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Décisions

CA Paris, 1re ch. A, 28 janvier 1992, n° 91-22538

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Comité National contre le Tabagisme, Comité National contre les Maladies Respiratoires et la Tuberculose, Bibliothèque Nationale, Académie Nationale des Arts de la Rue

Défendeur :

Reynolds Tobacco Company (Sté), Philip Morris Product (Inc), Seita (SA), Reynolds Tobacco (Gmbh)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Présidents :

MM. Vengeon, Canivet

Avocat général :

M. Delafaye

Conseiller :

M. Guérin

Avoués :

Me Baufume, SCP Gaultier, SCP Valdelièvre-Garnier

Avocats :

Mes Caballero, Vaisse, Voillemot.

TGI Quimper, du 18 sept. 1991

18 septembre 1991

Le Comité National contre le Tabagisme (ci-après CNCT) et le Comité National contre les Maladies Respiratoires et la Tuberculose (ci-après CNCMRT) sont appelants de l'ordonnance rendue le 24 octobre 1991 par le juge des référés du Tribunal de grande instance de Paris dans le litige les opposant à la SEITA (Société Nationale d'Exploitation industrielle des Tabacs), aux Sociétés Reynolds Tobacco et à la Société Philipp Morris.

Ce litige est né dans les circonstances suivantes :

Professeur d'arts plastiques au Collège Brizeux de Quimper, M. Alain Le Quernec a, en accord avec cette municipalité, confié à ses élèves le soin de préparer des affiches pour une campagne anti-tabac sur le thème " La Pub tue " en leur demandant de procéder à des " détournements graphiques " des marques de cigarettes les plus connues.

S'inspirant de la présentation des paquets de cigarettes de marques Gitanes, Gauloises, Camel et Marlboro, quatre élèves de cet établissement ont ainsi réalisé des affiches destinées à illustrer le thème de cette campagne en prolongeant les bras de la gitane par des pinces de crabe, en disposant une tête de mort sous le casque des gauloises, en faisant apparaître le squelette du dromadaire de la marque Camel à laquelle se substitue le mot CANCER et en représentant une tache de goudron s'écoulant d'un paquet de Marlboro.

Ayant compris que le CNCT et le CNCMRT se préparaient à donner à ces affiches une diffusion nationale, la SEITA, les Société Reynolds Tobacco et la Société Philipp Morris ont assigné ces deux associations en référé en vue de leur en interdire l'utilisation.

L'ordonnance de référé a fait droit à cette demande en assortissant cette mesure d'interdiction d'une astreinte de 1.000 F par infraction constatée. Elle a en outre enjoint aux associations défenderesses de remettre à la SEITA en vue de leur destruction les affiches reproduisant les dessins de ses marques Gitanes et Gauloises. Elle les a enfin condamnées in solidum à payer à chacune des demanderesses la somme de 3.000 F en application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.

Contestant l'illicéité du trouble invoqué par les sociétés poursuivantes au regard de la liberté d'expression des auteurs des affiches incriminées, la CNCT et le CNCMRT concluent à la réformation de cette décision et au rejet des demandes présentées dans le cadre de cette instance en référé en sollicitant chacune sur le fondement de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile une indemnité respectivement fixée à 10.000 F et à 15.000 F.

Exposant que les affiches litigieuses avaient fait l'objet d'une exposition par elles organisée, la Bibliothèque Nationale et l'Académie des Arts de la Rue sont intervenues au soutien de l'appel ainsi formé.

Les sociétés intimées concluent à la confirmation de l'ordonnance entreprise en sollicitant chacune la condamnation des appelantes à leur payer une indemnité de 10.000 F au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.

La SEITA et la Société Philipp Morris demandent en outre de porter à 10.000 F l'astreinte prononcée.

Les Sociétés Reynolds Tobacco et Philipp Morris sollicitent également la confiscation à leur profit des affiches reproduisant les marques dont elles sont titulaires.

Enfin, la SEITA et les Sociétés Reynolds Tobacco demande de déclarer la Bibliothèque Nationale et l'Académie des Arts de la Rue irrecevables en leur intervention et de les condamner au paiement d'une indemnité de 5.000 F en application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.

Sur ce, LA COUR,

Considérant que la présentation des paquets de cigarettes de marques Gitanes, Gauloises, Marlboro et Camel a été enregistrée à l'Institut National de la Propriété Industrielle sous forme de marques figuratives déposées respectivement par la SEITA pour les deux premières, par la Société Philipp Morris pour la troisième et par la Société Reynolds Tobacco Company pour la marque Camel, dont une licence d'exploitation a été concédée à la Société Reynolds Tobacco GmbH ;

Considérant que ces marques ayant été reproduites et modifiées dans les conditions ci-dessus exposées pour la réalisation des affiches destinées à une campagne anti-tabac organisée par la Ville de Quimper, leurs titulaires ont, après avoir engagé devant le tribunal de cette ville une procédure tendant à interdire la poursuite de cette campagne, assigné en référé devant le Tribunal de grande instance de Paris d'une part le CNCT et le CNCMRT qui envisageaient de donner à ces affiches une diffusion nationale, d'autre part la Bibliothèque Nationale et l'Académie des Arts de la Rue qui avaient entrepris leur exposition ; que les parties ainsi poursuivies ont respectivement interjeté appel des ordonnances rendues.

Considérant qu'il s'ensuit que la Bibliothèque Nationale et l'Académie des Arts de la Rue ne justifient d'aucun intérêt à intervenir en cause d'appel dans le cadre de la présente procédure visant le CNCT et le CNCMRT, dès lors qu'elles ne poursuivent pas le même objet social et qu'elles ont toute latitude pour présenter la défense de leurs propres intérêts dans le cadre de la procédure distincte diligentée à leur encontre ; que leur intervention sera donc déclarée irrecevable ;

Considérant que l'article 809 du Nouveau Code de Procédure Civile donne au juge des référés le pouvoir de prendre les mesures qui s'imposent pour prévenir un dommage imminent ou faire cesser un trouble manifestement illicite ;

Considérant que le CNCT fait valoir en premier lieu au soutien de son appel que le trouble invoqué par les sociétés poursuivantes n'était qu'éventuel dans la mesure où aucune diffusion des affiches incriminées n'avait été entreprise ;

Mais considérant que les intimées versent aux débats un article paru dans le Télégramme de Brest le 3 octobre 1991 sous le titre " Une audience nationale pour les affiches anti-tabac ", dans lequel il était exposé que le CNCT et le CNMRT avaient décidé de tirer chacun pour leur compte 25.000 exemplaires des affiches réalisées par les élèves du Collège Brizeux de Quimper et que ces deux associations n'ont nullement démenti l'exactitude de cette information à la suite des sommations interpellatives qui leur ont été délivrées le 11 octobre 1991 ;

Que dès lors les sociétés poursuivantes se trouvaient recevables à les assigner le 14 octobre suivant pour prévenir la réalisation d'un dommage imminent conformément aux dispositions de l'article précité ;

Considérant que les appelantes contestent en second lieu le caractère illicite du trouble allégué par les intimées en faisant valoir que leur droit de propriété sur les marques en cause ne pourrait être opposé qu'à des concurrents et que le principe fondamental de la liberté d'expression autorise toute création artistique, notamment par la caricature, pour transmettre un message d'intérêt public ;

Mais considérant qu'elles sont personnellement irrecevables à invoquer la liberté de création artistique pour des affiches dont elles ne sont pas les auteurs et que si elles n'exercent pas d'activité commerciale concurrente de celle des sociétés titulaires des marques en cause, elles n'en poursuivent pas moins un objet social tendant à freiner la vente de leurs produits;

Que dès lors, si louable que soit leur action tendant à mettre en garde contre la nocivité du tabac, celle-ci ne peut s'exercer que dans le cadre des dispositions légales régissant l'activité économique et sociale ;

Or considérant que les intimées sont fondées à faire observer qu'elles sont légalement autorisées, même par les lois relatives à la lutte contre le tabagisme des 9 juillet 1976 et 10 janvier 1991, à vendre leurs produits sous les marques par elles choisies pour les identifier ;

Qu'il s'ensuit que la diffusion d'affiches destinées à discréditer ces marques auprès de leur clientèle présenterait un caractère manifestement illicite ;

Considérant que c'est donc à bon droit que l'ordonnance déférée a interdit leur diffusion et qu'il convient de la confirmer de ce chef sans qu'il y ait lieu de majorer l'astreinte prononcée ;

Qu'en revanche les mesures de confiscation et de destruction sollicitée excèdent la compétence du juge des référés ;

Considérant qu'il n'apparaît pas inéquitable de laisser à la charge des intimées les frais irrépétibles par elle exposés devant la Cour et qu'il n'y a pas lieu de faire droit à leur demande d'indemnité complémentaire fondée sur l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.

Par ces motifs, Déclare la Bibliothèque Nationale et l'Académie des Arts de la Rue irrecevables en leur intervention ; Déclare le Comité National contre le Tabagisme et le Comité National contre les Maladies Respiratoires et la Tuberculose mal fondées en leur appel ; Confirme l'ordonnance déférée sauf en ce qu'elle a fait droit à la demande de confiscation présentée par la SEITA ; Dit n'y avoir lieu à référé de ce chef ; Rejette toutes autres demandes des parties ; Condamne le CNCT et le CNCMRT aux dépens d'appel, à l'exception de ceux relatifs à l'intervention de la Bibliothèque Nationale et de l'Académie des Arts de la Rue qui resteront à leur charge. Admet les avoués des intimés au bénéfice de l'article 699 du Nouveau Code de Procédure Civile.