CA Paris, 4e ch. B, 4 juin 1992, n° 20752-90
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Gabelli (SARL)
Défendeur :
Editions Cartographiques Maritimes (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Poullain
Conseillers :
MM. Bonnefont, Ancel
Avoués :
Mes Baufume, Huyghe
Avocats :
Mes Bitoun, Vanchet.
Faits et procédure de première instance
Comme suite à une saisie-contrefaçon pratiquée au Havre le 15 septembre 1987, la société Gabelli assignait le 27 octobre 1987 en contrefaçon d'une carte de la Guadeloupe et concurrence déloyale la société ECM(Editions Cartographiques Maritimes) et Nathalie Guionie.
Elle sollicitait des mesures de protection et de réparation ainsi que le bénéfice de l'article 700 du Nouveau code de Procédure Civile.
Les défendeurs s'étant opposés aux demandes, le Tribunal de Commerce de Créteil rendait le 6 octobre 1988 un jugement confiant une expertise à Jean-Michel Wagret avec mission de déterminer si la carte de ECM est une copie de la carte Gabelli ;
L'expert ayant déposé son rapport le 9 juin 1989, Gabelli priant le Tribunal de lui allouer les sommes suivantes :
- 300 000 F au titre de la contrefaçon,
- 1 518 515,30 F pour préjudice commercial subi dans les années 1986-87-88,
- 500 000 F en raison de la continuation de la carte contrefaisante après l'assignation,
- 786 000 F pour manque à gagner du fait de l'appropriation par ECM du concept et de la forme d'une carte de la Martinique,
- 30 000 F en vertu de l'article 700 du Nouveau code de Procédure Civile.
Les défenderesses demandaient la mise à néant de la saisie du 15 septembre 1987 et la condamnation de Gabelli au paiement :
- à ECM de 500 000 F de dommages intérêts pour perte subie et manque à gagner, 200 000 F pour préjudice commercial et 30 000 F en application de l'article 700 du Nouveau code de Procédure Civile,
- à Nathalie Guionie, 300 000 F de dommages-intérêts pour préjudice professionnel et 100 000 F pour perte de participation à la carte et préjudice moral ainsi que 15 000 F pour les frais non taxables.
Le jugement critiqué
Par son jugement du 24 avril 1990, le Tribunal a notamment :
- mis hors de cause Nathalie Guionie,
- condamné la société ECM à payer à Gabelli 80 000 F,
- ordonné la mainlevée au profit de ECM des cartes géographiques saisies au Havre,
- fait masse des dépens en les mettant pour moitié à la charge de chacune des parties.
L'appel
Appelante du jugement par déclaration du 28 septembre 1990, Gabelli conclut qu'il plaise à la Cour, par infirmation partielle, dire que la carte de ECM constitue bien une contrefaçon au sens des dispositions de la Loi du 11 mars 1957 et en conséquence valider la saisie contrefaçon en ordonnance la destruction des cartes saisies et condamner ECM bien une contrefaçon au sens des dispositions de la Loi du 11 mars 1957 et en conséquence valider la saisie contrefaçon en ordonnant la destruction des cartes saisies et condamner ECM et Nathalie Guionie in solidum au versement de ce chef de 300 000 F, dire que les moyens utilisés par Nathalie Guionie et ECM constituent des faits de concurrence déloyale et donc les condamner au paiement de 1 518 515,30 F et au titre de l'article 700 du Nouveau code de Procédure Civile, de 30 000 F.
Intimée, ECM, qui conteste toute contrefaçon et toute concurrence déloyale, réclame elle-même à Gabelli pour concurrence déloyale 406 000 F de dommages intérêts avec intérêts au taux légal à compter du 15 septembre 1987, ces intérêts étant eux-mêmes porteurs d'intérêts en application de l'article 1.154 du Code Civil. Elle demande en, outre 100 000 F pour atteinte à son image et 30 000 F pour les frais non taxables.
Intimée, Nathalie Guionie, n'a pas été touchée par l'assignation devant la Cour, l'huissier ayant établi un procès-verbal de vaines recherches. L'arrêt sera rendu par défaut à son égard.
Sur ce, LA COUR,
Qui se réfère au jugement et aux écritures d'appel,
Considérant qu'il résulte des pièces mises aux débats que Nathalie Guionie a pour le compte de Gabelli effectué une campagne de démarchage auprès d'annonceurs potentiels en vue de l'édition d'une carte touristique de la Guadeloupe ; que la carte ayant été éditée en 1986 par Gabelli, une rupture est survenue entre celle-ci et Nathalie Guionie qui est allée travailler pour ECM ; que le 15 septembre 1987, un huissier a procédé à la requête de Gabelli à la saisie de 29 palettes contenant des piles de cartes de la Guadeloupe éditées par ECM ; que le 2 octobre 1987, une demande de mainlevée ou de cautionnement de la saisie a été rejetée par le Juge des Référés dont la décision a été frappée d'un appel dont ECM et Nathalie Guionie se sont désistés ;
Considérant que Nathalie Guionie étant absence des débats d'appel, les écritures de ECM reprennent dans leurs motifs une version des faits déjà présentée en première instance et selon laquelle Nathalie Guionie aurait participé à la conception et à la réalisation de la carte Gabelli et aurait donc été en droit d'exploiter individuellement sa contribution dans la mesure où elle n'aurait exercé aucune concurrence nocive au détriment de Gabelli ;
Que cependant une carte géographique forme un tout ; qu'à admettre même que Nathalie Guionie ait suggéré à Gabelli la réalisation d'une carte de la Guadeloupe et que non contente d'avoir démarché d'éventuels annonceurs, elle ait rédigé des textes de présentation de tel ou tel aspect de l'île, il n'en resterait pas moins que c'est Gabelli, spécialiste des cartes géographiques, qui a divulgué la carte dont s'agit après s'être assurée le concours de techniciens qualifiés en la matière, Desagnet et Morel ;
Que Nathalie Guionie agent commercial, n'aurait pu être en l'espèce qu'un contributeur à une œuvre collective dont Gabelli a pris l'initiative, étant observé qu'entendus par l'expert Desagnet et Morel ne reconnaissent nullement qu'il y ait eu œuvre de collaboration dont Nathalie Guionie aurait été l'un des co-auteurs ; qu'aussi bien faut-il remarquer que Nathalie Guionie n'a ni avant l'instance ni même dans les conclusions prises devant les premiers juges, revendiqué en termes précis et clairs la qualité d'auteur ; que nul ne plaidant par procureur, il convient au surplus d'observer que le dispositif des écritures d'appel de ECM ne contient aucune contestation de la propriété Gabelli sur l'œuvre invoquée.
Considérant qu'une carte géographique est protégeable au titre de la Loi du 11 mars 1957 dès lors qu'elle présente l'originalité lui conférant sa personnalité propre ; qu'en l'espèce, à l'examen des cartes, il s'impose de constater que par la mise en page, les choix opérés dans le réseau routier et dans la toponymie ainsi que ceux portant sur les couleurs, la carte Gabelli est originale et mérite protection.
Considérant qu'en conclusion de motifs confus et parfois difficilement compréhensibles, la décision déférée prononce la mise hors de cause de Nathalie Guionie, écarte le grief de concurrence déloyale et accorde des dommages intérêts en retenant une faute sans nettement affirmer l'existence d'une contrefaçon, la mainlevée de la saisie contrefaçon étant du reste ordonnée ;
Considérant que si deux cartes de Guadeloupe présentent forcément maintes ressemblances nécessaires et si d'autre part on peut relever entre celle de Gabelli et celle de ECM un certain nombre de différences, c'est néanmoins, très judicieusement que l'expert a dégagé les éléments concourant à la reconnaissance d'un plagiat :
- la combinaison donnant à la mise en page du recto de la carte Gabelli son originalité se retrouve sur la carte ECM qui fournit la même impression visuelle notamment par la positionnement des diverses plages graphiques composant la partie proprement géographique,
- mise en place et contenu de la légende, les cartons de situation étant pratiquement identiques par la même sélection de trois cvouleurs, des villes, e la toponymie insulaire, le quadrillage des parallèles et méridiens, la terminologie et le choix des indications ainsi que des traductions en anglais,
- réseau routier ECM superposable au réseau Gabelli avec quelques adjonctions,
- zones urbaines représentées sous forme de massifs,
- concordance presque totale pour la sélection des noms de lieu avec reprise dans la carte ECM d'erreurs orthographiques figurant sur la carte Gabelli ;
Considérant que la contrefaçon s'apprécie d'après les ressemblances et non les différences ; qu'en dépit des points de communs inévitables, d'adjonctions et de retranchements, il n'est pas douteux que la carte ECM a été élaborée par une méthode reposant sur le principe d'une imitation qui pour n'atteindre pas la quasi-servilité, n'en est pas moins qualifiable de contrefaçon ;
Considérant qu'il suit de ce qui précède que la saisie pratiquée par Gabelli était justifiée et que sa mainlevée ne l'est pas ;
Considérant qu'il ressort des pièces communiquées par l'appelante qu'après sa rupture avec Gabelli, Nathalie Guionie a démarché en Guadeloupe des annonceurs dans l'intérêts de Gabelli ; que si cela n'est pas en soi répréhensible, l'appelante est en revanche bien fondée à se plaindre que ce démarchage ait été effectué dans des conditions de nature à créer une confusion sur l'identité de l'éditeur pour lequel elle se présentait ; que les commandes prises par Nathalie Guionie pour la carte ECM de 1987 ont, comme l'établissent de nombreux documents de la clientèle, été passées par des personnes croyant qu'elles étaient visitées en vue d'une réédition de la carte Gabelli de 1986(commande Soderag, lettre de la société Shell du 22 juin 1987, lettre de la Goelane du 22 juillet 1987, commande de la Creoline) ; que les faits ci-dessus, qui sont distincts de ceux constitutifs de la contrefaçon, appellent la qualification de concurrence déloyale ;
Considérant que Nathalie Guionie a pris part aux actes tant de contrefaçon que de concurrence déloyale ; qu'à tort le jugement l'a mise hors de cause ;
Considérant que l'appelante n'a pas produit les justifications permettant de lui allouer les sommes très excessives qu'elles réclame d'autant que la saisie a limité le préjudice subi par elle ;
Que toutefois l'évaluation opérée par le jugement est nettement insuffisante au regard des éléments d'appréciation fournis ;
Que toutes causes confondues, ECM et Nathalie Guionie seront condamnées à verser à Gabelli les dommages intérêts fixés au dispositif ;
Considérant qu'il serait inéquitable de laisser à la charge de Gabelli les frais non taxables qu'elle a dû exposer dans l'instance ;
Que les intimées devront lui payer le montant justifié indiqué ci-dessous, les dépens de première instance et d'appel devant être entièrement supportées par elles ;
Par ces motifs, Substitués à ceux des premiers juges, Statuant par défaut à l'égard de Nathalie Guionie, Sur l'appel partiellement bien fondé de la société Gabelli, Infirme le jugement sur la mise hors de cause Nathalie Guionie, le rejet de l'action en concurrence déloyale, la mainlevée de la saisie contrefaçon et le partage des dépens, Ordonne la destruction des objets saisis au Havre le 15 septembre 1987 à la requête de Gabelli sur le fondement de la loi du 11 mars 1957, Condamne in solidum la société Editions Cartographiques Maritimes et Nathalie Guionie à payer à Gabelli : - au titre de la contrefaçon et de la concurrence déloyale : 200 000 F de dommages intérêts, - 30 000 F en vertu de l'article 700 du Nouveau code de Procédure Civile. Dit que les intimés supporteront les entiers dépens de première instance et d'appel. Admet Maître Baufume, avoué, au bénéfice de l'article 699 du Nouveau code de Procédure Civile.