CA Paris, 4e ch. B, 22 octobre 1992, n° 10546-91
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Ehrenreich
Défendeur :
Ishwar (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Poullain
Conseillers :
MM. Bonnefont, Ancel
Avoués :
SCP Bommart Forster, SCP Menard Scelle Millet
Avocats :
Mes Perez, Guetta
Faits et procédure de première instance
Par exploit du 8 décembre 1989, Bernard Ehrenreich, qui exerce sous l'enseigne Cotonnière d'Alsace Editions Paule Marrot, assignait la société Ishwar en contrefaçon des tissus référencés Fortunata, Nora et Flora sur le fondement de la loi du 11 mars 1957 et en concurrence déloyale ;
Des mesures de protection et de réparation étaient sollicitées ainsi que 20 000 F en vertu de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile ;
L'acte introductif d'instance se référait à une saisie-contrefaçon du 6 septembre 1988 ayant porté sur divers modèles de robes et d'ensembles fabriqués à partir de tissus contrefaisants et au rapport d'expertise déposé le 4 juillet 1989 par Azières dont Ehrenreich avait obtenu la désignation en référé par une ordonnance du 14 octobre 1988 ;
La défenderesse priait le tribunal de déclarer Ehrenreich irrecevable à agir en contrefaçon sur le fondement de la loi du 11 mars 1957 et en concurrence déloyale ; elle sollicitait 250 000 F de dommages et intérêts pour procédure abusive et 25 000 F pour les frais non taxables ; En réplique, Ehrenreich précisait que le dessin fortunata (référence commerciale Hortense) avait été acquis par lui dans le cadre de la liquidation judiciaire de la société Paule Marrot le 17 avril 1981, que le dessin Nora avait fait l'objet d'une exploitation par lui dès juillet 1987 après réimpression attestée par une facture du 18 décembre 1986 et que le dessin Flora avait été créé par lui en mai 1987 ;
Le jugement critiqué
Par son jugement du 8 mars 1991, le tribunal de commerce de Paris a, entre autres dispositions :
- débouté Ehrenreich de toutes ses demandes,
- condamné Ehrenreich à payer à Ishwar 25 000 F de dommage et intérêts et 25 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile ;
L' Appel
Appelant du jugement par déclaration du 8 avril 1991, Ehrenreich conclut à son infirmation, priant la Cour, vu l'extrait K Bis prouvant qu'il exerce le commerce sous les enseignes " Cotonnière d'Alsace ", " Comptoirs des Tissages d'Alsace ", " La Lainière d'Alsace " depuis 1980 et sous les enseignes " Les Editions Paule Marrot " et " Paule Marrot " depuis 1980, de le déclarer recevable en son action en contrefaçon en disant que les dessins Fortunata, Nora 1978 et Flora, créés ou acquis par lui, sont dignes de la protection de la loi du 11 mars 1957 et de dire que les vêtements saisis sont faits dans des tissus qui sont des copies serviles et que Ishwar s'est également rendue coupable de concurrence déloyale ;
Il sollicite l'interdiction faite à Ishwar de poursuivre des agissements tendant à la commercialisation de vêtements confectionnés à partir de dessins sur tissu reproduisant ceux saisis le 5 septembre 1988 et ce, sous astreinte définitive de 2 000 F par infraction constatée à compter de la signification de l'arrêt, la remise à Ehrenreich des articles contrefaisants encore en possession de Ishwar, la désignation d'un expert compte en vue de l'évaluation de la masse contrefaisante, l'insertion de l'arrêt dans cinq journaux ou périodiques au choix de l'appelant et aux frais de Ishwar dans la limite de 30 000 F par insertion, et la condamnation de Ishwar au paiement de provision de 400 000 F du chef de la contrefaçon, de 300 000 F du chef de la concurrence déloyale et de 30 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile.
Intimée, Ishwar conclut à la confirmation de la décision déférée en toutes ses dispositions et prie la Cour d'y ajouter en condamnant Ehrenreich à lui payer 250 000 F de dommages et intérêts pour procédure abusive. Il sollicite en vertu de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile la somme de 59 300 F TTC ;
Sur ce, la Cour,
Qui se réfère au jugement et aux écritures d'appel,
Sur l'action en contrefaçon :
Considérant que Ehrenreich fait grief au jugement d'avoir, pour écarter son droit à agir sur le fondement de la loi du 11 mars 1957, commis diverses erreurs dans l'appréciation des pièces mises aux débats, et notamment du K Bis démontrant qu'il exerce son activité notamment sous l'enseigne " Comptoir des Tissages d'Alsace " et, d'autre part, attribué à tort la création du dessin Flora à Robert Vernet alors que ce dernier n'avait fourni qu'une idée ;
Considérant que les écritures d'appel de Ehrenreich contiennent une revendication exempte de toute équivoque de la création par lui-même des dessins litigieux sur lesquels il affirme des droits en se prévalant de l'article 8 de la loi prérappelée aux termes duquel la qualité d'auteur appartient sauf preuve contraire à celui sous le nom de qui l'œuvre est divulguée ;
Considérant que l'appelant avait, lors de l'expertise, déclaré avoir acquis le dessin Fortunata de Paule Marrat ; qu'il a développé devant la Cour un historique tendant à établir que l'expert et le tribunal ont commis une confusion entre le tissu Fortunata, d'abord référencé Hortensa, dont il est créateur, et un tissu Hortense ou Hortensia créé par Paule Marrot et acquis par lui lors du rachat du fonds de commerce de cette dernière société ; qu'à l'appui de ses allégations, il produit des factures de gravure dont la plus ancienne, des établissements Marcel Gandits, remonte à 1979 et divers documents démontrant que le dessin susvisé a été publié dans des journaux tels que Modes et Travaux, Marie-Claire, etc ;
Qu'il importe toutefois de souligner que si les factures dont il s'agit prouvent que des dessins ont été gravés sur tissu à la demande des entreprises appartenant à Ehrenreich et qu'il gère en utilisant différentes enseignes, elles n'établissent pas que les dessins remis au graveur ont été créés par lui personnellement ; que dès lors, rien ne démontre que la divulgation du dessin Fortunata ait présenté Ehrenreich comme son créateur, observation faite que les publicités versées aux débats ne mentionnent que les Editions Paule Marrot, sauf l'une d'elles où Bernard Ehrenreich n'est cité que comme ayant redécouvert des dessins attribués sans d'ailleurs la moindre preuve à l'artiste peintre Paule Marrot, le titre fantaisiste de PDG des éditions Paule Marrot lui étant au surplus décerné ;
Qu'il résulte de ce qui précède, et sans qu'il y ait lieu de s'attarder sur les contradictions et affirmations douteuses affectant les prétentions de l'appelant, que Ehrenreich n'établit pas sa qualité de créateur et pas davantage celle d'un bénéficiaire d'une cession de droits de reproduction consentie par l'auteur, étant souligné qu'à admettre même que le dessin Fortunata ait été trouvé par l'appelant dans le fonds de commerce de la SARL Paule Marrot, ce que du reste, il ne prétend plus, il resterait encore à établir que ladite société était titulaire des droits de l'auteur sur ce dessin en précisant comment elle l'était devenue, qu'en conséquence, Ehrenreich n'est pas recevable à agir en contrefaçon au titre de la loi du 11 mars 1957, étant par ailleurs noté qu'il renonce en appel à se prévaloir des dispositions de la loi du 14 juillet 1909 que, nonobstant l'absence de tout dépôt, il avait invoqué en première instance au nom de la théorie dite de " l'unité de l'art " ;
Considérant que la revendication par Ehrenreich de la paternité du dessin Nora 1978 appelle pour l'essentiel les mêmes remarques que ci-dessus, l'appelant ne l'appuyant que sur une facture du 19 décembre 1986 établie par la manufacture d'impression de Wesserling pour des travaux de gravure sans démontrer que le dessin remis à cette dernière a été créé par lui ; que par ailleurs, il ne prouve pas que la divulgation de Nora 1978 ait été faite sous le nom de Bernard Ehrenreich ;
Considérant qu'il résulte des pièces mises aux débats que le dessin Flora a été gravé non comme l'indique le jugement par la manufacture de Wesserling mais par les Etablissements Piolat et les Etablissements Masioni respectivement des 29 mai et 28 décembre 1987 ; que le tribunal, entre autres arguments opposés à la qualité à agir de Ehrenreich, relève la contradiction entre sa prétention à avoir personnellement créé le dessin en cause et l'indication que celui-ci aurait été cédé à Cotonnière d'Alsace par son créateur Robert Vernet le 6 décembre 1987 ;
Que dans sa critique du jugement, l'appelant, qui a mis aux débats la facture des Editions Robert Vernet relative à des honoraires de cessions de droits de reproduction pour 12 idées de dessin pour tissu, maintient qu'il est bien le créateur de Flora car la loi du 11 mars 1957 protège non une idée mais une mise en forme, mais ajoute que si Vernet devait être tenu pour l'auteur, il aurait alors cédé ses droits de reproduction à Ehrenreich qui serait donc recevable à agir en contrefaçon ;
Que l'appelant présentant ainsi une revendication de titularité sous une forme alternative, il s'impose d'observer qu'en présence des termes utilisés dans la facture Vernet et de l'interprétation qu'Ehrenreich lui-même en propose, on ne peut admettre qu'une œuvre protégeable ait été cédée par les Editions Vernet d'autant qu'aucune pièce ne permet de savoir en quoi a consisté leur apport, et que de surcroît on ignore dans quelle mesure le dessin tel que gravé sur du tissu a un lien avec " l'idée " facturée ; qu'il suit de là que Ehrenreich ne saurait se prévaloir d'une acquisition des droits de reproduction du dessin Flora ; qu'il faut donc revenir à la prétention émise à titre principal par l'appelant et constater que la création qu'il se targue d'avoir personnellement faite n'est pas démontrée et qu'il ne l'a pas divulguée sous son nom, les motifs développés sur ces points au sujet de Fort Unata et de Nora étant ici encore valables ;
Considérant qu'il y a lieu en conséquence, quoique pour d'autres raisons que celles exposés dans le jugement, de confirmer le rejet de l'action en contrefaçon pour défaut de qualité à agir ;
Sur l'action en concurrence déloyale :
Considérant que l'assignation mettait en évidence que la copie servile imputée à Ishwar était de nature à réduire à néant les investissements publicitaires entrepris par le demandeur pour faire connaître ses créations ;
Considérant que pour écarter le grief de concurrence déloyale le jugement observe " que la présentation en automne 1988, lors d'un salon de mode saisonnière, strictement réservé aux professionnels détaillants de prototypes de robes destinées à êtres mises en vente pour sa saison Printemps/Eté 1989 ne saurait créer la moindre confusion dans l'esprit d'éventuels acheteurs de tissu d'ameublement, au motif que le dessin du tissu desdites robes serait quasiment similaire à celui d'articles textiles destinés à de tous autres usages (parapluies, ameublement, décoration, etc) ",
Considérant que le tribunal s'est manifestement attaché à réfuter l'allégation d'un risque de confusion cependant non formulée par Ehrenreich tandis qu'il a négligé de discuter le reproche de parasitisme qui, encore que ce mot ne figurât pas dans l'acte introductif d'instance, y était clairement développé ;
Considérant qu'il appert des pièces mises aux débats que le dessin Fortunata a été gravé en 1979 ; qu'après modification, il a été regravé en 1985 (facture Marcioni du 15 novembre), et qu'il est paru dans la publication Vogue et Décoration de décembre 1986 en illustration d'un article consacré aux Editions Paule Marrot ; que le dessin Nora 1978, qui a été gravé par Wesserling (facture du 19 décembre 1986) pour le Comptoir des Tissages d'Alsace, a fait l'objet dès juillet 1987 d'une exploitation par notamment une livraison aux Tissus Bouchara ayant donné lieu à facture pour la somme TTC de 4 160,01 F ; que le dessin Flora, gravé en deux largeurs (facteurs Piolat du 15 juin 1987, facture Marcioni du 28 décembre 1987) apparaît sur une facture du 27 janvier 1988 correspondant à une vente de divers tissus faite aux Tissus Robert ;
Considérant qu'il est donc établi que si Ehrenreich n'a pas personnellement créé les dessins litigieux, il les a eu en tant que chef d'entreprise et sous diverses enseignes divulgués à des dates que l'intimée ne démontre pas être postérieure à la commercialisation des tissus incriminés ;
Considérant que les dessins de Ishwar référencés 2016, 2095 et 2048 présentent avec respectivement Fortunata, Nora 1978 et Flora des ressemblances qui ne peuvent résulter que d'une copie servile; que pour écarter ce grief, l'intimée produit trois attestations émanant de son fournisseur indien, la société Webling et Belting, indiquant que celle-ci a " développé " les dessins incriminés par Ehrenreich dès 1978/79 pour le premier, dès 1979/80 pour le second et dès 1984/85 pour le troisième ;
Que la force probante des documents susvisés est nulle dès lors que rédigés en des termes n'apportant aucune précision sur les circonstances d'une création et d'une commercialisation qui auraient pu être opérées par Webling et Belting, ils ne trouvent par ailleurs aucun renfort dans des pièces contemporaines de la première exploitation de nature à justifier que la société indienne avait, dans les années prérappelées, mis sur le marché les tissus qu'elle n'a fournis à Ishwar qu'en 1988 ; qu'à l'évidence, Ehrenreich a, le premier, diffusé des dessins que Ishwar n'a pu connaître que par le commercialisation des tissus de Ehrenreich et qui ont été reproduits sur les fabrications de Webling et Belting .
Considérant que Ishwar commercialise des vêtements alors que les tissus de Ehrenreich sont principalement destinés à l'ameublement ; que l'appelant a assumé des frais de création et de promotion ; qu'en copiant servilement des dessins, Ishwar a bénéficié sans bourse délier des efforts économiques d'autrui et contribué à un avilissement des produits de Ehrenreich; que celui-ci est par suite bien fondé en son action en concurrence déloyale même si ses fabrications et celles de Ishwar ne s'adressent pas à la même clientèle;
Considérant qu'une expertise n'apparaît pas nécessaire, la Cour ayant les éléments suffisants pour évaluer un préjudice qui trouvera une réparation correcte dans l'indemnité fixé au dispositif dans les publications dont il précisera les modalités ;
Sur l'application de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile :
Considérant que le jugement étant infirmé du moins en ce qui concerne la concurrence déloyale, il est équitable, en déchargeant Ehrenreich de la condamnation prononcée à son encontre, de lui allouer le montant justifié indiqué au dispositif ;
Par ces motifs, Substitues à ceux des premiers juges, sur l'appel partiellement fondé de Ehrenreich, Confirme le jugement sur le rejet de l'action en contrefaçon, Infirmant pour le surplus, Dit Ehrenreich bien fondé en son action en concurrence déloyale, Condamne la société Ishwar à payer à Ehrenreich : - 200 000 F de dommages et intérêts, - 12 000 F en vertu de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile ; Décharge Ehrenreich de toute condamnation prononcée par le jugement, Autorise Ehrenreich à publier l'arrêt par extraits dans trois journaux ou périodiques de son choix sans que le coût des insertions supporté par la société Ishwar excède un montant global de 45 000 F ; Dit que les dépens de première instance et d'appel seront à la charge de la société Ishwar ; Admet la SCP Bommart Forster, avoués, au bénéfice de l'article 699 du nouveau Code de Procédure Civile.