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Décisions

CA Colmar, 2e ch. civ., 20 décembre 1991, n° 4186-89

COLMAR

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Europ-Labo (Sté)

Défendeur :

Arche de Saint-Benoit (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Jardel-Lescure

Conseillers :

MM. Moureu, Muller

Avocats :

Mes Cahn, Associés, Bueb, Ribaucourt.

TGI Strasbourg, ch. com., du 25 oct. 198…

25 octobre 1989

Exposé des faits et de la procédure

Alain Bourgeais, spécialiste en produits diététiques, a mis au point début 1984 une liqueur tonique à base de produits naturels suivant une recette suédoise. Il lui a donné l'appellation " Elixir du Suédois ", qu'il a déposée comme marque à l'INPI de Lyon en septembre 1984, et a commercialisé le produit à partir de 1985 par l'entremise de la Société Arche de Saint-Benoit constituée à cet effet.

Au mois de juillet 1985, la Société Europ-Labo diffusant un produit similaire importé d'Allemagne sous la même appellation, un litige est né entre les deux sociétés concurrentes et a donné lieu à diverses procédures au cours des années suivantes. En février 1988, la Société Europ-Labo a diffusé, auprès de revendeurs spécialisés dans la vente de produits diététiques tant en France Métropolitaine que dans les Territoires d'Outre-Mer, un document ainsi libellé :

" En ce qui concerne notre confrère, la Société Arche de Saint-Benoit, il distribue lui aussi un Elixir du Suédois.

Cette société a traîné notre maison en correctionnelle pour une histoire sordide de " dénomination identique ". Elle nous avait fait saisir notre stock par voie d'huissier, afin de nous en empêcher la vente. L'Arche de Saint-Benoit a perdu le procès en référé, en première instance et a déjà fait ajourner à deux reprises son pourvoi en appel.

Notre concurrent est très agressif vis-à-vis de notre société et de notre produit, malgré le fait que nous n'ayons jamais rien entrepris contre lui.

Néanmoins, il est bon de savoir que son produit est plus cher, a une teneur en alcool beaucoup plus élevée et que sa recette contient un produit sucrant qui n'apparaît dans aucune recette originelle. En outre, son élixir est actuellement (novembre 87) étiqueté de telle manière qu'il met tous ses revendeurs en situation illégale. (Exercice illégal de la Pharmacie). A bon entendeur, salut ! "

La Société Arche de Saint-Benoit, estimant que ce document constituait une publicité comparative et trompeuse interdite par la loi, a assigné la Société Europ-Labo devant la Chambre Commerciale du Tribunal de Grande Instance de Strasbourg en réparation de son préjudice commercial.

La juridiction saisie a, par jugement du 25 octobre 1989 ;

- déclaré la Société Europ-Labo responsable du préjudice causé à la Société Arche de Saint-Benoit du fait de la diffusion aux revendeurs du produit Elixir du Suédois de la circulaire publicitaire dénigrant le produit et son fabricant,

- condamné la Société Europ-Labo à payer à la Société Arche de Saint-Benoit la somme de 75 000 F,

- autorisé la diffusion du dispositif du jugement aux frais de la Société Arche de Saint-Benoit,

- rejeté la demande reconventionnelle formée par la Société Europ-Labo.

Les premiers juges ont en effet estimé :

- que la lettre circulaire litigieuse se livre à une comparaison des deux produits qui porte atteinte au jeu de la libre concurrence en discréditant le produit diffusé par l'Arche de Saint-Benoit,

- que la Société Europ-Labo évoque une décision judiciaire non définitive et l'accompagne de commentaires illicites,

- qu'elle n'hésite pas à induire en erreur les revendeurs du produit commercialisé par l'Arche de Saint-Benoit en affirmant qu'ils encourent le délit d'exercice illégal de la pharmacie,

- que ces faits constituent des actes manifestes de dénigrement engageant la responsabilité de leur auteur,

- que le préjudice commercial qui en est résulté pour l'Arche de Saint-Benoit doit être réparé.

Cette décision a été régulièrement frappée d'appel par la Société Europ-Labo.

Moyens et prétentions des parties

La Société appelante expose qu'elle diffuse sous le nom " Elixir du Suédois " un produit fabriqué suivant une recette très ancienne attribuée à un médecin suédois ; que la Société l'Arche de Saint-Benoit, qui vend une liqueur de même nature sous la même appellation, s'est prétendue propriétaire de la marque et a fait procéder le 3 septembre 1985 à la saisie de tout le stock de la Société concluante en produits " Elixir du Suédois ".

Par ailleurs, le gérant de la concluante a été relaxé des poursuites pour contrefaçon engagées par la partie adverse et ce, par une décision devenue définitive.

C'est à la suite de ces faits qu'a été diffusée la circulaire litigieuse à l'intention des clients. L'appelante soutient que tout ce dont elle fait état est rigoureusement exact. Elle fait valoir que cette action n'a constitué qu'une riposte à une attaque injuste, brutale et nettement abusive de la partie adverse ; que son attitude a été parfaitement justifiée par les faits dont elle a été victime.

Elle fait grief aux premiers juges d'avoir estimé à tort que des faits de publicité comparative ressortaient du document litigieux lequel, par ailleurs, aurait faussement laissé entendre que les revendeurs risquaient des poursuites pour infraction à la législation sur la vente de médicaments. Elle expose que cette mise en garde était parfaitement fondée, le dirigeant de la partie adverse ayant lui-même été condamné pour de tels faits.

L'appelante conclut en conséquence :

" Recevoir l'appel,

" Infirmer le jugement entrepris et statuant à nouveau,

" Sur la demande principale :

" Rejeter la demande comme irrecevable subsidiairement et en tout état de cause comme mal fondée,

" Sur la demande reconventionnelle :

" Condamner la Société l'Arche de Saint-Benoit pour procédure abusive et vexatoire à payer à la Société Europ-Labo la somme de 100 000 F à titre de dommages et intérêts,

" Condamner en toutes hypothèses la Société l'Arche de Saint-Benoit aux entiers dépens des deux instances ainsi qu'au paiement d'une somme de 20 000 F pour la première instance et 20 000 F pour l'instance d'appel par application de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile. "

La SARL Arche de Saint-Benoit, contestant les allégations de l'appelante, fait valoir quant à elle :

- que c'est en toute bonne foi que son dirigeant a engagé les procédures prévues par les dispositions légales applicables à la protection de la marque dont il était en droit de se considérer comme propriétaire ;

- que la publicité donnée à des décisions judiciaires qui étaient pendantes était illicite ;

- qu'en dépit de la mention de confidentialité dont la circulaire était revêtue, elle était bien destinée à toucher le réseau de distribution intéressé par les produits de la Société intimée ;

- que le préjudice qui en est résulté est considérable ;

- qu'en soulignant que le produit diffusé par la Société concluante est plus cher que celui diffusé par Europ-Labo alors qu'il s'agit de produits similaires mais non identiques, la circulaire litigieuse procède à une publicité comparative interdite ;

- qu'elle fournit de fausses informations concernant la composition du produit concurrent et son étiquetage.

L'intimée estime en conséquence que les premiers juges ont à bon droit retenu que la Société Europ-Labo s'était rendue coupable d'actes de concurrence déloyale et conclut à la confirmation du jugement entrepris ; formant un appel incident, elle demande que son préjudice matériel et moral soit réparé par un montant de 500 000 F, la somme allouée pour la diffusion du dispositif du jugement entrepris étant élevée à 50 000 F.

Elle soutient en effet que ses ventes ont subi une nette réduction à la suite de la diffusion dont s'agit ; qu'à ce préjudice matériel s'ajoute un indiscutable préjudice moral.

Il conclut en conséquence :

" Confirmer la décision entreprise en ce qu'elle a déclaré la Société Arche de Saint-Benoit, victime d'actes de concurrence déloyale de la part de la Société Europ-Labo et la déclarer responsable du préjudice causé,

" Confirmer encore la décision entreprise en ce qu'elle a autorisé la diffusion du dispositif du jugement dont s'agit dans les mêmes formes que la décision incriminée,

" Voir condamner la Société Europ-Labo à payer à la Société Arche de Saint-Benoit la somme de 500 000 F à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice causé avec les intérêts légaux, ainsi que la somme de 50 000 F pour frais de diffusion du dispositif du jugement entrepris,

" Voir condamner en outre la Société Europ-Labo à payer à la Société Arche de Saint-Benoit la somme de 20 000 F par application de l'article 700 du NCPC"

Discussion

Vu le dossier de la procédure, les pièces produites par les parties et leurs écrits auxquels la Cour se réfère pour plus ample exposé des faits et des moyens ;

Sur la demande principale :

Attendu que considérée comme constitutive d'une concurrence déloyale parce que réalisant un acte de dénigrement, la publicité comparative de prix a été déclarée licite par un arrêt du 22 juillet 1986 de la Chambre Commerciale de la Cour de Cassation estimant " que n'est pas illicite une publicité qui se borne à la comparaison des prix auxquels des produits identiques sont vendus dans les mêmes conditions par des commerçants différents, contribuant ainsi à assurer la transparence d'un marché soumis à la concurrence ",

Que tel n'est pas le cas en l'espèce, les termes de la circulaire adoptant la formule " son produit est plus cher ", à propos de l'élixir diffusé par Arche de Saint-Benoit, sans l'assortir d'éléments chiffrés, étant de nature, non à assurer la transparence du marché mais à discréditer le produit concurrent,

Que la mention que la composition du produit fabriqué par l'Arche de Saint-Benoit contient un produit sucrant ne figurant pas dans la recette d'origine est également illicite, dès lors qu'en ne précisant pas qu'il s'agit de miel, elle laisse planer sur le produit une connotation péjorative dès lors qu'il est destiné à une clientèle particulièrement exigeante en ce qui concerne la nature des produits qui lui sont proposés,

Qu'il en est de même en ce qui concerne la teneur en alcool plus élevée non assortie de précisions ;

Attendu qu'à bon droit les premiers Juges ont retenu que, s'agissant de produits similaires mais non identiques, la Société Europ-Labo s'était livrée à des comparaisons illicites de nature à discréditer le produit concurrent,

Que cette intention de discrédit est confortée par les termes employés dans la rédaction de la circulaire litigieuse dont la démesure traduit l'incontestable agressivité d'Europ-Labo à l'égard de son concurrent,

Que, dans le même état d'esprit, la circulaire fait allusion à des procédures pendantes entre les parties et n'ayant pas reçu de solution définitive,

Qu'enfin, les critiques portées à l'étiquetage du produit de l'Arche de Saint-Benoit, outre qu'elles sont formellement contestées par l'intimée, participent au même objectif de discrédit du concurrent, et, par voie de conséquence, de mise en valeur de la propre façon de procéder d'Europ-Labo;

Attendu que cet ensemble de faits constitutifs de concurrence déloyale justifie le bien-fondé de la demande principale,

Que les litiges qui ont opposé les parties ne pouvant justifier le comportement d'Europ-Labo, l'appel ne peut qu'être rejetée de ce chef ;

Sur la réparation du préjudice

Attendu qu'il est constant que la mention " strictement confidentielle " apposée sur la circulaire litigieuse n'a pas été de nature à limiter sa portée puisqu'elle a été adressée à des professionnels clients des deux sociétés,

Qu'il convient à cet égard de souligner qu'Europ-Labo prétend que les deux sociétés vendaient à des secteurs professionnels distincts et précise que ni l'une ni l'autre n'ont jamais vendu en pharmacie,

Qu'il est toutefois constant qu'elles diffusent leurs produits dans des magasins commercialisant des produits diététiques, naturels et dits " de santé " ;

Attendu qu'il est établi par les pièces produites par l'intimée que les ventes de son produit ont sensiblement chuté après diffusion de la circulaire litigieuse alors qu'elles étaient en augmentation croissante jusqu'en 1988,

Que le préjudice matériel et moral qu'elle a subi est incontestable,

Que, toutefois, au vu des pièces produites, la Cour, au vu des éléments en sa possession, estime que la réparation de ce préjudice doit être limitée à 30 000 F,

Que d'autre part, le montant de 25 000 F accordé au titre de la diffusion du dispositif du jugement doit être confirmé ;

Attendu que l'appel incident est donc sans fondement ;

Sur la demande reconventionnelle d'Europ-Labo :

Attendu que cette demande est également dépourvue de fondement, la procédure engagée par l'Arche de Saint-Benoit n'étant pas abusive ;

Sur l'application de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile :

Attendu qu'il est équitable d'allouer à ce titre à l'intimée un montant de 10 000 F au titre de la procédure d'appel ;

Par ces motifs : Reçoit les appels en la forme ; Au fond, faisant partiellement droit à l'appel principal et rejetant l'appel incident ; Confirme en son principe le jugement entrepris, Le réformant en son montant, réduit à 30 000 F (Trente Mille Francs), le montant des dommages et intérêts alloués à la Société Arche de Saint-Benoit en réparation de son préjudice matériel et moral, Confirme le montant alloué au titre de la diffusion du dispositif du jugement entrepris, Dit que ces montants porteront intérêts légaux à compter dudit jugement, Confirme ses autres dispositions, Rejette la demande reconventionnelle d'Europ-Labo ainsi que toutes autres conclusions des parties, Condamne la Société Europ-Labo en tous les dépens de la procédure ainsi qu'au paiement de 10 000 F (Dix Mille Francs) à la Société Arche de Saint-Benoit sur le fondement de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile.