CA Paris, 4e ch. B, 9 janvier 1992, n° 90-252
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Union Spécial France (Sté)
Défendeur :
Rimoldi France (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Poullain
Conseillers :
MM. Gouge, Jacomet
Avoués :
SCP Fanet, SCP Parmentier Hardouin
Avocats :
Mes Martinez, Marchand Catel.
Dans des circonstances relatées par les premiers juges, la société Rimoldi France, ci-après Rimoldi, avait attrait la société Union Spécial France, ci-après Union devant le Tribunal de commerce de Paris afin d'obtenir, sous peine d'astreinte, la cessation complète d'activité d'Union en France, la condamnation d'Union à lui payer, pour réparer le préjudice causé par des actes de concurrence déloyale, une indemnité de 8 940 682 F avec exécution provisoire, outre une somme de 50 000 F au titre de l'article 700 du NCPC et les dépens. Union s'était opposée à cette demande. Par son jugement du 4 décembre 1989, qui a exposé les faits, moyens et prétentions des parties antérieurs, et auquel il convient de se reporter, la 1re Chambre du tribunal, retenant les faits de concurrence déloyale constitués par un débauchage massif et un dénigrement a condamné Union à payer à Rimoldi :
- une indemnité de 3 000 000 F,
- une somme de 15 000 F au titre de l'article 700 du NCPC,
- les dépens.
L'exécution provisoire était ordonnée pour la condamnation en principal. Toutes autres demandes étaient rejetées.
Union a relevé appel par déclaration du 2 janvier 1990 et saisi la Cour le 4 janvier. Elle a d'abord conclu à l'infirmation, au débouté et à la condamnation de Rimoldi aux dépens d'instance et d'appel. Rimoldi a conclu à la confirmation sur les faits de concurrence déloyale retenus, tout en reprenant les moyens tirés de la désorganisation de Rimoldi début 1988 par des augmentations de salaires excessives et des remises accordées de manière déraisonnable à des clients. Elle a formé un appel incident limité au quantum de la réparation qu'il est proposé de porter à 9 940 682 F. Elle a sollicité en outre la condamnation d'Union à payer une indemnité de 100 000 F pour appel abusif et dilatoire, une somme de 50 000 F pour frais non taxables et tous les dépens. Union a demandé que Rimoldi soit condamnée à lui restituer, avec intérêts " de droit " à compter du paiement, la somme de 1 000 000 F payée en exécution du jugement et à lui payer une indemnité de 500 000 F pour " harcèlement par voie de presse et par voie judiciaire " et 30 000 F pour frais non taxables. Rimoldi a répliqué en ajoutant à ses moyens la propagande jetant le doute sur l'avenir de l'entreprise.
Sur ce, LA COUR,
Qui pour un plus ample exposé se réfère au jugement et aux écritures d'appel.
1- sur les augmentations de salaires et les remises aux clients en tant qu'actes de désorganisation :
Considérant que Rimoldi fait valoir que M. Bune, juste avant de démissionner, avait le 7 janvier 1988, procédé à des augmentations de salaires alors qu'il n'y avait aucun retard à rattraper ni réclamation syndicale, ni réclamation individuelle et qu'il a d'autre part, en mars 1988, offert à quatre clients importants des remises bien supérieures aux remises quantitatives habituelles ; qu'Union se borne sur ce point à approuver la décision du tribunal ;
Considérant, ceci exposé, qu'à juste titre le tribunal n'a pas retenu ce double grief ; qu'en effet s'il est certain, au vu des tableaux mis aux débats par Rimoldi, que ces augmentations constituaient pour la société une lourde charge dans le même temps où son chiffre d'affaires et ses bénéfices diminuaient depuis plusieurs exercices, il n'est pas établi que M. Bune, par cette décision, ait eu en vue de déstabiliser Rimoldi pour le compte d'Union plutôt que de tenter de mieux motiver les salariés auxquels une lettre d'explication a été adressée, par laquelle il leur était demandé de fournir un effort supplémentaire, et de fidéliser des clients apportant à Rimoldi une part importante de son chiffre d'affaires ; qu'à supposer, ce qui n'est pas établi, que ces décisions aient constitué des erreurs de gestion, elles ne peuvent, eu égard aux pièces produites, être qualifiées d'acte ayant pour objet de désorganiser Rimoldi au profit d'Union ; que Rimoldi n'a pas repris devant la Cour les autres griefs écartés par le tribunal ;
2- sur le débauchage massif et le dénigrement de nature à déstabiliser Rimoldi :
Considérant qu'Union fait valoir que le principe est la liberté du travail et, pour les entreprises, la liberté d'embaucher et que Rimoldi ne prouverait pas l'existence de manœuvres constitutives d'un abus de droit ; qu'en réalité les salariés auraient été déterminés à quitter leur employeur en raison de l'annonce du Crédit Lyonnais de supprimer le découvert dont bénéficiait l'entreprise, ce qui laissait présager des licenciements ; que les salariés de Rimoldi " seraient allés naturellement voir " M. Bune qu'ils connaissaient afin de tenter d'assurer leur avenir ; qu'il n'y aurait eu aucun dénigrement " systématique " ni aucune tentative malicieuse ;
Considérant que Rimoldi répond qu'elle est une entreprise de petite taille et qu'Union lui a pris l'essentiel de son personnel de direction, de ses agents technico-commerciaux, de ses mécaniciens hautement spécialisés et ce en quelques semaines ; que toutes ces personnes avaient la certitude d'être immédiatement embauchés par Union ; que d'ailleurs M. Bune aurait reconnu la manœuvre de débauchage ; que M. Bune n'aurait jamais caché son intention de " casser " Rimoldi ; que les salariés engagés ont bénéficié d'avantages substantiels ; qu'il y a eu un plan concerté avec des actes de dénigrement ;
Considérant, ceci exposé, qu'il résulte des tableaux comptables mis aux débats par Rimoldi et dont les chiffres ne sont pas contestés, que Rimoldi est une entreprise dont l'effectif est de 60 personnes de manière constante.
Considérant que si M. Bune, directeur de Rimoldi, a démissionné au mois de mai 1988 il résulte d'une lettre traduite de M. Meyer, vice-président en charge du marketing d'Union Spécial maison mère d'Union, datée du 23 mars 1988, qu'il avait pris attache avec celui-ci à Chicago et qu'il lui était proposé immédiatement de prendre la direction d'Union France et qu'il l'invitait à effectuer une formation à Chicago ; que les lettres du 25 mai 1988, adressées à MM. Blancon et Chaix, cadres commerciaux de Rimoldi, permettent en raison des termes employés " je complète une formation dans un pays loin de notre civilisation ici " de dater la formation de M. Bune au mois de mai 1988 ;
Considérant que le taux habituel de remplacement du personnel de Rimoldi n'est pas connu ; qu'il n'est pas contesté qu'entre le 2 septembre et le 30 décembre 1988 dix salariés de Rimoldi ont démissionné ; que parmi ces salariés, six ont été embauchés par Union avec effet des 1er, 2 ou 14 novembre 1988 ; que les quatre autres ont été embauchés par Union les 30 novembre, 16 décembre 1988, 2 et 6 janvier 1989 ; que ceci résulte des constats effectués à la demande de Rimoldi les 2 janvier et 9 mars 1989 ;
Considérant que les salariés démissionnaires embauchés par Union avaient chez Rimoldi les qualifications suivantes :
- directeur technique (six ans d'ancienneté) : M. Lauf,
- inspecteur des ventes ayant des fonctions de direction technique : M. Ribert ;
- trois mécaniciens hautement qualifiés pour l'assemblage, les interventions en province, le montage des expositions et les démonstrations : MM. Sévigné, Bruco, Barbet,
- une spécialiste de la gestion des stocks, du contrôle des transports et du dédouanement, de la gestion du service commercial et du suivi des clients (8 ans d'ancienneté) : M. Groff,
- une secrétaire commerciale : Mme Vincent,
- un agent technico-commercial : M. Crochetet,
- un mécanicien : M. Périchon,
- une employée administrative : Mme Quintin ;
Qu'on remarquera qu'outre leurs fonctions importantes au sein de Rimoldi pour six d'entre au moins ces salariés représentent 1/6 de l'effectif total ;
Considérant que lors de l'embauche ils ont obtenu d'Union de substantielles augmentations de salaires pour la plupart, supérieures à 30 % pour quatre d'entre eux et à 17,5 % pour cinq autres ; que cinq des lettres d'embauche mentionnaient qu'une voiture de service serait attribuée et que les frais de déplacement seraient remboursés ;
Considérant qu'il résulte de la lettre de M. Bune, directeur d'Union à M. Ribera, son remplaçant chez Rimoldi, que M. Bune, en sa qualité de dirigeant à Union, a reçu plusieurs de ces salariés qui cherchaient un emploi et lui auraient fait part de leur inquiétudes sur l'avenir de Rimoldi et qu'il n'a pas hésité à leur dire que certes M. Ribera " n'avait aucun expérience comme dirigeant d'une compagnie " mais " qu'avec le temps " il se montrerait très capable ;qu'il n'est pas surprenant qu'après que M. Bune ait ainsi dénigré le nouveau dirigeant de Rimoldi les personnes concernées lui aient confirmé " qu'en aucun cas elles ne désiraient rester avec la société Rimoldi " ;
Considérant que cette action était préparée par les lettres circulaires du 25 mai 1988 adressées par M. Bune aux cadres commerciaux de Rimoldi dont deux ont été retransmises à celle-ci par MM. Blancon et Chaix, dans lesquelles, après avoir dénigré la politique d'approvisionnement de Rimoldi qui était, selon ses dires, la cause de son départ, il annonçait qu'il allait " revenir plus tard cette année comme président directeur général " d'une société concurrente et qu'il " ne faut pas hésiter à me contacter à mon adresse personnelle pour n'importe quelle raison " ; qu'on ne pouvait mieux faire comprendre aux destinataires que M. Bune était prêt à les embaucher dès son retour du stage de formation ; qu'il convient de rappeler qu'à cette époque M. Bune, ainsi qu'il a été exposé plus haut, était au service d'Union qui l'avait envoyé à Chicago avant qu'il ne prenne ses fonctions de direction ;
Considérant qu'il résulte de ces éléments concordants que dès le printemps 1988 M. Bune, agissant pour le compte d'Union a cherché à débaucher l'essentiel des cadres techniques et commerciaux de Rimoldi ; qu'il a poursuivi son action par des offres d'emploi très avantageuses, antérieures aux augmentations de salaires appliquées début 1989 aux salariés d'Union, et en accompagnant ces offres de propos dénigrants à l'égard du nouveau directeur de Rimoldi; que ces agissements fautifs ont été suivis d'effet puisqu'ils ont abouti à un transfert massif de personnel portant principalement sur les titulaires des plus hautes qualifications;
Considérant qu'en dépit des bruits alarmistes qui pouvaient circuler dans l'entreprise Rimoldi du fait des changements dans la composition du capital social c'est donc sans se contredire et en tirant les conséquences de ses constatations que le tribunal a retenu un débauchage fautif de salariés et de nature à désorganiser l'entreprise qui en est victime ; qu'en effet, s'il est exact que le secteur restreint de la fabrication et de la vente des machines à coudre industrielles est " propice au passage " de salariés hautement spécialisés d'une entreprise à une autre, ce passage ne s'est pas effectué selon les lois de la concurrence mais selon un plan tendant à déstabiliser d'une manière fautive un concurrent ;
3- sur le préjudice allégué par Rimoldi :
Considérant que pour contester la décision du tribunal et la demande formée en appel par Rimoldi l'appelante fait valoir d'une part que les prétendues fautes de gestion commises par M. Bune sont " parfaitement imaginaires " ; qu'il n'y a pas de préjudice en relation de cause à effet avec un dommage ; que la baisse du chiffre d'affaires de Rimoldi a été " constante et régulière " depuis 1986 ; que cette baisse peut avait d'autres causes, notamment l'existence d'un réseau d'importations parallèles ;
Considérant que Rimoldi répond qu'elle a dû reconstituer son équipe commerciale et technique ce qui ne peut se faire rapidement et former de nouveaux spécialistes ; que ceci et le fait que la clientèle ait suivi les interlocuteurs qu'elle était habituée à rencontrer s'est traduit par une chute grave du chiffre d'affaires ; que c'est M. Bune qui serait à l'origine de la création d'un réseau parallèle ;
Considérant, ceci exposé, qu'il résulte des tableaux mis aux débats que le chiffre d'affaires, suivi par le bénéfice après impôts amortissements et provisions, et qui avait cru jusqu'en 1986 pour atteindre les montants respectifs de 73 186 717 F et 2 022 167 F est resté sensiblement stable en 1987 mais avec un bénéfice réduit à 714 548 F pour diminuer encore en 1988 (71 136 076 F) et 1989 (51 144 129 F) tandis que le bénéfice " négatif " atteignait - 448 158 F puis - 3 212 823 F sans se redresser depuis ; que si, avec pertinence, Union fait valoir que la décroissance de l'activité est antérieure aux faits allégués et s'il ne peut être contesté que la concurrence d'un réseau d'importation parallèle était de nature à faire perdre à Rimoldi de nouvelles parts de marché, il demeure que la Cour trouve en la cause des éléments suffisants pour déterminer le montant du préjudice qui est une suite immédiate et directe des fautes commises par Union et que le tribunal a exactement apprécié ; que de même c'est par une exacte appréciation de ce que l'équité commandait que le tribunal a statué sur les frais non taxables ;
Considérant qu'eu égard aux circonstances ci-dessus rappelés l'appel n'est pas abusif et dilatoire ;
4- sur la demande reconventionnelle :
Considérant qu'Union soutient que Rimoldi " n'a pas hésité " à la " harceler " par voie de presse et par voie judiciaire ; que Rimoldi n'a pas répondu sur ce point ;
Considérant ceci exposé que le périodique France Textile n° 53 a publié à la page 8, sous le titre Info Brèves, et avec le sous-titre " Communiqué ", qui indique qu'il s'agit d'une insertion qui présente l'apparence d'une publication judiciaire ; qu'on lit en effet : " Tribunal de commerce de Paris
Par un jugement du 4 décembre 1989 du Tribunal de commerce de Paris, la société Union Spéciale France a été reconnue coupable de concurrence déloyale à l'encontre de la société Rimoldi France pour :
- débauchage massif de personnel,
- dénigrement
Union Spéciale France a été condamnée à trois millions (3 000 000) de francs de dommages et intérêts " ;
Qu'une autre publication de même nature a été effectuée sous la forme " Information, Nous apprenons qu'en vertu d'un jugement ...etc... " dans un périodique n° 601 de février 1990 dont le nom est illisible ;
Considérant que cependant le tribunal n'avait pas autorisé la publication de sa décision ; que de plus et surtout l'exécution provisoire ordonnée ne portait que sur la condamnation à payer une indemnité ; qu'en raison de l'effet suspensif attaché au délai d'appel et à l'appel lui-même, Rimoldi, bien que bénéficiant d'une décision qui lui était favorable, n'était pas fondée à la faire publier sous une forme qui laissait croire faussement qu'il s'agissait d'une chose définitivement jugée ;que la faute ainsi commise a causé à Union un préjudice direct et certain que la Cour a des éléments pour évaluer à 300 000 F ; qu'en revanche la demande pour " harcèlement judiciaire " ne saurait aboutir Rimoldi n'ayant pas abusé des voies de droit ;
5- sur l'application de l'article 700 du NCPC :
Considérant qu'il n'est pas inéquitable qu'Union qui succombe pour l'essentiel, conserve ses frais non taxables ; qu'il est équitable que les nouveaux frais non taxables exposés par Rimoldi devant la Cour soient mis à la charge d'Union comme ci-après ;
Par ces motifs, Confirme le jugement du 4 décembre 1989, Y ajoutant condamne la société Rimoldi France à payer à la société Union Spécial France une indemnité de trois cent mille (300 000) francs pour publication judiciaire fautive, Condamne la société Union Spécial France à payer à la société Rimoldi France une somme supplémentaire de dix mille (10 000) francs au titre de l'article 700 du NCPC devant la Cour et les dépens d'appel. Autorise la SCP d'avoués Parmentier Hardouin à recouvrer ces dépens conformément à l'article 699 du NCPC. Déboute les parties de leurs autres demandes.