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Décisions

CA Bordeaux, 1re ch. C, 20 mars 1992, n° 207-92

BORDEAUX

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Gerber Garment Technology (INC), Gerber Scientific (INC), Gerber Garment Technology (NV/SA)

Défendeur :

Lectra Systèmes (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Leportier (conseiller faisant fonction)

Conseillers :

M. Pont, Mme Gachie

Avoués :

Mes Rivel, Fournier

Avocats :

Mes Kappelhoff, Soulez-Larivière.

T. com. Bordeaux, prés., du 14 janv. 199…

14 janvier 1992

Les Sociétés Françaises Lectra Systèmes et américaine Gerber Garment Technology INC sont concurrentes sur le marché mondial des machines de coupe de tissu pour le prêt à porter ; elles se livrent à une lutte sévère pur les parts de marché ; Gerber a déposé un certain nombre de brevets pour protéger les systèmes automatiques de coupe inventés par lui ; Lectra ayant, soit-disant, contrefait un certain nombre de ces brevets, Gerber l'a attaqué devant la juridiction fédérale de Georgie ; le 25 avril 1989 un " spécial master " était nommé par la juridiction, chargé d'instruire l'affaire et de remettre un rapport portant sur des constatations de fait et des conclusions de droit ; désigné, le sieur Needle déposait son rapport fin novembre 1991 ; il avait constaté dans sa " recommandation " que trois brevets n° 3.495.492, 3.598.006 et 4.202.458 avaient été violés et qu'un brevet n'était pas valable et préconisait un dédommagement pour Gerber de 2 283 134 $ ; il précisait que la mauvaise foi de Lectra n'était pas établie ;

Le 18 décembre Gerber adressait à l'Agence de presse " Universal News Services " un communiqué dont la traduction française est la suivante :

" Le Conseiller Spécial nommé par le Tribunal de District des Etats-Unis du District Nord de Géorgie pour entendre les témoignages sur toutes les questions relatives aux brevets de Gerber dans l'affaire Gerber Garment Technology INC. contre Lectra Systèmes INC. et la Société Française Lectra Systèmes S.A. vient de publier ses recommandations formelles au Tribunal.

Après 15 jours d'audition de témoignages, le Conseiller Spécial a recommandé au Tribunal de statuer que Lectra a contrefait trois brevets distincts de Gerber relatifs à un matériel automatique de coupe de tissu appelé Gerber cutters (marque déposée). Un quatrième brevet Gerber a été déclaré invalide.

Outre la recommandation du versement à Gerber de 3.283.134 US$, de dommages plus les intérêts, le Conseiller a recommandé au Tribunal d'interdire Lectra de contrefaire encore au Etats-Unis le brevet numéro 4.205.458 relatif à la tête de coupe des coupeurs de tissu automatisés.

... Les représentants de Gerber ont souligné qu'il ne s'agissait que d'une recommandation, sujette à examen et approbation par le Tribunal. De plus, il faut également souligner que les deux parties ont auparavant demandé un jugement par jury. "

Une autre traduction était communiquée à la presse française dans laquelle " spécial master " était traduit " magistrat spécial " ;

De son côté Lectra publiait les 19 et 20 décembre 1991 des communiqués dans lesquels elle indique notamment que le " spécial master " n'est pas un " magistrat spécial " et que le procès portait sur 6 brevets dont un d'après le spécial master devait être annulé, un devait être invalidé, le troisième n' était pas contrefait, deux étaient venus à expiration et n'étaient plus protégés, un seul ayant été contrefait ;

" Sud Ouest ", " Les Echos ", " Le Figaro " et " Le Journal des Finances " se faisaient l'écho de cette polémique ;

Lectra subissait du fait du communiqué de Gerber un grave préjudice son titre chutait, ses clients ou futurs clients, étaient inquiets ;

Elle introduisait une action devant le juge des référés du Tribunal de Commerce de Bordeaux, pour le 30 décembre 1991 en assignant à Parquet le 26 décembre deux sociétés Gerber aux Etats-Unis et une à Bruxelles ; elle demandait au juge des référés de dire que Gerber avait commis des actes de concurrence déloyale, d'interdire à Gerber de faire des communiqués sous astreinte et de le condamner à 500 000 F de provision de dommages-intérêts et à 10 000 F sur la base de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile ;

Averties par fax, les sociétés Gerber faisaient demander un renvoi par un avocat bordelais ; dans son ordonnance du 31 décembre 1991 le juge des référés indiquait que " respectueux du principe du contradictoire nous surseoirons à statuer et fixerons la date de la prochaine audience au 7 janvier 1992 ", mais il autorisait toutefois Lectra à faire insérer dans huit journaux dont une publication professionnelle, un rectificatif relatif au rôle du " spécial master " et aux omissions commises par les sociétés Gerber ;

Les sociétés Gerber interjetaient appel de cette décision ;

La Société Lectra publiait, sous le couvert du juge des référés, dans le journal " Les Echos ", une mise au point qualifiant les communiqués de Gerber de " volontairement trompeurs " et le comportement de ces sociétés comme " frauduleux " ;

Le 14 janvier 1992 le juge des référés après renvoi se déclarait incompétent pour statuer sur la demande de dommages-intérêts pour concurrence déloyale et soutenait que les insertions de presse étaient satisfactoires pour toutes les parties ; il joignait au fond les demandes sur la base de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile ;

La Société Lectra interjetait appel de cette décision ;

Les Sociétés Gerber demandent de déclarer Lectra irrecevable et mal fondée dans toutes ses demandes, de lui donner acte de ce qu'elles se réservent d'agir contre Lectra, condamner Lectra à 200 000 F de dommages-intérêts pour procédure abusive et 100 000 F sur la base de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile ;

Elles soutiennent qu'elles ont bien souligné dans leur communiqué que les recommandations du " spécial master " étaient sujettes à approbation par le Tribunal, les traductions du termes " spécial master " correspondant à une fonction judiciaire inconnue en droit français traduit magistrat spécial, conseiller spécial, assesseur spécial, ce qui exclut toute intention de tromper sur ce point ; dans ses communiqués Lectra prétendait que Gerber avait trompé le " Patent Office " pour le brevet 4.205.935 ou le " spécial master " précise bien que les sociétés n'avaient pas fait preuve de mauvaise foi ; Lectra soutient à tort que le troisième brevet n'était pas dit contrefait dans les recommandations de même il est question dans les communiqués de Lectra d'un autre brevet invalidé alors que celui-ci n'entrait pas dans la mission du "spécial master " ; Lectra dans ses communiqués, attaque même personnellement le fondateur président de Gerber en indiquant que c'est son inconduite qui avait rendu invalide ce brevet ;

Lectra n'a pas démontré que les communiqués de Gerber étaient mensongers ; la procédure est abusive puisqu'elle demandait à être autorisée à faire paraître un communiqué alors qu'elle avait déjà usé de son droit de réponse et en a usé à nouveau après la première ordonnance pour donner, sous couvert de la décision du juge, des explications tendancieuses et inexactes ;

De son côté Lectra demande à la Cour de dire que les communiqués de Gerber constituaient des actes de concurrence déloyale, d'interdire à Gerber de faire état de ces communiqués auprès de tout tiers sous astreinte définitive de 20 000 F par infraction constatée, de condamner les sociétés Gerber à 500 000 F d'avance sur dommages-intérêts, de dire que les frais du communiqué publié par Lectra à la suite de l'ordonnance du 31 décembre 1991 seront supportés par les sociétés Gerber, de condamner solidairement les sociétés Gerber à 20 000 F sur la base de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile ;

Elle reproche à Gerber d'avoir dans son communiqué en Français traduit " spécial master " par " magistrat spécial " et d'avoir parlé de ses " décisions " ;

Les communiqués de Gerber soutiennent que trois de ses brevets ont été déclarés contrefaits avec comme sanction des condamnations pécuniaires considérables ; mais le litige portait sur six brevets Gerber, or le brevet 154 a été annulé, le brevet 289 a été déclaré non contrefait, les brevets 492 et 006 contrefaits étaient expirés, le brevet 835 est dit nul à cause de la fraude de Gerber au moment du dépôt, seul le brevet 458 a été contrefait mais le " spécial master " propose de retenir la bonne foi de Lectra ;

Lectra soutient que le " spécial master " est plus un expert qu'un juge, ses décisions ne s'imposent pas au tribunal et au jury ; traduire par magistrat spécial et parler de décision en ce qui la concerne constitue une fraude ;

Le préjudice a été considérable les clients de Lectra ont été contactés, le coût du titre est tombé de 12 F à 8 F juste après les communiqués de Gerber ; le coût des publications de Lectra a été de 300 000 F, leur rédaction ne peut être critiquée comme le fait le premier juge qui estime que l'autorisation a été outrepassée, Lectra n'ayant pas mentionné qu'il s'agissait de ses propres vues ;

Sur ce,

Sur la jonction des dossiers 207 et 297/92 :

Attendu qu'il est évident et admis par les deux parties, qu'il s'agit d'une seule et même affaire ; que la Cour ordonnera la jonction des deux dossiers ;

Sur l'ordonnance du 31 décembre 1991 :

Que cette ordonnance est nulle ;

Attendu en effet qu'après avoir déclaré que " respectueux du principe du contradictoire nous surseoirons à statuer et fixerons la date de la prochaine audience au 7 janvier 1992 " le juge des référés autorise Lectra Systèmes à faire paraître dans huit journaux un " rectificatif relatif au rôle du " spécial master " et aux omissions commises par les sociétés Gerber " ;

Qu'une telle décision prise après constatation de l'absence de contradiction ne saurait avoir aucune valeur d'autant qu'elle autorisait un droit de réponse qui a normalement sa source dans l'article 13 de la loi de 1831 sur la presse organisant le droit de réponse qui avait d'ailleurs été déjà exercé ; qu'elle doit être annulée mais uniquement en ce qu'elle autorise Lectra à faire paraître des communiqués dans la presse ; qu'elle reste valable en ce qu'elle a ordonné le renvoi de l'affaire sur le caractère mensonger des communiqués des sociétés Gerber tant en ce qui concerne la traduction du terme " spécial master " en français que pour les erreurs et omissions qu'il comporte ;

Sur la traduction de " spécial master " :

La règle fédérale 53 traitant du " spécial master " indique qu'il s'agit " d'un tiers-arbitre, d'un auditeur, d'un inspecteur et d'un assesseur " ; que désigné par le Tribunal il peut exiger des preuves, statuer sur leur recevabilité, interroger des témoins après leur avoir déféré le serment de même pour les parties ; qu'en cas de non comparution il peut les condamner pour " contempt of court ", outrage à la Cour ; qu'il consigne dans son rapport des constatations de fait et tire des conclusions de droit ; que le tribunal adopte, modifie ou rejette son rapport ;

Attendu qu'il s'agit d'un concept ignoré en droit français qui pourrait s'assimiler à une sorte de juge d'instruction civil ;

Attendu que dès lors la traduction " magistrat spécial " n'est pas plus mauvaise qu'une autre, les termes assesseurs, conseiller spécial ne rendant pas mieux l'essence de l'institution ; qu'il s'agit bien d'un personnage ayant temporairement des fonctions qui seraient en France celles d'un magistrat et qui prend des décisions, comme la condamnation pour outrage, dont la plupart sont soumises à la censure du tribunal qui l'a désigné ; qu'il y a dans ses fonctions quelque chose d'un juge de première instance ;

Attendu que la traduction donnée ne constitue pas une fraude volontaire ;

Sur les omissions et mensonges soi-disant contenus dans les communiqués de Gerber :

Attendu que Lectra Systèmes soutient que six brevets étaient en jeu que dans le rapport du " spécial master ", deux devaient être considérés comme invalidés ou annulés, deux venus à expiration, un non contrefait et un seul contrefait sans que sa bonne foi soit en cause ;

Que Gerber affirme que trois brevets avaient été déclarés contrefaits et un invalidé ;

Attendu que la se trouve le noud de l'affaire, les parties étant contraires en fait ;

Attendu que dans le résumé de la recommandation le " spécial master " indique que les brevets 492, 006 et 458 ont été violés, que le brevet 835 est nul pour avoir été obtenu de manière équitable et que le brevet 458 n'a pas été violé ;

Attendu que le communiqué de Gerber du 18 décembre 1991 ne disait pas autre chose ;

Que la différence entre les interprétations vient de ce que si le litige porte sur six brevets, le " spécial master " n'en a traité que quatre et que les brevets 492 et 006 étaient bien périmés mais avaient été violés alors qu'ils étaient encore valables ;

Que le rapport complet du " spécial master " indique en effet en pages 2 et 3 " even though the 492 patent has already expired (on February 17, 1987), le plaintiff Gerber is seeking dadmages for infringement of the asserted claims by the defendants up to the date of expiration of the patent " ;

Qu'il résulte que si le brevet a cessé d'être protégé le 17 février 1987 il avait été violé avant alors qu'il était protégé ;

Que plus loin, il indique que le brevet 006 est lié au brevet 492 et subit le même sort ;

Attendu que la société Lectra Systèmes n'a aucune raison de se plaindre du communiqué du 18 décembre qui ne comporte aucune contre vérité et se présente en termes modérés puisqu'il indique bien qu'il ne " s'agit que d'une recommandation sujette à examen et approbation par le Tribunal ";

Qu'elle sera déboutée ;

Sur la demande de 200 000 F de dommages-intérêts et de 100 000 F sur la base de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile :

Attendu qu'il ressort de ce qui a été dit que la Société Lectra Systèmes a agi avec précipitation et de mauvaise foi puisqu'elle n'a pas hésité à contrefaire la vérité en soutenant que deux brevets étaient caducs alors que le " spécial master " indique qu'ils avaient été contrefaits pendant leur période de validité ;

Qu'il convient de la condamner à 100 000 F de dommages-intérêts pour procédure abusive et également à 100 000 F sur la base de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile, les frais engagés par les sociétés Gerber ayant été importants, ainsi qu'aux dépens ;

Par ces motifs, LA COUR, Ordonne la jonction des affaires 391 et 398 concernant les appels contre les ordonnances des 31 décembre 1991 et 14 janvier 1992 du juge des référés du Tribunal de Commerce de Bordeaux. Annule l'ordonnance du 31 décembre 1991 du juge des référés du Tribunal de Commerce de Bordeaux en ce qu'elle a autorisé Lectra à faire paraître des communiqués dans la presse. Confirme en partie l'ordonnance du 14 janvier 1992. Déboute la société Lectra Systèmes de toutes action en réparation pour les préjudices causés par les communiqués publiés par cette dernière. Condamne Lectra Systèmes à payer aux sociétés Gerber qui le répartiront entre elles 100 000 F (cent mille francs) de dommages-intérêts et 100 000 F (cent mille francs) sur la base de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile. La condamne aux entiers dépens.