CA Paris, 5e ch. A, 8 mars 1994, n° 17243-93
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Eridania Beghin Say (SA)
Défendeur :
Eurotem (SA), Ducros (Consorts), Gyma Epices (SA), Gyma Surgelés (SA), Gyminvest (SA), Teampack (Sa)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Chavanac
Conseillers :
Mmes Briottet, Vigneron
Avoués :
SCP Valdelièvre Garnier, SCP Teytaud
Avocats :
Mes Vassogne, Martel.
Suivant déclaration remise au Secrétariat Greffe le 6 juillet 1993, la société Eridania Beghin Say a interjeté appel du jugement du Tribunal de Commerce de Paris en date du 17 mai 1993 qui a débouté cette société des demandes formées à l'encontre de MM. Gilbert, Marc et Yves Ducros, l'a condamnée à payer à ces derniers la somme de 50 000 F au titre de l'article 700 du NCPC et a aussi débouté les défendeurs de leur demande reconventionnelle en dommages-intérêts ;
Ensemble, sur l'appel incident relevé par les Consorts Ducros.
Par acte sous seing privé du 11 janvier 1992, MM. Gilbert, Marc, Michel et Yves Ducros, ont cédé à la société Beghin Say pour le prix de 2 050 846 000 F, la totalité des actions et parts sociales détenues par eux dans les diverses sociétés successivement créées pour assurer, au fur et à mesure de son développement, l'exploitation de l'entreprise familiale de production, de négoce et commercialisation d'aromates et épices.
L'article 8 du contrat stipulait la renonciation expresse des cédants et l'engagement strict de leur part de ne pas se prévaloir d'un quelconque droit d'exploitation à des fins commerciales de leur nom patronymique " Ducros " ou de toute autre dénomination confondante pour identifier des produits, activités ou entreprises dans le domaine agro-alimentaire.
Le même jour, par un acte distinct, les consorts Ducros ont émis au profit de l'acquéreur un certain nombre de garanties quant au capital de chacune des sociétés cédées, leurs bilans, comptes et droits divers.
Ce document réitérait notamment (art. 2.10) la cession sans réserve du droit à l'usage de la dénomination sociale et du nom patronymique Ducros avec garantie pour les cédants que l'usage par eux de ce nom n'impliquerait jamais un acte de concurrence déloyale ou parasitaire dans le domaine agro-alimentaire.
La demande présentée par Beghin Say en vue de l'insertion dans la convention de vente, d'une clause de non-concurrence n'a pas été retenue par les cocontractants.
Le 28 janvier 1992, MM. Gilbert, Marc et Yves Ducros ont créé une SARL " Gyma International " dont l'objet, très général, portant aussi bien sur la gestion et l'acquisition de valeurs immobilières, que sur les opérations de négoce ou de courtage, la construction ou l'acquisition de tous locaux, la constitution de toutes autres sociétés.
La marque Gyma a été déposée le 23 mars 1992. Courant juin, la nouvelle société a repris une activité de fabrication d'herbes aromatiques surgelées, mise au point par une entreprise bretonne et a créé à Sorgues, fin juillet 1992, d'importantes unités de production.
Estimant que, par ce rétablissement, les consorts Ducros avaient violé la garantie d'éviction édictée par les art. 1626 et 1628 du Code civil, la société Eridania Beghin Say a, par acte du 2 décembre 1992, fait assigner devant le Tribunal de Commerce de Paris, MM. Gilbert, Marc et Yves Ducros aux fins d'interdiction de poursuite de l'activité ainsi créée et, subsidiairement, en restitution d'une partie du prix payé.
L'assignation ainsi délivrée a été, par le même acte, dénoncée aux sociétésGyminvest, Gyma International, Gyma Surgelés, Gyma Epices, Euroteam et Teampack aux fins d'opposabilité de la décision à venir.
Appelante du jugement rendu, la société Eridania Beguin Say autorisée par Ordonnance du 6 juillet 1993 à assigner à jour fixe les intimés, conclut à son infirmation (sauf en ce qu'il a débouté les consorts de leur demande reconventionnelle) ; elle sollicite qu'il soit fait interdiction à MM. Gilbert, Marc et Yves Ducros de poursuivre une activité identique à celle cédée et subsidiairement, elle conclut à leur condamnation au versement, à titre provisionnel, d'une somme de 400 000 000 F à titre de restitution partielle du prix payé ; elle demande que soit ordonnée la publication de l'arrêt dans divers périodiques et qu'il soit déclaré commun aux sociétés assignées en intervention ; elle sollicite enfin l'octroi d'une somme de 100 000 F sur le fondement de l'article 700 du NCPC.
MM. Gilbert, Marc et Yves Ducros, intimés, concluent à la confirmation de la décision entreprise en ce qu'elle a rejeté les demandes présentées par la société Beghin Say ; par voie d'appel incident, ils sollicitent sa réformation quant au rejet de leur demande reconventionnelle et concluent à la condamnation de la société appelante au paiement de la somme de 1 000 000 F à titre de dommages intérêts pour agissements abusifs, ainsi qu'au versement de la somme de 250 000 F en remboursement des frais non compris dans les dépens.
Sur quoi, LA COUR :
Considérant que la société Beghin Say, après avoir soutenu que par un seul rétablissement dans une activité sinon identique à celle cédée, tout au moins subsituable, le vendeur contrevenait à la garantie légale d'éviction qu'il devait à l'acquéreur pour son fait personnel, fait valoir que ce rétablissement deviendrait répréhensible dès lors qu'il serait accompagné d'agissements déloyaux ou malhonnêtes ;
Qu'un tel comportement fautif serait caractérisé en l'espèce par le fait qu'en raison de leur personnalité et de leurs fonctions prépondérantes dans le groupe cédé, les consorts Ducros auraient acquis une influence déterminante sur la clientèle, essentiellement professionnelle, de leurs diverses sociétés, de sorte que par leur présence agissante dans une activité substituable ou même identique, ils videraient d'une partie de leur substance les entités économiques cédées ;
Que cette attitude serait aggravée par une reconstitution à l'identique de l'ensemble vendu par l'installation à proximité de l'ancien siège du groupe, des sièges sociaux des sociétés nouvellement créées de même que par la construction des nouvelles unités de production non loin des usines du groupe Ducros ;
Que, de même ils utiliseraient de manière abusive dans la presse, leur nom, leur notoriété pour capter leur ancienne clientèle vers l'activité et la marque en cours de lancement ;
Que cette mise en scène serait complétée par l'utilisation pour les produits Gyma d'un logo proche de celui appartenant au groupe cédé ;
Qu'enfin, ils auraient débauché un certain nombres de salariés occupant des fonctions importantes dans le groupe Ducros pour utiliser leur compétence et leur savoir-faire dans les nouvelles sociétés ;
Considérant que Beghin Say fait également valoir que le rétablissement des consorts Ducros serait d'autant plus fautif qu'il aurait été prémédité, les intimés s'étant lors de négociations début janvier 1992, soigneusement abstenus de faire état de leur intention de reprendre une activité similaire dès la vente conclue, alors que la rapidité et les conditions mêmes de leur réinstallation démontreraient que les préparatifs étaient déjà largement avancés ;
Considérant enfin que Beghin Say soutient que par l'abandon, lors des négociations, de sa demande tendant à l'insertion dans le contrat de vente de la clause de non-concurrence, elle n'aurait jamais renoncé à se prévaloir envers les vendeurs de la garantie d'éviction (ainsi que l'affirmeraient les consorts Ducros) ; une telle renonciation étant au surplus illicite comme contraire au caractère d'ordre public de la garantie du fait personnel ;
Mais considérant que, destinée à protéger l'acquéreur notamment d'une éventuelle reprise par le cédant de l'objet même de la vente, la garantie d'éviction édictée par les articles 1626 et suivants du Code Civil ne saurait interdire au vendeur tout rétablissement même dans une activité concurrentielle, dès lors que cette nouvelle installation n'est pas prohibée par l'acte de cession ou qu'elle n'est pas accompagnée d'actes de nature à obtenir par une voie même indirecte, la récupération de la chose aliénée ;
Considérant d'une part qu'il est constant que le contrat de vente ne contient aucune disposition interdisant aux consorts Ducros toute réinstallation, même dans une activité directement concurrente, la proposition de Beghin Say tendant à l'insertion dans la convention d'une clause en ce sens, n'ayant pas été admise par les vendeurs ;
Considérant d'autre part que les actes reprochés aux consorts Ducros ne sont pas, soit par leur nature même, soit par l'insuffisance de leur caractérisation, susceptibles de constituer des tentatives de reprise, par une voie détournée, de la chose vendue ;
Qu'en effet, l'exercice par les consorts Ducros d'une activité même directement concurrentielle (que les produits soient similaires ou seulement substituables), licite en application du principe fondamental de la liberté du commerce, ne pourrait être retenu comme une activité tendant à évincer Beghin Say de l'ensemble social objet de la transaction, que s'il avait pour conséquence d'aboutir à un détournement de la clientèle attachée aux produits fabriqués et vendus par le groupe de sociétés cédées;
Que tel n'est pas le cas, l'importance de la taille du groupe (plusieurs dizaines de sociétés) la multiplicité des réseaux de vente, son implantation aussi bien sur l'ensemble du territoire que sur le plan international, ne permettaient pas - quelle que soit la personnalité de chacun des vendeurs et leur dynamisme à l'intérieur du groupe - l'établissement de liens personnels suivis entre eux et la clientèle;
Que d'ailleurs, Beghin Say n'établit pas qu'en fait, une telle distraction de la clientèle se soit produite au cours des mois écoulés depuis le rétablissement des consorts Ducros ; le simple référencement dans les centrales d'achat et les grandes surfaces des nouveaux articles commercialisés, ne suffisant pas à démontrer l'existence d'un transfert vers ces produits, de la clientèle attachée aux fabrications cédées ;
Que de même, n'est pas davantage révélée l'existence d'actes de démarchage ou même de simple prospection des consorts Ducros auprès des clients importants des anciennes productions à leur marque ;
Qu'il apparaît qu'une telle clientèle (aussi bien dans la grande distribution que dans le commerce de gros ou la restauration) est essentiellement attachée (au vu des conditions spécialement consenties) à la marque des produits-facteur d'attrait principal pour le consommateur et symbole du suivi de leur qualité plus qu'à des relations personnelles hypothétiques ou à tout le moins fort lointaines avec chacun des dirigeants de lourdes unités;
Que d'ailleurs, la demande essentielle de l'acquéreur Beghin Say, lors des tractations préalables à l'achat, a porté sur la cession du droit exclusif à l'usage commercial du nom " Ducros " patronyme correspondant à la marque - (cession acceptée par les vendeurs) et ce au détriment de la clause de non concurrence qui, elle, aurait été nécessairement limitée dans le temps et dans l'espace ;
Qu'il est constant que, lors de leur rétablissement, les consorts Ducros ont pris soin d'adopter une dénomination commerciale - différente : " Gyma ", sans - référence, même lointaine, à leur nom patronymique;
Qu'ainsi, ce rétablissement licite des consorts Ducros, même dans une activité directement concurrentielle, ne peut, à raison de leur personnalité propre, de leur activité au sein de l'entreprise cédée et de leurs rapports éventuels mais non démontrés avec les clients, être retenu comme constituant un fait de nature à évincer Beghin Say de la garantie due à raison de la vente consentie le 11 janvier 1992 ;
Considérant de même qu'il n'apparaît pas qu'une certaine confusion ait pu être instaurée, même involontairement, auprès de la clientèle entre le groupe cédé et les nouvelles sociétés créées;
Qu'en effet, les logos utilisés sur les produits fabriqués sont nettement différents : la marque " Ducros " étant largement mise en évidence sur les productions cédées, par un graphisme blanc sur un fond rectangulaire à dominante rouge, cependant que les fabrications " Gyma " supportent ce sigle sur un fond de forme indéfinie à dominante verte et agrémenté d'une fleur stylisée ;
Que l'implantation aussi bien du siège social que des unités de fabrication de la nouvelle entité non loin des installations similaires Ducros (dans un rayon de plusieurs dizaines de kilomètres pour les usines) résulte seulement de la résidence familiale des intimés dans l'agglomération où la première entreprise a été créée et de leur souci d'assister de près à la mise en œuvre des nouveaux procédés de production(surgélation au lieu de déshydratation) ;
Qu'enfin, leur apparition, dans les articles de presse à l'occasion du lancement de la marque Gyma est le résultat d'articles rédactionnels rédigés par les journalistes et non d'utilisation volontaire par eux de leur personnalité et de leur patronyme dans le but d'accaparer leur ancienne clientèle pour la diriger vers les nouveaux produits ;
Qu'ainsi, tant par les articles de presse que par le sigle de reconnaissance de leurs produits, ainsi que par l'installation de leurs unités de fabrication, les consorts Ducros n'ont pas tenté de récupérer la clientèle cédée, celle-ci essentiellement professionnelle - étant suffisamment avertie pour ne pas se laisser abuser par des articles dithyrambiques ou des rapprochements géographiques d'unités à enseignes différentes;
Que par ailleurs, l'engagement dans l'ensemble " Gyma " d'une dizaine de salariés du groupe cédé ne peut être regardé comme constitutif d'actes de débauchage, les dits salariés, pour la plupart titulaires d'une certaine ancienneté dans l'entreprise et proches des créateurs et animateurs du groupe cédé, ayant été, pour certains licenciés et pour d'autres, mutés à des fonctions moins gratifiantes, dans le cadre des mesures de restructuration entreprises par les nouveaux dirigeants ;
Considérant enfin que ne peut être retenue l'affirmation d'une certaine préméditation de la part des consorts Ducros dans leur volonté d'évincer les acquéreurs de la chose vendue ;
Qu'en effet, tout d'abord, par leur refus de voir insérée dans la convention la clause de non-concurrence souhaitée par Beghin Say, les consorts Ducros ont clairement manifesté sinon leur intention de reprendre une activité similaire, du moins leur volonté de ne pas exclure une telle éventualité ;
Qu'il apparaît que le facteur qui a incité les intimés à reprendre rapidement une activité commerciale, a été le rejet par Beghin Say du projet de surgélation des herbes aromatiques en cours d'étude et non encore lancé sur une grande échelle ;
Qu'il résulte d'une attestation de l'ancien Directeur Général de la division matière du groupe Ducros, M. Lelu, que le nouveau Président, M. Raymond, a refusé le 28 janvier 1992 de poursuivre les tractations en cours avec l'entreprise fabricante de ce type de produits malgré la situation financièrement préoccupante dans laquelle se trouvait cette société ;
Que même informé le 30 janvier 1992, de la possibilité pour cette société " La surgélation Bretonne ", de rechercher l'appui de M. Gilbert Ducros, initiateur des contact et très intéressé par cette fabrication nouvelle, le Président Raymond a persisté dans son refus précisant qu'il aurait tout loisir par la suite, d'acquérir l'affaire Gilbert Ducros ;
Que c'est ainsi que ce dernier a été amené, pour ne pas laisser passer l'occasion de commercialiser un produit qu'il estimait d'avenir, à accélérer la reprise d'une activité similaire à celle cédée ;
Que ce n'est donc pas, après une dissimulation malicieuse lors des négociations, par une voie détournée ni même discrète, mais à la connaissance de l'acquéreur que les consorts Ducros ont constitué les structures juridiques, puis ont passé les accords commerciaux et enfin ont édifié les unités de production portant d'abord sur les produits négligés par Beghin Say et ensuite sur l'ensemble de la gamme ;
Considérant que les faits allégués comme constitutifs d'éviction n'étant pas caractérisée, c'est à bon droit que le Tribunal a débouté la société Beghin Say de ses demandes ; que le jugement doit être confirmé ;
Considérant sur la demande reconventionnelle en dommages-intérêts présentée par les consorts Ducros que ceux-ci la motivent essentiellement par la mauvaise foi dont aurait fait preuve Beghin Say en publiant des déclarations calomnieuses sur la gestion du groupe, en portant atteinte à leur honneur et en gênant leur essor sur le plan commercial ;
Mais considérant que, de même que pour les articles publicitaires valorisant, attribués par Beghin Say aux consorts Ducros, les publications retenues comme dommageables par ces derniers constituent des prestations journalistiques et non des déclarations propres des dirigeants de la société appelante;
Que présentées d'ailleurs comme justificatives des restructurations en cours,les critiques formulées procèdent plus d'une conception différente de l'organisation du groupe sur les plans commercial et financier, que d'une volonté de dénigrement caractérisée;
Que c'est donc à bon droit que le premier juge n'a pas retenu le caractère abusif et vexatoire des faits reprochés ;
Que le jugement doit aussi être confirmé de ce chef ;
Considérant qu'il est équitable d'allouer aux consorts Ducros une somme complémentaire de 50 000 F en remboursement de leurs frais irrépétibles d'appel ; Que, succombant en son recours, la société Eridania Beghin Say ne peut voir accueillir sa demande présentée du même chef ;
Par ces motifs : Confirme le jugement déféré ; Y ajoutant ; Condamne la société Eridania Beghin Say à payer à MM. Gilbert, Marc et Yves Ducros la somme complémentaire de 50 000 F sur le fondement de l'article 700 du NCPC ; Rejette la demande en remboursement de frais irrépétibles présentée par la société Beghin Say, Condamne cette société aux dépens, Autorise la SCP Teytaud au bénéfice de l'article 699 du NCPC.