CA Angers, 3e ch. soc. et com., 7 janvier 1992, n° 590-91
ANGERS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Kit Tradi Plus (SA)
Défendeur :
Taillebuis, ACB (SARL), Mignot
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
(faisant fonction): M. Dubois
Conseillers :
MM. Chauvel, de Lamotte
Avoués :
SCP Chatteleyn, George, SCP Gontier
Avocats :
Mes Leconte, Bures.
Faits, procédure et prétentions des parties :
La SA Kit Tradi Plus (Société KTP) a pour objet initialement la construction de pavillons individuels en " kit " ou " prêt à monter ".
En 1986 la société KTP a engagé MM. Mignot et Taillebuis en qualité respectivement de directeur de l'agence de Laval et de métreur-conducteur de travaux, et a décidé d'étendre son activité à la construction de pavillons traditionnels et à la restauration d'immeubles sous l'enseigne " Bati Concept " ; elle a confié la direction de ce département par contrat du 24 novembre 1986 à M. Mignot ;
Ce contrat précise (article 7) " En cas de désaccord complet entre les parties le sigle de ce département restera l'entière propriété de M. Mignot ainsi que la clientèle à venir suite à ce désaccord ".
Par acte sous seing privé du 26 mai 1988 MM. Mignot et Taillebuis et la société KTP sont convenus de résilier leur contrat de travail.
Par un deuxième acte du même jour la société KTP a autorisé MM. Mignot et Taillebuis à :
" utiliser le nom Bati Concept utilisé jusqu'à présent par la société KTP qui renonce à tout droit de propriété ou de jouissance sur ce nom,
reprendre trois chantiers ... Reignan, Bouvet et Bellanger ...,
de leur côté MM. Mignot et Taillebuis s'interdisent pendant deux ans à compter du 1er juin 1988 d'exploiter directement ou indirectement toute activité de construction et de maisons individuelles prêtes à monter, comme celle actuelle de la société KTP ".
MM. Mignot et Taillebuis ont constitué à Laval par acte du 5 juillet 1988 la SARL " ACB " qui a pour objet " la construction de maisons individuelles, rénovation, agencement et aménagement de magasins ... ".
Par actes des 30, 31 mai et 1er juin 1989 la société KTP a fait assigner la société ACB et MM. Mignot et Taillebuis ;
elle a demandé au Tribunal de commerce :
- de faire défense à ces derniers de continuer leur activité concurrentielle de vente de maisons en kit pendant la durée de deux ans prévue par la convention,
- de les condamner à réparer les préjudices subis du fait de cette activité et du fait de la concurrence déloyale qu'ils exercent par ailleurs.
Par jugement du 28 novembre 1990 le tribunal après s'être déclaré compétent a rejeté ces demandes.
La société KTP a interjeté appel de cette décision ;
Elle a formé devant la Cour les demandes suivantes :
" Infirmer le jugement entrepris et statuant à nouveau ;
Constatant que les sieurs Mignot et Taillebuis via la société ACB ont manqué à la convention du 26 mai 1988 en poursuivant une activité concurrentielle de celle de la société concluante au titre de l'exploitation de maisons prêtes à construire ;
Condamner d'ores et déjà les sieurs Mignot de Taillebuis et la société ACB in solidum à verser à la société concluante la somme de 552 043,25 F à titre de dommages-intérêts à raison de cette violation de l'obligation par eux contractée, sauf à parfaire ;
Constatant par ailleurs que les sieurs Mignot et Taillebuis ainsi que la société ACB se sont livrés envers la société concluante à des actes de concurrence déloyale, en tout cas à des agissements parasitaires, au moins à des fautes délibérées ;
Condamner in solidum les sieurs Mignot et Taillebuis et la société ACB à verser à la société concluante la somme de 500 000 F à titre de provision à valoir sur l'indemnisation du préjudice à elle causé ;
Commettre tel expert qu'il plaira à la Cour désigner avec mission, connaissance prise de la comptabilité de la société ACB, de dénombrer les pavillons exécutés par la société ACB en violation de la convention du 26 mai 1988 et à l'aide des documents émanant de la société concluante, de déterminer le coût des travaux réalisés ainsi que le bénéfice perçu par l'effet desdites conventions et celui auquel la société concluante aurait pu prétendre ;
Condamner in solidum les sieurs Mignot et Taillebuis et la société ACB à verser à la société concluante par application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile les sommes de 10 000 F au titre des frais d'instance et de 15 000 F au titre de frais d'appel ;
Elle a fait valoir :
1° qu'en contravention avec la convention du 26 mai 1988 la société ACB et MM. Mignot et Taillebuis ont fait édifier plusieurs pavillons en " kit " ou " prêts à monter ",
2° que les mêmes se livrent à des pratiques concurrentielles déloyales en usant des plans et des documents commerciaux qui sont demeurés sa propriété.
La société ACB et MM. Mignot et Taillebuis ont de leur côté demandé à la Cour la confirmation du jugement sauf à condamner en outre la société KTP à leur payer les sommes de :
- 10 000 F à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive,
- 10 000 F au titre des frais irrépétibles en première instance,
- 12 000 F pour appel téméraire et dolosif,
- 15 000 F au titre des frais irrépétibles en appel ;
Ils ont fait valoir :
- qu'ils n'exercent pas d'activité concurrentielle, et qu'ils ne vendent pas de maisons prêtes à monter,
- que leur activité est conforme aux conventions,
- que les plans et documents qu'ils utilisent n'ont rient d'original et ont en tous cas été créés par eux,
- que le juge n'a pas à suppléer la carence des parties dans l'administration de la preuve,
- qu'il n'est justifié d'aucun préjudice.
Discussion :
Sur la concurrence " anticontractuelle " :
L'originalité du procédé de commercialisation des maisons en " kit " ou " prêtes à monter " résulte du fait :
- que le vendeur exécute partie de la construction en principe le gros œuvre et " la mise hors d'eau et hors d'air " du bâtiment,
- qu'il fournit pour le surplus de la construction les matériaux, équipements et les procédés nécessaires au maître de l'ouvrage qui se charge de les monter ou de les mettre en œuvre ;
dans le cadre de ce procédé les prestations du maître de l'ouvrage dépassent très largement par leur nature et leur volume, les simples travaux ou finitions que se réservent couramment les accédants à la propriété avec des matériaux qu'ils se procurent en général directement.
Il convient donc, sur les bases de ces principes de rechercher si les contrats proposés ou les constructions réalisées sont caractéristiques ou non du procédé que s'était réservé la société KTP aux termes de la convention du 26 mai 1988.
Les contrats de construction de maisons individuelles et les annexes établis par les vendeurs de maisons individuelles ne présentent pas en eux-mêmes d'originalité dès lors qu'ils se bornent à reproduire les prescriptions légales du Code de la construction et de l'Habitation ;
la nature réelle de la construction convenue, " en kit " ou non, peut être établie en revanche à partir de la liste des travaux que le maître de l'ouvrage s'est réservés et qui figure obligatoirement dans la notice en annexe au contrat ou dans les devis.
M. et Mme Ploquin se sont réservés par contrat du 25 novembre 1988 :
la pose du drainage, des appuis, seuils, du doublage du conduit de fumée, de l'enduit extérieur de la canalisation intérieure, du siphon, des regards, l'application de la peinture en façade, la pose de l'isolation, des carrelages, de la faïence, la fourniture et la pose des moquettes dans les chambres, de la peinture des menuiseries.
M. et Mme Tissier à l'Huisserie se sont réservés :
- le béton du sous-sol, garage,
- la pose du lot couverture zinguerie,
- la pose des fermetures, de la laine de verre, des cloisons sèches, des carrelages de faïence, des moquettes, des peintures.
M. et Mme Aubry se sont réservés :
- le béton du sous-sol, garage,
- la pose des menuiseries intérieures, de la laine de verre, de l'électricité, des cloisons sèches, de la plomberie et des appareils sanitaires, du chauffage électrique, des carrelages et faïences, des revêtements de sols, de la peinture vitrerie.
M. et Mme Tissier à Laval se sont réservés :
- le béton du sous-sol garage,
- la pose des menuiseries intérieures et extérieures, de l'isolation, de l'électricité, des cloisons sèches, de la plomberie sanitaire, du chauffage électrique, du carrelage, de la faïence, des revêtements de sols.
Les époux Aubry et Tissier ont, compte tenu de l'ampleur des travaux qu'ils se sont réservés, et du fait que pour ces travaux les fournitures ont été effectués par la société ACB manifestement conclu avec cette société un contrat d'achat d'une maison en kit ou " prête à monter " en contravention avec le protocole du 26 mai 1988.
Le fait que tous les contrats litigieux n'aient pas abouti ne peut avoir d'incidence que sur l'appréciation du préjudice.
Le principe de ce dernier est établi, son appréciation précise dépend des éléments qui sont en possession de la société ACB,
A cet égard il convient d'ordonner une expertise et d'allouer une provision dans les conditions qui suivent
Sur la concurrence déloyale :
Le catalogue proposé à la clientèle par la société ACB sous l'enseigne Bati Concept reproduit non seulement servilement mais à l'identique les mêmes modèles et plans que ceux proposés par la société KTP dans son catalogue pour ce qui concerne les pavillons dénommés :
- Emeraude T5
- Turquoise T5
- Perle T6
- Améthyste T5
- Quartz T5
- Cornaline T6.
MM. Mignot et Taillebuis reconnaissent dans leurs conclusions que les plans et modèles en question ont été créés par eux au temps où sous l'enseigne Bati Concept ils étaient salariés de la société KTP ;
à ce dernier titre ils sont donc aussi sans droit sur ces plans et modèles.
Les conventions sont d'interprétation stricte, et si le protocole du 26 mai 1988 précise que l'enseigne Bati Concept est bien cédée à MM. Mignot et Taillebuis, il n'est pas ajouté que la propriété attachée aux modèles et plans est cédée,
à ce titre MM. Mignot et Taillebuis sont donc aussi sans droit sur ces plans et modèles.
La copie servile à l'identique de ces éléments est constitutive d'une faute.
Ces plans et modèles présentent au vu des documents produits une originalité même si celle-ci n'a pas un caractère exceptionnel ainsi qu'il résulte des autres catalogues produits et du type même des pavillons vendus.
Le principe du préjudice consécutif à cette reproduction fautive à l'identique est certain dès lors qu'il est proposé à la clientèle, dans la même aire d'activité, un même produit, sans avoir eu à supporter les frais de recherche et de confection des plans et modèles.
L'appréciation précise que ce préjudice dépend des éléments qui sont en possession de la société ACB, à cet égard il convient d'allouer une provision et d'ordonner une mesure d'instruction.
Sur les frais irrépétibles :
Il est équitable par application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile de faire droit à la demande dans les conditions qui suivent.
Décision :
Par ces motifs : Infirme le jugement ; Dit que la société ACB a violé la clause de non-concurrence insérée dans le protocole d'accord du 26 mai 1988 en proposant à la clientèle et en vendant des maisons en " kit " ou " prêtes à construire " ; Avant de statuer sur l'étendue du préjudice, Commet M. Michel Deborne, expert, demeurant 8, quai d'Avesnières à Laval (53000) inscrit sur la liste de la Cour d'appel d'Angers, Avec mission de : 1° se faire remettre tous documents utiles sur l'activité de la société ACB pendant la période du 1er juin 1988 au 1er juin 1990, et notamment les contrats de construction souscrits et réalisés pendant cette période et leurs notices, 2° fournir à la Cour les éléments propres à déterminer par rapport à la définition retenue des maisons en kit ou " prêtes à monter " le montant des préjudices subis ; Condamne la société ACB à payer à la société KTP une provision de 25 000 F ; Dit que la société ACB en reproduisant à l'identique les modèles Emeraude T5, Turquoise T5, Perle T6, Améthyste T5, Quartz T5 et la Cornaline s'est livrée au préjudice de la société KTP à des actes de concurrence déloyale ; Avant de statuer sur l'étendue du préjudice, Commet le même expert avec mission de :1° se faire remettre tous les documents utiles sur l'activité de la société ACB depuis sa création jusqu'à ce jour et notamment les contrats de construction souscrits et réalisés pendant cette période, 2° fournir à la Cour tous les éléments techniques propres à déterminer en fonction des constructions réalisées selon les modèles retenus le préjudice subi par la société KTP ; Condamne la société ACB à payer à la société KTP une provision de 5 000 F ; Fixe à 12 000 F (douze mille francs) la provision que la société Kit Tradi Plus devra verser à la Régie d'Avances et de Recettes de la Cour d'appel d'Angers, dans les 2 mois du prononcé du présent arrêt, à valoir sur la rémunération de l'expert ; Dit que l'expert devra déposer son rapport dans le délai de 4 mois à compter de l'avis de consignation ; Dit qu'en cas d'empêchement ou de refus de l'expert commis, il sera pourvu à son remplacement sur simple requête de la partie la plus diligente ; Désigne M. De Lamotte, Conseiller, afin de suivre le déroulement des opérations d'expertise ; Dit qu'il lui en sera référé en cas de difficultés notamment à l'occasion de la production des pièces indispensables ; Condamne la société ACB à payer à la société Kit Tradi Plus la somme de 5 000 F au titre des frais irrépétibles en première instance
Sursoit à statuer sur la demande formée à cet égard en cause d'appel ; Dit que les dépens exposés à ce jour seront supportés par la SARL ACB et MM. Mignot et Taillebuis et seront recouvrés par la SCP Chatteleyn et George, Avoué, conformément à l'article 699 du Nouveau Code de Procédure Civile.