CA Paris, 4e ch. B, 15 octobre 1992, n° 91-10887
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
François Pascal (SA)
Défendeur :
Lefranc Bourgeois (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Poullain
Conseillers :
Mme Regniez, M. Ancel
Avoués :
SCP Valdeliev-Garnier, Me Huyghe
Avocats :
Mes Jacob, Meyer
Exposé des faits :
Les sociétés François Pascal SA (Pascal) et Lefranc Bourgeois (Lefranc Bourgeois) fabriquent et vendent des boites de peinture destinées principalement aux écoliers ; ces boites renferment douze pastilles de gouache sèche, placées dans une série de godets circulaires en matière plastique moulés en une seule pièce avec le fond de la boite.
En septembre 1980, le président de Pascal a été poursuivi par le service de répression des fraudes en raison de l'existence dans chaque godets d'un ergot qui surélevait les pastilles de couleur ; il a été condamné, par jugement du TGI de Paris, le 15 janvier 1982, pour avoir, en utilisant cette présentation, trompé le consommateur moyen sur l'épaisseur réelle du produit.
A la suite de cette condamnation, Pascal a modifié les boites de peinture de ce type et a présenté les pastilles dans des godets circulaires sans ergots et moulés sur un fond non surélevé.
Pascal a assigné, par acte du 5 février 1990 devant le Tribunal de Commerce de Paris, son principal concurrent la société Lefranc Bourgeois qui fabrique et vend des boites de peinture sous une présentation qu'elle estime de nature à lui porter préjudice.
Cette assignation tendait à entendre dire et juger que Lefranc Bourgeois a commis et commet des actes de concurrence déloyale à son préjudice, en commercialisant ces boites de peinture, entendre ordonner la cessation par la défenderesse de ces pratiques concurrentielles et la voir condamnée à payer la somme de 200.000 F à titre de dommages-intérêts.
Par jugement du tribunal de commerce de Paris du 5 novembre 1990, Pascal a été déboutée de l'ensemble de ses demandes et a été condamnée à payer à Lefranc Bourgeois la somme de 15.000 F sur le fondement de l'article 700 du NCPC.
Procédure et prétentions des parties
Pascal a formé appel de ce jugement le 20 décembre 1990 et demande la réformation de cette décision en toutes ses dispositions.
Au soutien de son appel, Pascal expose que :
- les actes de concurrence déloyale résultent de la présentation trompeuse des boites par l'intimée puisque les pastilles de couleur se trouvent dans des godets contenant un ergot et sur un fond surélevé,
- contrairement à la motivation du jugement critiqué, l'absence de poursuite par la répression des fraudes ne prive pas le juge civil du droit d'apprécier le caractère trompeur de la présentation des produits,
- le respect des normes administratives imposant des indications sur le poids des produits vendus ne suffit pas à supprimer le caractère trompeur de la présentation.
Elle demande condamnation de Lefranc Bourgeois, pour les actes de concurrence déloyale, au paiement de la somme de 1 million de francs en réparation de son préjudice avec " intérêts et droit" ainsi que la cessation sous astreinte des pratiques déloyales, subsidiairement, invoquant un abus de position dominante au sens de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, elle sollicite l'avis du Conseil de la Concurrence et conclut, en conséquence, au sursis à statuer dans l'attente de cet avis.
Elle sollicite, enfin, par des écritures rectificatives du 1er octobre 1991, paiement de la somme de 150.000 F au titre de l'article 700 NCPC.
En réplique, Lefranc Bourgeois conclut à la confirmation du jugement en ce qu'il a débouté Pascal, maintenant qu'elle n'a commis aucune faute répréhensible au regard des règles de la libre concurrence ; qu'elle n'a jamais été poursuivie et qu'elle respecte les réglementations en vigueur ; à titre subsidiaire, elle soutient que le préjudice allégué n'est pas justifié. L'intimée conclut, en outre, mal fondé de la demande de sursis à statuer et, formant appel incident, sollicite paiement de la somme de 200.000 F de dommages-intérêts pour procédure abusive et celle de 25 000 F sur le fondement de l'article 700 du NCPC.
SUR QUOI, LA COUR,
Qui se réfère pour un ample exposé de la procédure et des prétentions des parties au jugement entrepris et aux écritures d'appel,
Considérant que Pascal fait grief à Lefranc Bourgeois de fabriquer et vendre des boites de gouache pour écoliers sous une forme qui laisse penser à tort au consommateur que le volume de peinture est plus important que dans les boites qu'elle-même commercialise et dont elle e peut modifier la présentation en raison de la condamnation prononcée à son encontre ; que cette présentation trompeuse est constitutive de concurrence déloyale ;
Considérant qu'il est répliqué que, comme l'a constaté le tribunal correctionnel en 1981, la présentation des boites faites par les " concurrents " n'était pas trompeuse, que, de plus, les normes administratives prises en application du décret n° 78-168 du 31 janvier 1978 imposent des inscriptions sur l'emballage des produits donnant toute indication sur le poids net total du produit et que ces normes ont été respectés ;
Considérant que, s'il est exact, comme le souligne l'intimée que le Tribunal correctionnel a constaté qu'il ressortait " du dossier que la présentation incriminée n'est pas unanimement adoptée par les fabriquants et que, dans le cas où elle l'est, la surélévation de la pastille dans le godet est bien moindre, de l'ordre du millimètre ", cette constatation est sans incidence dans le présent litige soumis à la Cour.
Qu'en effet, les boites de peinture des concurrents fabriquées au moment de la poursuite n'ont pas été versées aux débats ; que l'intimée soutient que les boites actuellement commercialisées, sont semblables à celles commercialisées en 1980 ; que, cependant, la preuve n'en est nullement rapportée ;
Considérant qu'au surplus, il ne saurait être tiré argument par l'intimée de l'absence de poursuites initiées par les services de la répression des fraudes pour en déduire qu'elle n'a commis aucune faute sur le fondement de l'article 1382 du Code Civil ; qu'en effet, la liberté d'engager des poursuites appartient à ces services tout comme il appartient aux juridictions civiles ou commerciales d'apprécier le bien fondé de la faute ;
Considérant qu'il n'est pas contesté par l'intimée que les deux boittes de marque PAILLARD et Lefranc Bourgeois versées aux débats sont fabriquées et commercialisées par elle ; que ces boîtes, fermées par un couvercle transparent, comportent douze pastilles de couleur dans des godets plastiques moulés sur un fond surélevé, de couleur verte pour PAILLARD et grise pour Lefranc Bourgeois; que ces godets visibles de l'extérieur, en haut desquels la pastille affleure, ont une hauteur d'environ 6 mm, tandis que la pastille soulevée par un ergot placé au fond du godet représente sensiblement la moitié de la hauteur totale; que, par inscription par moulage dans le couvercle transparent, il est indiqué que le produit est conforme à la norme NF 551 204; que la boîte Lefranc Bourgeois comporte, en outre, la mention " 12 pastilles : 60 g "et la boite PAILLARD, la mention " poids total minimum de couleur : 60 g " ;
Considérant que la boîte de l'appelante versée aux débats comporte également un couvercle transparent sur lequel est gravé l'inscription : " la conformité à la norme NF 551 204 est garantie par F. Pascal... " poids total pastilles 60 gr 1 tube 10 ml " ; que les godets contenant les pastilles de couleur reposent sur le fond non surélevé ; que ces godets ne comportent aucun ergot intérieur de telle sorte que la hauteur d'ensemble vue par le consommateur s'élève à 4 mm environ pour une pastille de pratiquement même hauteur ;
Considérant que la présentation des boîtes de l'intimée laisse indéniablement croire à l'acheteur d'attention moyenne que les pastilles de couleur représentent un volume plus important que celles du concurrent, ce par la hauteur des godets visiblement plus élevée;
Considérant que, certes, l'intimée respecte les normes administratives en matière de préemballage qui font obligation au fabricant d'indiquer le volume du produit, normes que, d'ailleurs, l'appelante respecte également ; que, toutefois, la Cour relève que ces mentions bien qu'inscrites dans les couvercles des boites en litige ne sont pas lisibles pour le consommateur moyenà qui sont proposés, sur des rayons, de tels produits ; que ces inscriptions, moulées dans la matière même du couvercle transparent, ne deviennent lisibles que sous un angle de lumière particulier ; qu'un consommateur habituel ne procède pas, lors de l'achat d'articles courants à l'examen approfondi des mentions non immédiatement lisibles;
Considérant que ces inscriptions, bien que conformes aux normes administratives, ne sont pas suffisamment claires et lisibles pour détruire l'apparence trompeuse du contenu des boites ;
Considérant que les seules mentions lisibles portées en lettres noires sur une étiquette blanche sur le fond de la boite de pastilles PAILLARD et sur un petit côté de la boite Lefranc Bourgeois, " 12 pastilles - 30 mm " sont relatives au diamètre de chaque pastille, mais ne donnent aucune précision de nature à permettre de connaître le volume, l'acheteur restant trompé sur l'épaisseur de la pastille ; que ces mentions ne sont donc pas davantage susceptibles de rectifier l'apparence trompeuse donnée par la présentation des produits sur la quantité réelle de peinture ;
Considérant qu'il suit de ces motifs qu'en fabriquant et commercialisant des boites de gouache sous une forme qui laisse croire au public, de manière fallacieuse, que son produit est plus avantageux en quantité que celui de son concurrent qui lui respecte une présentation parfaitement loyale, Lefranc Bourgeois a commis une fautelui permettant de capter une partie de la clientèle du marché au détriment de son concurrent, lui ayant ainsi causé un préjudice ;
Que la demande sera donc retenue et le jugement réformé ;
Qu'il suit de là qu'il n'y a pas lieu d'examiner la demande subsidiaire ;
Sur les mesures réparatrices
Considérant que, pour déterminer le montant de son préjudice, l'appelante se réfère à la baisse de son chiffre d'affaires depuis 1985 ; que, toutefois, elle ne verse aux débats aucun document comptable de nature à soutenir cette allégation ; qu'il n'est pas davantage établi depuis quelle date Lefranc Bourgeois utilise la présentation reprochée ;
Considérant que, néanmoins, il n'est pas contesté que les deux parties en litige se partagent le marché de la fabrication de ces boites de gouache ; qu'en effet, selon un document de 1984, Lefranc Bourgeois représentait 47,27 % du marché et Pascal 42 % ; que, depuis lors, Lefranc Bourgeois a racheté la société PAILLARD, producteur de moindre importance des mêmes produits, achat qui n'a pu accroître sa part sur le marché ; qu'ainsi eu égard à l'ensemble des éléments portés à la connaissance de la Cour, et notamment au fait que l'influence de la tromperie du principal concurrent a nécessairement une incidence sur la part de chacun sur ce marché très restreint, la Cour est en mesure d'évaluer le préjudice de Pascal, qui demande un million sans fournir d'éléments comptables, à la somme de 100.000 F ; que, bien évidemment, les intérêts au taux légal sont dut, puisqu'ils sont de droit, à compter du prononcé de l'arrêt ;
Considérant qu'il convient pour mettre fin aux actes de concurrence déloyale reprochés de faire droit à la mesure d'interdiction sous astreinte sollicitée, ce dans les termes du dispositif ci-dessous énoncé,
Considérant que l'intimée succombant, son appel incident pour procédure abusive sera rejetée ;
Considérant que l'équité conduit à faire application de l'article 700 du NCPC au bénéfice de l'appelant ; qu'il convient de lui allouer à ce titre la somme de 7.000 F ;
Par ces motifs : Infirmant la décision du tribunal de commerce, Dit que la société Lefranc Bourgeois a commis des actes de concurrence déloyale au préjudice de la société François Pascal SA, La condamne à payer à la société François Pascal la somme de cent mille (100 000) francs à titre de dommages intérêts, Lui fait interdiction, sous astreinte de mille (1000) francs par jour de retard passé le délai de six mois de la signification du présent arrêt, de fabriquer et mettre en vente des boites de gouache en godets sous une présentation de pastilles qui donne une vision inexacte de leur épaisseur, Dit qu'elle devra justifier, dans le même délai et sous la même astreinte, de ce qu'elle a enjoint à l'ensemble de ses distributeurs de lui faire retour des boites litigieuses en leur précisant que ces boites ne devaient plus être mise en vente, Rejette toutes autres ou plus amples demandes, Condamne la société Lefranc Bourgeois au paiement de la somme de sept mille (7000) francs sur le fondement de l'article 700 du NCPC, La condamne aux entiers dépens de premières instance et d'appel et, pour ceux-ci, admet la SCP d'avoués Valdelievre Garnier au bénéfice de l'article 699 du NCPC.