Livv
Décisions

CA Aix-en-Provence, 2e ch., 12 février 1992, n° 88-10667

AIX-EN-PROVENCE

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Trastour (SNC)

Défendeur :

Clarins (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Carrie

Conseillers :

MM. Brejoux, Chalumeau

Avoués :

SPC Tollinchi, SCP Liberas, Buvat & Michotey

Avocats :

Mes Bartoli, Fourment.

TGI Grasse, du 6 juill. 1988

6 juillet 1988

La SNC Trastour est propriétaire à Antibes d'un magasin de parfums à l'enseigne Marie Astrid depuis 1978.

Le 28 août 1982, elle demandait à la société Clarins l'ouverture d'un compte pour la diffusion des produits de beauté et de soins distribués par cette société par un réseau de détaillants agréés.

Après visite d'un de ses représentants la société Clarins informait la SNC Trastour par deux courriers des 30 septembre 1982 et 10 février 1983 qu'en l'état de l'antériorité de nombreuses demandes enregistrées sur la liste départementale préalablement à celle de la SNC Trastour inscrite en 26e position, sa demande ne pouvait être immédiatement satisfaite.

Le 4 août 1987, la SNC Trastour passait une demande à la société Clarins, en relevant que de nouvelles parfumeries distribuaient les produits Clarins, alors que leur inscription sur la liste départementale était nécessairement postérieure à la sienne.

Le 18 août 1987, Clarins refusait la commande.

La SNC Trastour se procurait des produits Clarins qu'elle mettait en vente dans son magasin sans avoir été agréé par la société Clarins.

Cette dernière faisait procéder le 6 novembre 1987 à une saisie contrefaçon dans le magasin Marie Astrid et assignait la SNC Trastour en dommages et intérêts pour usage de marque sans autorisation et publicité mensongère.

Par jugement du 6 juillet 1988, le tribunal de grande instance de Grasse a

- dit que la société Trastour a fait usage des marques de la société Clarins sans autorisation ;

- dit que la SNC Trastour a commis un acte de concurrence déloyale en mettant à la vente des produits qui ne pourraient l'être que par un réseau de distributeurs agréés ;

- dit que la SNC Trastour a pratiqué une publicité mensongère pour avoir exposé et offert à la vente des produits revêtus des marques de la société Clarins ;

- condamné la SNC Trastour au paiement de 30.000 F à titre de dommages et intérêts ;

- ordonné la confiscation des produits saisis ;

- déclaré irrecevable en application de l'article 70 du nouveau Code de procédure civile la demande reconventionnelle de la SNC Trastour pour refus de vente.

La SNC Trastour a relevé appel de cette décision.

Elle fait valoir les moyens suivants :

- elle est propriétaire d'un magasin moderne et soigneusement entretenu dans lequel sont vendus les produits de onze grandes marques ;

- elle a fourni tous les renseignements demandés pour obtenir l'agrément ;

- la société Clarins n'a pas contesté que des parfumeries d'une création plus récente vendaient des produits de sa marque ;

- ni dans sa correspondance, ni dans ses écritures, la société Clarins n'a allégué que la société Trastour avait été informée des critères de distribution de la marque et qu'elle ne les satisfaisait pas ;

- le lien exigé par l'article 70 du nouveau Code de procédure civile entre la demande principale de la société Clarins et la demande reconventionnelle de la société Trastour pour refus de vente était suffisamment établi, qu'en tout état de cause, ce moyen constituait une défense à la demande principale ;

- elle a justifié avoir acheté les produits Clarins mis en vente dans son magasin chez un commerçant, dans des conditions excluant toute faute de l'acheteur ;

- le refus d'agrément opposé le 10 août 1987 par la société Clarins sans indication d'un motif était illicite.

La société Trastour demande, en conséquence, à la Cour :

- de réformer le jugement entrepris ;

- de débouter la société Clarins de ses demandes ;

- de recevoir sa demande reconventionnelle et de condamner la société Clarins à lui payer : 2.000 francs au titre de la saisie abusive ; 110.000 francs au titre du préjudice causé par le refus de vente, outre 8.000 francs au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;

- de donner main levée de la saisie.

La société Clarins réplique que le système de distribution commerciale qu'elle a mis en place et le contrat de distributeurs agréés qu'elle propose répondent à toutes les conditions exigées par la jurisprudence.

Elle conteste avoir opposé un refus de vente à la société Trastour.

En effet, la demande d'ouverture de compte de celle-ci a été enregistrée sur la liste chronologique départementale des demandes d'ouverture de compte tenue par la société Clarins, et la société Trastour a été informée du rang chronologique d'enregistrement de sa demande et des conditions générales de vente.

Le fait de s'être procuré des produits Clarins et de les avoir offerts à la vente sans être distributeur agréé de la marque, interdit à la société Trastour de contester les modalités d'inscription de sa demande d'agrément ou de se plaindre d'un refus de vente.

La société Trastour ne justifie pas de l'origine des produits mis en vente, les factures produites n'apportant aucune précision sur ce point.

Les agissements fautifs de la SNC Trastour sont constitutifs de concurrence déloyale et de publicité mensongère.

La société Clarins demande, en conséquence, de confirmer la décision déférée, en portant à 50.000 francs le montant des dommages et intérêts au paiement desquels la société Trastour a été condamnée.

Elle sollicite, en outre, 20.000 francs au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Par conclusions additionnelles, la SNC Trastour soutient que la société a reçu tous les renseignements demandés sur la parfumerie et les a jugés satisfaisants puisqu'elle a inscrit la requérante sur sa liste chronologique. Par contre, la société Clarins n'a pas, avant le litige, communiqué ses conditions générales de vente. Les produits litigieux ont été achetés sur le marché et il appartient à la société Clarins de démontrer le caractère illicite de cet achat.

Le caractère illicite du refus de vente opposé par la société Clarins résulte du fait que pendant cinq ans elle a laissé la demande d'agrément sans réponse, alors qu'elle vendait ses produits à des commerces ouverts postérieurement.

L'acheteur qui revend des produits achetés par lui sans être agréé par la marque ne procède pas à une publicité mensongère et ne commet pas un usage illicite de la marque.

La société Clarins, dans des conclusions en réplique, observe que la société Trastour s'est abstenue de répondre à une demande de renseignements sur la modification de ses agencements qui lui avait été adressée le 10 août 1987 et n'a pas permis d'instruire complètement sa demande de dépôt de la marque.

Le caractère illicite de l'approvisionnement en produits Clarins de la société Trastour est établi par l'examen des factures qu'elle verse aux débats.

Il n'est nullement démontré que la société Clarins a failli à la règle de l'antériorité.

Les agissements frauduleux commis par la SNC Trastour lui interdisent d'alléguer un refus de vente.

La SNC Trastour, dans de nouvelles conclusions, observe qu'elle verse les factures d'achat des produits litigieux et qu'il appartient à la société Clarins de rapporter la preuve du caractère illicite de l'approvisionnement.

Dans d'ultimes conclusions, la société Clarins réplique que les factures produites ne sont pas régulières, notamment au regard des dispositions prévues par les articles 31 alinéa 3 de l'ordonnance 86-1243 et 72 du décret 84-406 du 30 mai 1984.

Motifs de la décision

Attendu que la société Trastour ne remet pas en cause la licéité des contrats et du réseau de distribution sélective de la société Clarins ;

Attendu que les conditions générales de vente de la société Clarins prévoient que les parfumeurs demandeurs de la marque Clarins sont inscrites sur une liste d'attente chronologique départementale ;

Attendu que par courrier du 10 février 1983, la société Clarins a informé la société Trastour que sa demande d'ouverture de compte était enregistrée en 26e position ;

Que saisie d'une réclamation de la part du conseil de la société Trastour par courrier du 12 mars 1985, la société Clarins a répondu le 14 mai 1985 que la demande de la société Trastour se situait en 15e position sur la liste chronologique et que lorsqu'elle serait parvenue à la première place, la situation de la société Trastour serait reconsidérée ;

Attendu que par courrier du 14 août 1987, la société Trastour a rappelé sa demande d'agrément et a passé commande de produits ;

Que le 10 août 1987, la société Clarins a refusé la commande et a adressé à la société Trastour un nouveau questionnaire, compte tenu des transformations du magasin envisagées par la requérante ;

Que passant outre l'absence d'agrément, la société Trastour a mis en vente des produits de la société Clarins ;

Attendu qu'il ressort de l'échange de correspondances sus-mentionné que la société Trastour n'ignorait pas l'existence du réseau de distribution sélective, ni la faute susceptible d'être caractérisée par la vente des produits de la société Clarins sans agrément ou sans avoir obtenu condamnation de la société Clarins à livrer ;

Attendu que le principe de l'épuisement du droit sur la marque par la première mise en circulation à l'intérieur du marché commun ne s'applique pas, aux termes du paragraphe 2 de l'article 7 de la première Directive du Conseil des Communautés Européennes, lorsque des motifs légitimes, notamment l'altération du produit, s'opposent à la commercialisation ultérieure ;

Que les parfums, produits de luxe dont le dépérissement nécessite une rotation rapide des stocks susceptibles d'être compromise par un nombre trop important de distributeurs, ne peuvent, après l'écoulement initial, être diffusés dans des conditions non contrôlées par le fabricant et entrent donc dans les exceptions prévues par ce texte;

Qu'en admettant le contraire par une interprétation strictement littérale de la disposition concernée, le principe sus-énoncé est subordonné à l'acquisition licite et sans fraude du produit par celui qui le détient ;

Que si la preuve de l'approvisionnement illicite incombe à la société Clarins qui l'invoqua, cette preuve est suffisamment rapportée par l'incapacité pour la société Trastour de produire des factures d'achat régulières.

Qu'en effet, la société Trastour se borne à verser deux factures des 23 avril 1987 et 10 juillet 1987 d'un montant respectif de 3.250 francs et 1.980 francs, émanant d'une entreprise Loubet Diffusion non identifiée au registre du commerce, et relatives à des produits de beauté dont la marque n'est pas spécifiée, ainsi qu'une facture du 21 mars 1988, postérieure au procès verbal de saisie contrefaçon, et portant sur un seul article pour le prix de 90 francs ;

Attendu que la distribution de produits marqués, acquis dans des conditions frauduleuses, contre la volonté expressément manifestée par le titulaire, caractérise l'usage illicite de marque ;

Attendu que la vente de produits de la marque Clarins, en se dispensant des obligations imposées aux distributeurs agréés par la Marque, notamment celles de détenir les nouveautés lancées sur le marché, de détruire les produits défraîchis, altérés ou périmés tout en s'assurant le bénéfice de la valeur publicitaire de la marque pour développer sa propre commercialisation, désorganise le réseau de distribution sélective de la société Clarins et constitue une concurrence déloyale ;

Attendu qu'il ressort du procès verbal de saisie contrefaçon du 6 novembre 1987 que les produits de la marque Clarins étaient rangés sur une étagère présentoir située derrière le comptoir caisse du magasin, et dans un tiroir situé sous le présentoir ;

Que le fait d'avoir exposé à la vue des clients des produits de la marque Clarins, constitue une publicité mensongère, dès lors que la société Trastour a ainsi accrédité l'idée qu elle avait la qualité de distributeur agréé de la marque ;

Attendu que la demande reconventionnelle de la société Trastour tendant à voir condamner la société Clarins pour refus de vente se rattachant aux prétentions originaires de celle-ci par un lien suffisant au sens de l'article 70 du nouveau Code de procédure civile, dès lors qu'elle avait pour objet de faire apprécier dans leur globalité les relations entre les parties ;

Attendu que la société Clarins commercialise des produits de luxe dont la fabrication est quantitativement limitée et dont le dépérissement nécessite une rotation rapide des stocks, ce qui implique un nombre relativement restreint de distributeurs ;

Attendu qu'il appartient à la société Trastour de rapporter la preuve que le refus d'agrément pendant cinq ans et, par voie de conséquence, de vente, par la société Clarins était injustifié ;

Attendu qu'il convient de rappeler que la société Clarins n'a pas opposé à la société Trastour un refus d'agrément, mais l'a informée que, compte tenu du nombre de distributeurs agréés dans le secteur, sa demande de compte venait en 26e position ;

Que par courrier du 14 mai 1985, la société Trastour a été avisée que sa demande venait en 15e position.

Que pour établir que la société Clarins a eu à son égard un comportement discriminatoire, elle fait valoir qu'en janvier 1987, une parfumerie à l'enseigne Gérard, agréée pour les produits Clarins s'est ouverte à proximité ;

Attendu que la société Clarins a répliqué, sans être démentie, que cette parfumerie avait été agréée à titre d' " extension de compte ", ce qui permettait à son distributeur déjà agréé d'ouvrir prioritairement un autre point de vente ;

Que la société Trastour s'est bornée à prétendre que d'autres parfumeries dont l'ouverture était postérieure avaient bénéficié d'un agrément, sans apporter le moindre élément de preuve ;

Attendu, en conséquence, que le caractère illicite du refus de vente opposé par la société Clarins n'est pas établi ; que la société Trastour doit être déboutée de ses demandes de ce chef ;

Attendu qu'au vu de cet élément d'appréciation et de ceux résultant du procès verbal de saisie contrefaçon précisant les quantités de produits concernés, et de la notoriété de la marque, les premiers juges ont justement fixé à 30.000 francs le montant du préjudice subi par la société Clarins ;

Attendu que c'est à juste titre que les premiers juges ont ordonné la confiscation des produits saisis au profit de la société Clarins ;

Attendu qu'il convient, an conséquence, de confirmer le jugement déféré en toutes ses dispositions, sauf en ce qu'il a déclaré irrecevable la demande reconventionnelle de la société Trastour ;

Attendu qu'il serait inéquitable de la laisser à la charge de la société Clarins les frais non répétibles exposés en cause d'appel, évalués à 12.000 francs ;

Par ces motifs : La Cour, Statuant publiquement, par arrêt contradictoire et en dernier ressort ; Confirme en toutes ses dispositions le jugement entrepris, sauf en ce qu'il a déclaré irrecevable la demande. reconventionnelle de la société Trastour ; Reçoit la société Trastour en sa demande reconventionnelle ; L'en déboute ; Condamne la société Trastour à payer à la société Clarins 12.000 francs (douze mille francs) sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; Condamne la société Trastour aux entiers dépens, ceux d'appel distraits an profit de la SCP Liberas, Buvat & Michotey, sur son affirmation de droit.