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Décisions

CA Paris, 4e ch. B, 9 avril 1992, n° 90-9866

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Boulinier (Sté)

Défendeur :

Gibert Jeune Librairie (Sté), Gibert Jeune Papeterie (Sté), Gibert Jeune Rive Droite (Sté), Gibert Jeune Rive Gauche (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Poullain

Conseillers :

MM. Ancel, Jacomet

Avoués :

SCP Dauthy Naboudet, Me Narrat Peytavi

Avocats :

Mes Lyonnet, Sommelet.

T. com. Paris, du 12 sept. 1989

12 septembre 1989

Au début de l'automne 1988, la Société Boulinier, librairie papeterie spécialisée dans la vente de bandes dessinées et située 20 Boulevard Saint-Michel a apposé sur toutes les surfaces de ses vitrines des panneaux publicitaires. Les sociétés Gibert Jeune, situés à proximité immédiate sur le même boulevard Saint-Michel, estimant que cette publicité leur portait préjudice, ont fait dresser un procès-verbal de constat.

Maître Bargain, Huissier de Justice a procédé le 21 décembre 1988 aux constatations suivantes au 20 Boulevard Saint-Michel :

" Des publicités sont apposées... elles indiquent : le scolaire, l'universitaire les facultés c'est ici ; les prix chocs c'est ici, grand choix de maroquinerie, Boulinier : universitaire scolaire papeterie, bande dessinées ici, les livres toutes les classes ; les occasions c'est vraiment ici ; les occasions c'est ici ; les soldes c'est encore ici ; les fins de série c'est toujours ici, prix choc, les stylos les articles de bureau, la maroquinerie c'est ici ; les soldes c'est ici ; les occasions c'est ici ; le cadeaux c'est ici, les stylos c'est encore ici ; la maroquinerie c'est toujours ici ; 4 étages à votre service, les promotions c'est ici, papeterie, rachat de bandes dessinées, livres de classe, soldes, cadeaux, toutes les BD, sérigraphie, encadrement, neuf, occasion, gadgets, scolaire, universitaire papeterie scolaire universitaire ".

L'Huissier, au cours de ses opérations a pris des photographies qu'il a annexées à son procès-verbal.

Monsieur Jean Gibert par lettre recommandée avec accusé de réception du 20 septembre 1988 a invité la Société Boulinier à supprimer de ses panneaux publicitaires l'expression " c'est ici ".

Devant la résistance de Boulinier, les Sociétés Gibert Jeune ont introduit à son encontre une action en concurrence déloyale.

Le Jugement du Tribunal de Commerce rendu le 12 septembre 1989, dont appel, a considéré que les agissements de Boulinier constituaient des actes de concurrence déloyale et l'a condamné à faire modifier ses panneaux publicitaires dans les deux semaines suivant la notification du jugement, sous astreinte de 1 000 F par jour de retard et à payer à Gibert Jeune la somme de 10 000 F au titre de dommages-intérêts outre 2 000 F sur le fondement de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.

Boulinier a relevé appel de cette décision. Elle poursuit son infirmation, estimant n'avoir pas commis de faute.

Subsidiairement elle considère que Gibert Jeune n'a pas subi de préjudice et qu'il n'existe aucun lien de causalité entre une éventuelle faute commise par elle et une quelconque perte de chiffre d'affaire ou de clientèle pour Gibert Jeune. Elle sollicite une somme de 50 000 F de dommages-intérêts outre 10 000 F au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.

Par conclusions d'incident, Boulinier a saisi le Conseiller de la mise en état pour voir suspendre l'exécution du jugement déféré, en ce qui la demande principale étant indéterminée, le jugement avait été improprement qualifié en dernier ressort. Le Conseiller de mise en état par ordonnance en date du 24 janvier 1991 a dit Boulinier recevable en son appel, a suspendu l'exécution provisoire du jugement et a condamné Gibert Jeune aux dépens de l'incident.

Les Sociétés Gibert Jeune concluent récapitulativement à la confirmation du jugement, en ce qui concerne le principe de la concurrence déloyale et la modification des panneaux publicitaires.

Elles relèvent appel incident pour le surplus et sollicitent une somme de 100 000 F de dommages intérêts outre 10 000 F au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.

Sur ce, LA COUR

Qui pour plus ample exposé renvoie au jugement et aux écritures d'appel ;

Considérant qu'il y a concurrence déloyale dès lors qu'un commerçant commet dans l'exercice et au bénéfice de son commerce, à l'encontre d'un autre commerçant exerçant une activité similaire, un acte fautif susceptible de porter préjudice à ce dernier et ce dans le but de détourner sa clientèle ;

Considérant que les deux sociétés qui se prétendent plus que centenaires dans leur activité de vente de fournitures de bureaux, de livres neufs et d'occasion, dans le quartier Latin, ont une activité similaire ; que pour sa part Gibert Jeune a acquis une indiscutable notoriété dans le commerce des livres scolaires et des livres d'occasion, notoriété qui attire dans le quartier Saint-Michel une clientèle désireuse de se pourvoir en ces divers articles ;

Considérant que l'apposition des slogans publicitaires susvisés et reconnus par l'appelant, notamment ceux suivis de la mention "c'est ici ", en laissant entendre à la clientèle, de façon péremptoire qu'ils sont les principaux fournisseurs des livres scolaires et d'occasion du quartier, constitue une publicité à la limite de la déloyauté, vis à vis d'un concurrent dont la notoriété et surtout la proximité immédiate, le rendent aisément identifiable.

Que l'équivoque de la formule " c'est ici " est levée par la mention " les occasions c'est vraiment ici ", mention qui si elle n'est pas clairement explicitée, dans les écritures de l'intimée résulte des constatations de l'Huissier globalement revendiquées ; qu'en effet l'expression " les occasions c'est vraiment ici ", donne tout son sens aux autres slogans publicitaires " c'est ici " et signifie clairement que le concurrent dont on a déjà dit qu'il était déterminable de par sa notoriété et sa proximité immédiate, n'était pas, lui, un véritable négociant d'occasion ; que cette publicité, qui dénigre malicieusement le concurrent, est préjudiciable aux Sociétés Gibert Jeune, et constitue un acte de concurrence déloyale à son encontre;

Considérant au surplus, que l'intimée conclut de façon sibylline, que le défendeur a fait habilement disparaître son nom, comme l'attestent les photos prises lors du constat de l'Huissier ;

Considérant qu'il résulte en effet du contrat que la surface et le nombre des panneaux publicitaires a occulté en grande partie l'enseigne Boulinier, jusqu'à la rendre difficilement visible, sur les côtés en petits caractères, et sur le store qui n'est cependant déroulé qu'en cas de pluie ou de risque de pluie et qui n'est aisément lisible que de l'autre côté du Boulevard Saint-Michel ;

Qu'il en résulte que le consommateur moyen, normalement intelligent et attentif peut s'imaginer, au vu des panneaux publicitaires, se trouver dans un des magasins des Société Gibert Jeune alors qu'il se trouve dans le magasin de la Société Boulinier qui dissimule son nom ;

Que la disposition de cette publicité qui établit une confusion entre les deux commerces constitue donc par là encore un acte de concurrence déloyale;

Considérant qu'il y a donc lieu de confirmer le jugement en ce qu'il a condamné l'appelante pour concurrence déloyale et a ordonné sous astreinte la modification des panneaux publicitaires, sans qu'il soit besoin de reprendre les motifs surabondants des premiers juges, consistant à proposer d'autres formules publicitaires, la Cour n'étant au surplus pas saisie de ce chef de demande ;

Considérant que le préjudice consiste dans le détournement de clientèle, qui n'a pas manqué d'être provoqué par les annonces décrites ci-dessus ;

Que la Cour a les éléments pour évaluer le préjudice des Sociétés Gibert Jeune à la somme de 60 000 F, qu'il convient d'y ajouter en équité, une somme de 4 000 F au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile pour les frais irrépétibles d'appel des Sociétés Gibert Jeune.

Par ces motifs Confirme le jugement, sauf sur le montant de la condamnation à dommages intérêts ; qui est élevée à la somme de 60 000 F ; Y ajoutant, dit que les modifications des panneaux publicitaires doivent être opérées dans le mois suivant la signification du présent arrêt, et ce sous astreinte de 1 000 F par jour de retard ; Condamne la Société Boulinier à payer aux Sociétés Gibert Jeune la somme de 4 000 F sur le fondement de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile. La condamne aux dépens qui seront recouvrés par Maître Narrat Peytavi, conformément à l'article 699 du Nouveau Code de Procédure Civile.