50 000 F à 100 000 F et que lui soit allouée à titre de dommages-intérêts une somme de 500 000 F ; qu'elle sollicite une somme de 100 000 F pour frais hors dépens ;

III. Sur la contrefaçon

III. 1 Considérant qu'après avoir reconnu la réalité des droits détenus par la société Philip Morris sur les films produits en 1988 et 1989 et relevé que la défense de ces droits, de nature internationale, ne pouvait être mise en échec par l'illicéité de leur éventuelle exploitation sur le territoire français, le tribunal, comparant ces films et celui incriminé, a relevé une similitude de construction, d'image, de rythme et de références allant au-delà d'un emprunt au fonds commun du western, et a exonéré cet emprunt du grief de contrefaçon en le qualifiant de pastiche, motif pris d'une part de l'évidence de la ressemblance et d'autre part de la nature du procédé utilisé pour formuler le slogan anti-tabac, savoir son exclamation par un cow-boy identique à celui vantant dans les films de référence la " Marlboro Country " et la cigarette du même nom ;

III. 2 Considérant qu'au soutien de son appel incident, la société Philip Morris fait valoir qu'un pastiche doit procéder d'une intention humoristique, ce qui ne serait pas le cas en l'espèce, s'agissant de l'émission d'un message anti-tabac ; qu'elle ajoute que le pastiche ne doit pas créer un risque de confusion avec l'œuvre pastichée, un tel risque existant selon elle entre les images des films en cause malgré le message final ; qu'elle dit trouver dans le film incriminé une intention de nuire incompatible avec la notion de pastiche ; qu'elle invoque enfin l'illicéité de toute exploitation d'un pastiche, fût-il constitué, à des fins commerciales ;

III. 3 Mais considérant que le pastiche, imitation de manière et de style permise par la loi, existe lorsque se produit, par une telle imitation, un effet de dérision, de contradiction inattendue ou de brocard, le piquant qui en résulte conférant dans la forme à l'imitation un caractère humoristique parfaitement compatible avec une intention de fond étrangère à tout humour ; qu'en l'espèce la présence du cow-boy en cause, muni des attibuts de sa fonction, s'exprimant dans un contexte d'images et de symboles ostensiblement rattachés aux références et mythes du Far West et articulant, avec l'intonation appropriée, un slogan anti-tabac prenant le contre-pied de l'attitude du même personnage, fumeur dans les œuvres de référence, constitue, nonobstant la motivation parfaitement sérieuse de l'imitation, un élément d'humour suffisamment caractérisé ; que le risque de confusion n'existe pas puisque l'antinomie du slogan et d'une publicité faite à des cigarettes écarte tout amalgame entre l'œuvre pastichée et le pastiche, observation devant d'ailleurs être faite que l'évidence de l'imitation, caractérisée en l'espèce, est de toute manière nécessaire à l'existence d'un pastiche ; qu'il n'est pas possible de voir une quelconque intention de nuire dans l'utilisation d'un tel procédé dans le but de lutter contre la consommation excessive de tabac ; qu'enfin l'organisation d'une campagne anti-tabac est exclusive des fins commerciales dénoncées par la société Philip Morris ; que c'est donc par une correcte appréciation des lois du genre que le tribunal a constaté en l'espèce l'existence d'un pastiche rendant inopérant le grief de contrefaçon ;

IV. Sur les griefs de dénigrement et de discrimination fautifs

IV. 1 En ce qui concerne le dénigrement

a. Considérant que le tribunal ayant écarté ce grief en relevant qu'un dénigrement du tabac en général était l'objet licite de la campagne entreprise la société Philip Morris, au soutien de son recours, fait valoir qu'il a été porté directement atteinte à son activité commerciale et à la marque Marlboro, le film incriminé exprimant à son égard, comme les cassettes et affichettes, une intention de nuire ;

b. Mais considérant que la notion de dénigrement impliquant une démarche dont le but est de discréditer, de décrier ou de rabaisser, force est de constater que le film et les autres supports incriminés, s'ils s'appuient pour la pasticher sur l'imagerie d'élection de la société Philip Morris, ne tendent qu'à porter à la consommation de cigarettes et non à la marque Marlboro l'atteinte inhérente à une campagne anti-tabac; que le choix de l'imagerie familière à la marque Marlboro constitue non un dénigrement de cette marque mais au contraire l'aveu de ce que ladite marque, à l'intérieur du phénomène globalement décrié de consommation du tabac, représente un pôle d'importance majeure justifiable par excellence d'un ciblage médiatique présumé efficace ; que le tribunal doit donc être approuvé d'avoir rejeté le grief de dénigrement;

IV. 2 En ce qui concerne la discrimination

a. Considérant que pour retenir ce grief, le tribunal a relevé que la campagne avait exclusivement visé la marque Marlboro, d'une manière suggérant au public que les cigarettes de cette marque pouvaient être particulièrement nocives ; qu'à ce raisonnement, qu'elle approuve, la société Philip Morris ajoute que la campagne la visant a épargné, enfreignant en cela les règles communautaires, une autre marque dominant le marché français et appartenant à une entreprise publique ;

b. Mais considérant qu'une élémentaire réflexion sur les ressorts de la consommation de tabac sous forme de cigarettes enseigne que la symbolique qui sous-tend cette consommation et ses excès, si elle peut revêtir plusieurs formes, emprunte toujours la voie des représentations de liberté, de dynamisme et éventuellement de virilité, toutes vertus qu'illustre, certes en les américanisant, l'imagerie de la marque Marlboro ; qu'un ciblage de la campagne incriminée sur cette imagerie plutôt que sur une autre a simplement correspondu à un choix logique tendant à contrarier le jeu de ces représentations, observation étant faite qu'un ciblage sur d'autres imageries, éventuellement européennes ou nationales, eût été possible mais qu'un ciblage sur toutes ne l'eût pas été ; que le grief de discrimination doit donc être rejeté et le jugement infirmé sur ce point ; qu'aucune condamnation ni interdiction ne doit en conséquence être prononcée contre les promoteurs de la campagne ;

Et considérant que la Société Philip Morris, partie perdante à condamner aux dépens, ne peut recevoir une somme quelconque au titre de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile ;

Par ces motifs : Statuant publiquement et contradictoirement ; Infirmant le jugement entrepris ; Déboute la société Philip Morris de ses demandes ; La Condamne aux dépens de première instance et d'appel, avec pour ces derniers droit de recouvrement direct au profit de la SCP Keime-Guttin, avoués.