CA Versailles, 12e ch., 5 décembre 1991, n° 3734-90
VERSAILLES
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Cuirs et Peaux (SA)
Défendeur :
Chartres Fourrures (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Frank (faisant fonction)
Conseillers :
MM. Verdeil, Assié
Avoués :
Me Bommart, SCP Jullien &Lecharny
Avocats :
Mes Pierrat, Vandenbogaerde.
Faits et procédure :
Imputant à la SARL " Chartres Fourrures " des actes de concurrence déloyale, la Société " Cuir & Peaux " a saisi le Tribunal de Commerce de Chartres pour obtenir la condamnation de ladite société à lui payer la somme de 110.448 F à titre de dommages et intérêts outre celle de 6.000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de Procédure Civile ainsi que la publication de la décision à intervenir dans deux journaux locaux.
Par jugement en date du 30 janvier 1990, le Tribunal a débouté la société " Cuir & Peaux " de l'ensemble de ses demandes et l'a condamnée à payer à la société " Chartres Fourrures " la somme de 5.000 F au titre de l'article 700 du Nouveau code de Procédure Civile.
Appelante de cette décision, la Société " Cuir & Peaux " fait grief aux Premiers Juges d'avoir mal apprécié les faits de la cause notamment en regard de la jurisprudence applicable en la matière.
Elle expose au soutient de son recours :
- que depuis 1982, elle exploite dans l'artère principale de Luce, qui fait partie de l'agglomération de Chartres, un magasin dans lequel sont vendus des articles de cuirs et peaux,
- que grâce à un service de grande qualité et une publicité intensive, elle a vu sa notoriété grandir,
- qu'à la fin de l'année 1988, elle a eu la grande surprise de constater, à la lecture des journaux locaux, qu'un commerce concurrent, la SARL " Chartres Fourrures ", exploitant sous l'enseigne " Magasin Pierre Henri " dans le centre ville de Chartres, procédait à une vaste campagne de publicité en reprenant expressément et en gros caractères l'enseigne " Cuirs & Peaux ",
- que cette publicité, effectuée en même temps que la sienne, a eu pour but évident de créer une confusion dans l'esprit de la clientèle qui fréquentait habituellement le magasin de Luce et de suggérer à celle-ci qu'il s'agissant de la même entreprise ayant désormais des points de distribution distincts.
- que contrairement à ce qu'à estimé le Tribunal, il ne peut être contesté que l'appellation " Cuirs & Peaux " qu'elle a pris soin de faire enregistrer à l'Institut National de la Propriété Industrielle (INPI), constitue, nonobstant le caractère banal des termes employés, une appellation générique qui mérite d'être protégée,
- que, de surcroît, la Société " Chartres Fourrures ", qui utilisait auparavant une forme de publicité radicalement différente, n'a pas hésité à l'approche des fêtes de fin d'année 1988, à faire paraître dans la presse locale une publicité quasi identique à la sienne, tant dans sa présentation que dans les termes employés, dans le seul but de détourner une clientèle commune,
- que le but recherché a, du reste, été atteint puisqu'elle a vu son chiffre d'affaires diminuer de 269.255 F par rapport à celui réalisé à la même période de l'année précédente,
- qu'elle est en droit en conséquence de réclamer la perte de marge commerciale brute qu'elle a subie, soit la somme de 110.448 F,
- qu'il doit, dans ces conditions, lui être alloué l'entier bénéficie de son exploit introductif d'instance.
La SARL " Chartres Fourrures " conclut, pour sa part, à la confirmation du jugement déféré en toutes ses dispositions.
Elle sollicite en outre la somme de 5.000 F à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive et celle de 10.000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de Procédure Civile.
Discussion
Considérant qu'une action en concurrence déloyale ne peut prospérer qu'à la condition que le demandeur à cette action établisse l'existence d'une faute, d'un préjudice et d'un lien de causalité entre la faute et le préjudice ;
Considérant qu'en l'espèce la Société " Cuirs & Peaux " estime que la SARL " Chartres Fourrures " a commis une faute en utilisant l'appellation " Cuirs & Peaux " ; en changeant abusivement son slogan publicitaire antérieur pour adopter un nouveau slogan quasi identique au sein et en créant ainsi une confusion dans l'esprit de la clientèle commune aux deux sociétés ;
Considérant qu'il convient d'analyser successivement les moyens ;
Sur l'utilisation des termes " Cuirs & peaux "
Considérant qu'il ne peut y avoir usurpation ou imitation lorsque le nom commercial en cause est banal dans le secteur économique considéré ; cette banalité ne conférant au premier utilisateur aucun droit privatif;
Considérant qu'il ressort des pièces versées aux débats :
- que l'INPI a recensé en France 881 sociétés dont l'appellation comprend les termes cuirs ou peaux, dont cinq d'entre elles les utilisant dans l'ordre " Cuirs & Peaux " ;
- que de nombreuses entreprises, tant à Paris qu'en Province, font état dans leurs publicités de la formule " Cuirs & Peaux ",
- que, de même, de nombreuses enseignes de magasins comprennent cette expression,
- que l'annuaire téléphonique d'Eure et Loir classe, dans ses pages jaunes, sous la rubrique 649 intitulée " Cuirs & Peaux ", les commerces relatifs à ce type d'activités, la première entreprise répertoriée étant d'ailleurs la société " Chartres Fourrures " ;
Considérant qu'il s'ensuit que l'appellation " Cuirs & Peaux " est une désignation qui englobe tous les fabricants et négociants de vêtements en peaux ;
Que cette appellation ne constitue nullement une marque distinctive, appartenant à tel ou tel professionnel, mais la désignation normale et nécessaire d'un type de commerce ;
Qu'aucun commerçant ou fabricant ne peut dès lors s'attribuer l'exclusivité de cette expression ;
- que son utilisation est en conséquence insuffisante, à elle seule, pour fonder une condamnation en concurrence déloyale ;
Sur le changement de slogan publicitaire et sur le risque de confusion qu'il a pu entraîner dans l'esprit de la clientèle
Considérant que l'appelante reproche tout d'abord à la SARL " Chartres Fourrures " de ne pas avoir employé les termes " Cuirs & Peaux " préalablement à la période incriminée et d'avoir ainsi tenté, à l'approche des fêtes de fin d'année, de créer une confusion dans l'esprit du public ;
Mais considérant qu'ainsi qu'il a été démontré ci-dessus, l'expression " Cuirs & Peaux " ne constitue pas un terme générique maisqu'elle a pour but d'indiquer la nature commerciale de l'exploitation, ce qui exclut toute appropriation exclusive,
- que, toute entreprise garde la faculté de modifier à son gré son style publicitaire dans la mesure où cette modification ne revêt pas un caractère parasitaire ou déloyal ;
Considérant qu'à cet égard la société appelante soutient que la publicité diffusée par sa concurrente dans les journaux locaux présente des caractères identiques à la sienne tant dans son graphisme que dans son expression ;
Considérant cependant que l'examen des échantillons publicitaires produits aux débats, révèle :
- que les deux publicités ont une présentation différente,
- que celle de la société appelante se présente de manière constante sur fond blanc alors que celle de la société " Chartres Fourrures " se présente tantôt sur fond noir et tantôt sur fond gris,
- que la société " Chartres Fourrures " a pris soin d'associer son logo et de faire précéder en gros caractères la mention " Cuirs & Peaux " du nom " Pierre Henri ",
- qu'elle indique clairement au bas de sa publicité l'adresse de ses établissements à Chartres et à Evreux alors que la société Cuirs & Peaux mentionne en gros caractères son adresse en haut de sa publicité,
- que le graphisme utilisé est différent, la mention " Pierre Henri Cuirs & peaux " étant imprimé en caractères fins imitant une écriture manuelle, tandis que la mention " Cuirs et Peaux " portée sur la publicité concurrente a été faite en gros caractères d'imprimerie,
- que le texte des deux publicités est différent ;
Considérant qu'il en résulte que l'appelante ne peut sérieusement soutenir que la publicité de la société " Chartres Fourrures " est une copie servile de la sienne ;
Qu'il apparaît au contraire qu'en raison des nombreuses différences ci-dessus décrites, la clientèle locale n'a pu se méprendre sur l'origine de chacune de ces publicités et être amenée à penser, comme il est allégué, que les deux sociétés avaient fusionné ;
Considérant que, dans ces conditions, c'est à bon droit que les Premiers Juges ont retenu que l'action en concurrence déloyale, engagée par la société " Cuirs & Peaux " n'était pas fondéeet qu'ils ont débouté ladite société de ses demandes et ce, d'autant plus que l'appelante ne rapporte pas la moindre preuve que la baisse de son chiffre d'affaires, constatée pour la période incriminée, soit la conséquence de la campagne publicitaire engagée par sa concurrente, dans la mesure où celle-ci a subi, pendant la même période, une baisse de chiffre d'affaires tout aussi importante ;
- que le jugement déféré sera en conséquence confirmé en toutes ses dispositions ;
Considérant que la société " Chartres Fourrures " ne justifie pas du caractère abusif du recours exercé à son encontre ;
Qu'elle sera déboutée de sa demande en dommages et intérêts formée de ce chef ;
Considérant en revanche qu'il serait inéquitable de laisser à sa charge les sommes qu'elle a été amenée à exposer en cause d'appel, non comprises dans les dépens ;
Qu'il lui sera allouée la somme de 5.000 F sur le fondement de l'article 700 du Nouveau code de Procédure Civile, en sus de celle accordée au même titre par le Tribunal ;
Considérant enfin que l'appelant, qui succombe, supportera les entiers dépens ;
Par ces motifs : LA COUR statuant publiquement, contradictoirement en matière commerciale et en dernier ressort, Reçoit la Société " Cuirs & Peaux " en son appel, Le dit mal fondé et l'en déboute, Confirme en conséquence en toutes ses dispositions le jugement déféré, Rejette la demande en dommages et intérêts formée par la SARL " Chartres Fourrures " pour procédure abusive, Faisant droit partiellement à la demande formée par cette dernière sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de Procédure Civile, Condamne l'appelante à lui payer la somme de 5.000 F, en sus de celle accordée au même titre par les Premiers Juges, Condamne enfin l'appelante aux entiers dépens qui pourront être recouvrés directement par la SCP d'Avoués Jullien & Lecharny, conformément aux dispositions de l'article 699 du nouveau code de Procédure Civile.