Livv
Décisions

CA Douai, 1re ch. civ., 9 septembre 1992, n° 3909-92

DOUAI

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Segafredo Zanetti France (SA)

Défendeur :

Luchart

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Le Corroler

Conseillers :

MM. Maîtreau, Dior

Avoués :

Me Normand, SCP Cochemé-Kraut

Avocats :

Mes Courtois, Cormont.

TGI Avesnes-sur-Helpe, du 16 avr. 1992

16 avril 1992

La Société Segafredo Zanetti France (Segafredo) ayant pour activité la distribution en France de café et de produits annexes de la marque Segafredo Zanetti France a, en 1987, engagé Monsieur René Luchart comme agent commercial pour la région Nord Picardie (départements du Nord-Pas-de-Calais, de l'Aisne et de la Somme).

Par ailleurs, elle a embauché en qualité de salariés et mis à la disposition de Monsieur René Luchart, Frédéric Durez le 16 mai 1988 et André Trouillez le 1er avril 1989.

Le 18 avril 1990 la Société Segafredo Zanetti France a mis fin au contrat qui la liait à René Luchart avec effet au 31 décembre 1990.

Elle a ensuite licencié André Trouillez avec effet au 7 janvier 1991 et Frédéric Durez avec effet au 9 avril 1991.

Aux termes de leurs contrats de travail respectifs, Frédéric Durez et André Trouillez avaient souscrit une obligation de non-concurrence d'une durée d'un an pour Frédéric Durez et de deux ans pour André Trouillez, à compter de la cessation de leur contrat et ce, dans leur secteur d'intervention situé dans le Nord.

Ayant estimé que son ancien agent commercial, avec l'aide de MM. Frédéric Durez et André Trouillez devenus ses propres salariés, s'était, en l'espace de quelques semaines, juste après la rupture de leurs relations, approprié la moitié de la clientèle qui était la sienne (292 clients perdus) dans le même territoire que celui qui lui avait été confié par ses soins, Segafredo a assigné René Luchart devant le Tribunal de grande instance d'Avesnes-sur-Helpe aux fins de voir ordonner :

- la cessation immédiate de toute collaboration entre René Luchart et ses deux salariés André Trouillez et Frédéric Durez,

- de dire que René Luchart avait continué, dès la rupture de ses relations avec Segafredo à protester la même clientèle que celle qu'il démarchait auparavant pour Segafredo au profit d'une société concurrente et qu'il avait détourné, dans un laps de temps très court, une partie importante de cette clientèle à son profit grâce à l'embauche successive de Frédéric Durez et André Trouillez, profitant ainsi de leur connaissance de cette clientèle dans le secteur qui était le leur lorsqu'ils étaient salariés de Segafredo,

- de dire et juger que, dans leur ensemble, ces agissements étaient constitutifs de concurrence déloyale et en conséquence d'interdire à René Luchart pendant deux années, toute prospection de la clientèle Segafredo dans la région Nord Picardie,

- de condamner René Luchart à lui payer des dommages et intérêts.

A cet effet, la société Segafredo, qui met sur le compte des agissements de René Luchart, la perte de 292 clients, a versé aux débats, pour prouver ses agissements, onze sommations interpellatives et neuf fiches de reprise de matériel.

Par jugement en date du 16 avril 1992, le tribunal a débouté la société Segafredo de toutes ses demandes.

Cette décision a été frappée d'appel par Segafredo.

Il est renvoyé pour plus ample exposé des faits, de la procédure, des prétentions et des moyens antérieurs des parties au jugement déféré.

Devant la Cour, la Société Segafredo qui estime que René Luchart a manqué de loyauté en s'accaparant tout ou partie d'une clientèle qu'il avait développée pour le compte de la Société Segafredo, avec l'aide d'anciens collaborateurs de cette société devenus ses propres salariés, présente les mêmes demandes qu'en première instance sauf celle tendant à voir ordonner la cessation de toute collaboration entre René Luchart et Frédéric Durez, dont la clause de non-concurrence est venue à expiration, et sollicite l'allocation de dommages et intérêts plus importants.

René Luchart conclut à la confirmation du jugement entrepris et sollicite, à titre reconventionnel, l'allocation de dommages et intérêts et une indemnité au titre de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile.

A cet effet, René Luchart conteste notamment la validité des sommations interpellatives versées aux débats et l'absence de caractère probant des autres pièces qui sont produites à l'appui de la demande.

Motifs de la décision

La Société Segafredo estime qu'il n'est pas loyal de la part de René Luchart, immédiatement après la rupture de leurs relations, de s'être accaparé la clientèle qu'il avait développée pour le compte de cette société, en agissant, qui plus est, avec l'aide d'anciens salariés de Segfredo désormais à son service.

Pour apporter cette démonstration, la société Segafredo produit onze sommations interpellatives et, outre les contrats de travail de ses deux anciens salariés et diverses pièces comptables, des fiches de reprise de matériel.

Sur les sommations interpellatives

Monsieur René Luchart demande de les écarter des débats.

Il convient, à cet égard, de rappeler que, pour mettre fin à toute controverse sur les pouvoirs des huissiers de justice, le décret du 20 mai 1955 inséré dans l'ordonnance du 2 novembre 1945 portant statut de la profession, a donné une base textuelle tant au constat sur commission d'un magistrat qu'à celui établi à la requête d'un particulier.

L'article 1er de l'ordonnance du 2 novembre 1945 est ainsi conçu :

" Les huissiers de justices peuvent être commis par justice pour effectuer des constatations purement matérielles exclusives de tout avis sur les conséquences de fait ou de droit qui peuvent en résulter ; ils peuvent également procéder à des constatations de même nature à la requête de particuliers : dans l'un et l'autre cas ces constatations n'ont que la valeur de simples renseignements ".

Cette rédaction ne formule que quelques principes et tout raisonnement dépassant sa lettre concernant les constats et la manière d'y procéder doit donc Segafredo référer aux grands principes de droit et à la jurisprudence.

En ce qui concerne les procès-verbaux de constat ordonnés par le juge notamment en application des articles 145 et 812 du nouveau Code de Procédure Civile, il est admis que le technicien commis pour procéder aux constatations puisse être un huissier, sauf pour ce dernier à se conformer aux modalités prévues par la section I du chapitre V du livre I titre VII de ce code (cf. RTDC 1976 page 830 observations Perrot, CivII 5 juin 1985 JCP 1985 IV 285 RTDC 1986 404 observations Normand).

En ce qui concerne les procès-verbaux de constat établis à la requête de particuliers et n'impliquant aucune intervention du juge, l'huissier de justice n'ayant aucun titre dont il puisse se prévaloir, ne peut passer outre à une opposition quelconque, ne peut procéder au domicile d'un tiers sans son accord express et ne saurait, sous le couvert de prétendues constatations matérielles, seules possibles, se livrer à une enquête (cf. CIV II 6 février 1980, RTDC 1980 615 observations Perrot, CIV II 15 avril 1981 TRDC 1981 901 observations Perrot, adde " le constat " rapport Delattre au XII congrès de l'union internationale des huissiers de justice et officiers judiciaires.

Au cas particulier il convient de relever, à la lecture des sommations interpellatives versées aux débats, que plusieurs huissiers de justice se sont présentés, sans autorisation de justice, dans divers débits de boissons afin de soumettre les personnes interpellées à un interrogatoire à l'aide de questionnaires manifestement préétablis impliquant dans certains cas la nécessité pour le questionné de se reporter à des documents détenus par ses soins et que l'un des officiers ministériels a même exigé la production de factures (cf. attestation de Monsieur Jacques Merlin) pour vérifier par qui elles avaient été délivrées.

Une telle façon de procéder traduit la manifestation évidente de la société Segafredo de faire diligenter une enquête privée sur les agissements de René Luchart, sans se conformer aux obligations qui étaient les siennes et il convient, compte tenu de la déloyauté du procédé, d'écarter des débats les sommations litigieuses.

Pour ce qui concerne les fiches de matériel, il doit être relevé qu'elles ont été établies par des salariés de Segafredo qui les ont complétées au vu de renseignements qu'ils affirment avoir recueillis auprès des débitants concernés.

A cet égard, dans des attestations régulières versées aux débats, cinq de ces débitants viennent contester avoir tenu les propos qui leurs sont attribués.

La Cour, en l'état de tels éléments propres à jeter la suspicion sur la façon dont les salariés de Segafredo ont procédé au recueil des informations dont se prévaut leur employeur, estime que l'ensemble des documents intitulés " fiches de matériel " versés aux débats par Segafredo ont été établis dans des conditions qui ne présentent pas des garanties suffisantes pour emporter sa conviction.

En l'absence d'autres pièces, il n'est pas possible, au seul vu des contrats de travail et des pièces comptables qui ne concernent pas la nouvelle activité de René Luchart, de déduire du comportement de ce dernier qu'il se soit livré à des manœuvres déloyales à même d'engager sa responsabilité.

Le seul fait qui n'est pas contesté d'avoir repris dans un secteur identique des activités similaires en employant d'anciens salariés de Segafredo dont il n'est pas établi qu'ils se soient livrés à des actes à eux prohibés, n'est pas, en effet, à lui seul, constitutif d'agissements répréhensibles dès lors qu'il n'est, en rien prouvé que l'intéressé ait utilisé sa connaissance de la clientèle du secteur pour tenter de s'approprier tout ou partie de la clientèle qu'il visitait auparavant pour le compte de son mandant.

Sur les demandes présentées par René Luchart

René Luchart n'établit pas en quoi l'action engagée par Segafredo a procédé de la mauvaise foi ou d'une erreur équipollente au dol.

Les frais irrépétibles que la procédure d'appel a entraîné pour René Luchart justifie l'allocation au titre de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile d'une somme de 3 000 F.

Par ces motifs et ceux non contraires des premiers juges, LA COUR, statuant publiquement et contradictoirement, confirme le jugement entrepris, y ajoutant, condamne la Société Anonyme Segafredo Zanetti France à payer à René Luchart, au titre de la procédure d'appel, une indemnité de 3 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile, condamne la Société Anonyme Segafredo Zanetti France aux dépens d'appel dont recouvrement direct au profit de la SCP Cochemé-Kraut en application de l'article 699 du nouveau Code de Procédure Civile.