CA Reims, ch. civ. sect. 1, 23 novembre 1992, n° 1614-91
REIMS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Dental 3 (Sté)
Défendeur :
Laboratoire Ducrocq (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Spiteri
Conseillers :
MM. Gelle, Raffejeaud
Avoués :
SCP Six-Guillaume, SCP Chalicarne-Delvincourt
Avocats :
Mes Honnet, Fontaine.
LA COUR,
Faits et procédure :
- Le laboratoire Dental 3 exerce à Troyes une activité de prothèse dentaire et de dépannage pour les chirurgiens dentistes. Il employait une trentaine de personnes, dont Gabriel Lopez, en qualité d'ouvrier spécialisé, qui était licencié le 23 mars 1990, et Jean-Louis Lazarus, en qualité de chef de laboratoire, qui a démissionné le 15 juin 1990. Ces deux employés étaient liés par contrats de travail comportant une clause de non-concurrence pour deux ans pour tout le département de l'Aube.
- Peu de temps après, le laboratoire de prothèse Dentaire Ducrocq, dont le siège social est à Lachapelle Saint-Luc, embauchait Lopez et Lazarus. Par exploit du 18 octobre 1990, la SARL Dental 3 assignait devant le Tribunal de commerce de Troyes la SARL Ducrocq, aux fins de condamnation à lui payer la somme de 100 000 F à titre de dommages-intérêts, de voir ordonner sans délai le licenciement des deux salariés, sous astreinte de 2 000 F par jour de retard à compter de la signification du jugement, de voir ordonner l'exécution provisoire dudit jugement, et la condamnation de Ducrocq à 7 500 F au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.
- Dans son jugement du 13 mai 1991, le Tribunal de commerce :
1°) se déclarait incompétent en matière de licenciement au profit du Conseil des Prud'hommes de Troyes ;
2°) disait recevables mais mal fondées les autres demandes de la société Dental 3 et l'en déboutait ;
3°) déboutait le laboratoire Ducrocq de ses demandes reconventionnelles ;
4°) condamnait Dental 3 aux dépens.
- Appel de cette décision était interjeté le 4 juillet 1991 par la société Dental 3.
- Par conclusions du 30 octobre 1991, l'appelante soutient que Lopez et Lazarus étaient bien tenus envers elle par une clause de non-concurrence. Dès l'instant où un employeur embauche ou conserve à son service un salarié dont il sait qu'il reste tenu par une clause de non-concurrence, la concurrence déloyale existe pour ledit employeur.
Il y a donc lieu de faire droit aux demandes de Dental 3 ; subsidiairement, il y aurait lieu de surseoir à statuer jusqu'à l'issue de l'instance actuellement pendante de la Chambre Sociale de la Cour de céans sur la validité des clauses de non-concurrence.
- L'intimité a répliqué par écritures du 14 janvier 1992. Le laboratoire Ducrocq est un tiers aux contrats de travail ayant existé entre Dental 3 d'une part et Lopez et Lazarus d'autre part ; il n'est nullement tenu par les clauses de non-concurrence figurant dans ces contrats de travail. Le laboratoire Ducrocq ne connaissait nullement Lazarus et Lopez avant de les embaucher, et n'a jamais cherché à les débaucher. Il ignorait totalement l'existence des clauses de non-concurrence figurant dans les contrats, et les deux salariés se sont présentés spontanément au laboratoire Ducrocq pour chercher du travail. Aucune faute ne peut donc être reprochée au laboratoire Ducrocq.
La société Dental 3 ne rapporte pas la preuve de ce que Ducrocq a pratiqué des actes de concurrence déloyale à son égard : aucune pièce n'est versée aux débats à ce sujet.
En outre Dental 3 ne justifie d'aucun préjudice précis. La somme réclamée 100 000 F de dommages-intérêts est totalement arbitraire et injustifiée. Les clients du
laboratoire n'ont aucun contrat directe avec le personnel dudit laboratoire, il s'agit d'ailleurs d'une clientèle spécifique (chirurgiens dentistes) qui choisit son laboratoire en fonction de la qualité des prestations effectuées par celui-ci. Dental 3 n'établit pas qu'il y ait eu détournement de clientèle.
Le jugement attaqué doit donc être confirmé, la société Dental 3 être déboutée de son appel, condamnée à verser au laboratoire Ducrocq 100 000 F de dommages-intérêts pour procédure abusive, et 10 000 F au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.
- Dans de nouvelles conclusions du 16 janvier 1992, la société Dental 3 indique que par deux arrêts du 11 décembre 1991, la Chambre Sociale de la Cour de céans a estimé que les clauses de non-concurrence figurant dans les contrats de travail de Lopez et Lazarus étaient parfaitement valides, et a condamné le premier à 10 000 F de dommages-intérêts et le second à 45 000 F de dommages-intérêts, pour violation desdites clauses. Défense leur a été faite de poursuivre leur activité concurrentielle au sein du laboratoire Ducrocq.
Dental 3 a mis en demeure le laboratoire Ducrocq de lui faire savoir s'il entendait persister dans son attitude, et Ducrocq, gérant du laboratoire a clairement répondu par l'affirmative.
Il y a donc lieu de faire droit à Dental 3 de l'entier bénéfice de ses précédentes écritures, sans qu'il y ait lieu à surseoir à statuer.
- Par conclusions du 11 septembre 1992, la SARL Ducrocq indique que les deux arrêts du 11 décembre 1991 ont fait l'objet de pourvois devant la Cour de cassation qui n'a pas encore tranché : ces arrêts ne sont donc pas définitifs. D'ailleurs, ils concernent l'instance prud'hommale, qui est distincte du présent litige : Dental 3 ne rapporte pas la preuve que l'embauche de Lopez et Lazarus ait été faite de connivence avec le laboratoire Ducrocq. Elle ne rapporte pas la preuve des prétendus moyens fautifs utilisés par Ducrocq, et la relation de cause à effet avec un préjudice qui est au demeurant inexistant.
Subsidiairement, il y aurait lieu de surseoir à statuer dans l'attente des décisions qui seront prises par la Cour Suprême.
- L'ordonnance de clôture de l'instance intervenait le 12 octobre 1992, et le même jour l'appelante déposait des conclusions, dont le rejet pour tardiveté et violation du principe du contradictoire était demandée par l'intimée.
Motivation et décision :
Sur le rejet des conclusions de la SARL Dental 3 en date du 12 octobre 1992 :
- Le dépôt par la SARL Dental 3 de ses dernières conclusions le jour même de l'ordonnance de clôture est manifestement tardif, et de nature à violer le principe du contradictoire. En outre, l'appelante n'a même pas sollicité la révocation de l'ordonnance de clôture pour cause grave.
- Ces conclusions seront donc purement et simplement rejetées.
Sur l'existence d'une concurrence déloyale du laboratoire Ducrocq envers le laboratoire Dental 3 :
- Contrairement à ce qu'affirme l'intimée, le laboratoire Dental 3, pour établir la preuve de la concurrence déloyale du laboratoire Ducrocq n'a pas besoins de verser aux débats des pièces justifiant des actes particuliers de concurrence déloyale : il lui suffit d'établir que le laboratoire Ducrocq connaissait l'existence des clauses de non-concurrence dont étaient assortis les contrats de travail de Lopez et de Lazarus avec la SARL Dental 3.
- En effet, selon la jurisprudence de la Cour Suprême, le tiers qui se rend complice d'une violation d'une obligation de non-concurrence, engage ainsi sa responsabilité sur la base délictuelle, et se rend coupable de concurrence déloyale. Il s'agit là d'une jurisprudence ancienne et constante (Reg. 8 nov. 1904, Gaz. Pal. 1904 - 2, 605 ; Com. 2 juil. 1963, Bull. Civ. III, n° 349 ; Com. 22 mai 1984, Bull. Civ. IV n° 172). Le tiers ne peut valablement opposer que n'étant pas partie aux contrats de travail, il n'est pas tenu par les clauses de non-concurrence y figurant. En se rendant complice de la violation d'une telle clause, il se rend coupable d'une faute délictuelle qui engage sa responsabilité.
- La condition essentielle de la mise en œuvre de cette responsabilité réside dans la connaissance qu'a le nouvel employeur de l'existence de l'engagement de non-concurrence : point n'est besoin que le nouvel employeur ait incité le salarié à violer son engagement. Cette connaissance peut d'ailleurs être soit concomitante à l'embauche, soit postérieure à celui-ci : la violation de l'engagement de non-concurrence est réalisée également dans les deux hypothèses (Soc. 10 mai 1983, Bull. Civ. V, n° 251 ; soc. 19 oct. 1983 D 1984, IR n° 140).
Il y a donc lieu de vérifier, si en l'espèce, le laboratoire Ducrocq était bien ou non au courant de l'existence des clauses de non-concurrence figurant aux contrats de travail de Lopez et Lazarus.
1°) La SARL Dental 3 produit aux débats le certificat de travail de Lopez Gabriel où il est expressément mentionné, au paragraphe 2 du document : " M. Lopez Gabriel est tenu d'une obligation de non-concurrence au profit de notre société durant deux ans pour tout le département de l'Aube à compter du 23 mars 1990 " ;
De même le certificat de travail de Jean-Louis Lazarus mentionne " M. Jean-Louis Lazarus est tenu d'une obligation de non-concurrence au profit de notre société durant deux ans pour tout le département de l'Aube, à compter du 16 juin 1990 ".
- Il apparaît fortement improbable que le laboratoire Ducrocq ait embauché Lopez et Lazarus sans exiger qu'ils lui présentent leurs certificats de travail. Il existe une forte présomption que le laboratoire Ducrocq connaissait l'existence de ces engagements de non-concurrence dès le moment de l'embauchage des deux salariés.
2°) La SARL Dental 3 produit aux débats une sommation d'huissier du 20 septembre 1990 faite à Ducrocq Maurice, gérant du laboratoire Ducrocq, rappelant les clauses de non-concurrence affectant les contrats de travail de Lopez et Lazarus. A cette sommation, Maurice Ducrocq répondait : " J'emploie effectivement ces deux personnes et continuerai à les employer nonobstant ladite clause de non-concurrence ".
- Dental 3 produit également deux lettres recommandées des 24 mars et 28 juillet 1990, avisant le Directeur du laboratoire Ducrocq de l'existence des clauses de non-concurrence.
- Il résulte incontestablement de ces éléments que Maurice Ducrocq a donc bien eu connaissance, certainement à partir du 20 septembre 1990, et fort probablement dès l'embauche de Lopez et de Lazarus, des engagements de non-concurrence auxquels avaient souscrit les deux susnommés au profit du laboratoire Dental 3. Il s'est donc rendu complice de la violation de ces clauses de non-concurrence par Lopez et Lazarus, et il est bien coupable de concurrence déloyale à l'encontre du laboratoire Dental 3.
- Mais la jurisprudence de la Cour Suprême va plus loin, car elle décide que le nouvel employeur peut être convaincu de concurrence déloyale " même si la validité de la clause était litigieuse " (Soc. 10 mai 1983, préc.). Cette solution a pour but de parer à des abus manifeste d'actions en justice contestant la validité de la clause, paralysant ainsi l'action de l'ancien employeur, et vidant la clause de non-concurrence de son contenu.
Il n'est donc point besoin d'attendre les décisions de la Cour de cassation sur la validité des clauses de non-concurrence des contrats de Lopez et de Lazarus pour décider que le laboratoire Ducrocq est bien coupable de concurrence déloyale . Au demeurant, le pourvoi en cassation n'a pas d'effet suspensif.
- En définitive, il y a lieu de dire et juger que le laboratoire Ducrocq est coupable de concurrence déloyale à l'encontre du laboratoire Dental 3, et d'infirmer par conséquent le jugement attaqué.
Sur le préjudice subi par le laboratoire Dental 3 :
- Le laboratoire Dental 3 produit aux débats un certain nombre de documents, selon lesquels plusieurs de ses clients auraient cesse de s'adresser à lui à la même époque où Lopez et Lazarus ont quitté Dental 3, et que ledit laboratoire aurait subi une baisse significative de son chiffre d'affaires. Le laboratoire Ducrocq conteste l'existence même d'un quelconque préjudice, et son étendue.
- En présence de parties contraires en fait, " le juge a le pouvoir d'ordonner d'office toutes les mesures d'instruction légalement admissibles " (article 8 du Nouveau Code de Procédure Civile). En l'espèce, de simples constatations ne peuvent suffire à éclairer la Cour sur l'existence et le quantum du préjudice allégué. Il est donc nécessaire de faire procéder à une expertise sur ce point, aux frais avancés par le laboratoire Dental 3.
Par ces motifs : LA COUR, Reçoit en la forme l'appel de la SARL Dental 3, ledit bien fondé ; Rejette les conclusions déposés par la SARL Dental 3 le 12 octobre 1992 ; Au fond, Infirme le jugement du Tribunal de commerce de Troyes en date du 13 mai 1991 dans toutes ses dispositions ; Statuant à nouveau : Dit et juge que le laboratoire Ducrocq est coupable de concurrence déloyale à l'égard du laboratoire Dental 3 ; Dit et juge que le laboratoire Ducrocq sera tenu de licencier les sieurs Lopez Gabriel et Lazarus Jean-Louis dans le mois courant à partir de la signification du présent arrêt, sous astreinte de 1 000 F par jour de retard à compter du premier quantième du mois suivant
Sur le calcul du préjudice allégué par le laboratoire Dental 3 ; Avant dire droit au fond, tous droits et moyens des parties demeurant réservés sur ce point, ainsi que les dépens ; Ordonne une expertise, et commet pour y procéder M. Goret Eric, 42 rue de la Paix à Troyes 10000, avec pour mission de : 1°) Prendre connaissance du dossier de l'affaire, entendre les dires des parties et de tous sachant ; se faire communiquer par la SARL du laboratoire Dental 3 et par la SARL du laboratoire Ducrocq leurs comptabilités respectives pour les années 1990, 1991 et 1992 ; 2°) Déterminer, au vu des documents comptables et de tous autres documents utiles, s'il apparaît que plusieurs clients du laboratoire Dental 3 l'ont abandonné à une époque concomitante ou de peu postérieure au départ de Lopez et de Lazarus dudit laboratoire ; 3°) Déterminer et chiffrer une diminution éventuelle du chiffre d'affaires du laboratoire Dental 3 pouvant être relié directement au départ desdits clients. Cette diminution devra être calculée jusqu'à la date effective du départ de Lopez et de Lazarus du laboratoire Ducrocq, par suite du licenciement de ces deux salariés ordonné par le présent arrêt. - Dit que le laboratoire Dental 3 consignera au secrétariat Greffe de la Cour d'appel de Reims la somme de six mille francs (6 000 F) en avance sur les honoraires de l' expert, dans les deux mois du présent arrêt, sous peine de caducité de la désignation de l'expert ; - Dit que l'expert désigné consignera ses observations dans un rapport écrit qu'il déposera au secrétariat Greffe de la Cour d'appel de Reims, dans un délai de quatre mois à compter du jour du dépôt de la consignation. - Désigne M. Gilbert Spiteri, Président de Chambre, pour contrôler l'expertise et en suivre les opérations, statuer sur toutes difficultés et incidents, et pour procéder éventuellement, sur simple requête, au remplacement de l'expert empêché.