CA Paris, 5e ch. B, 15 novembre 1991, n° 88-21274
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Soclaine (SARL)
Défendeur :
Société Commerciale Industrielle Marsac Bouvet (SA), Hobby Import (Sté), Tokyo Marui Plastic Model (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Serre
Conseillers :
Mme Garnier, M. Bouche
Avoués :
Me Mira, SCP Teytaud
Avocats :
Mes Laskier, Latour.
LA COUR statue sur les appels formés à titre principal par la société Soclaine et à titre incident par les sociétés Hobby Import (Hobby) et Commerciale Industrielle Marsac Bouvet (CIMB) à l'encontre du jugement prononcé le 28 septembre 1988 par le Tribunal de Commerce de Corbeil Essonnes dans les circonstances suivantes :
Par contrat du 1er octobre 1984, auquel est intervenu la société de droit japonais Niyano, en qualité de maison de commerce internationale, la société nippone Tokyo Marui Plastic Model (Marui) fabricant de jouets et notamment de voitures radio-commandées, a consenti à la société Soclaine la distribution exclusive de ses produits en France ; constatant que CIMB continuait à vendre en France des jouets fabriqués par Marui, Soclaine lui a dénoncé le 13 décembre 1984 les conventions la liant à cette dernière et le 22 mars 1985 elle a demandé à la société de droit belge Hobby qui approvisionnait son concurrent français de cesser de porter atteinte à son exclusivité ; le 18 juillet 1985, Marui paraissant oublier les conventions du 1er octobre 1984, a averti Soclaine qu'elle confiait la distribution de ses produits en France à Hobby et malgré les protestations de Soclaine, elle l'a informé qu'elle allait nommer un agent sur le marché français ;
Imputant à Marui des manquements à ses obligations contractuelles et à Hobby et CIMB des actes de concurrence déloyale, Soclaine les a assignées en justice, pour faire constater à l'égard de la première la résolution du contrat et à l'égard des deux autres des agissements fautifs de nature délictuelle et pour les faire condamner solidairement à réparer son préjudice ;
Devant le Tribunal, les sociétés Hobby et CIMB ont soutenu que le contrat du 1er octobre 1984 devait être déclaré nul tant en vertu du droit national que du droit communautaire, en ce que son application était de nature à fausser le libre jeu de la concurrence et se sont portées reconventionnellement demanderesses en paiement de dommages intérêts ;
Marui a présenté une argumentation semblable et a également réclamé des dommages intérêts ;
Par le jugement entrepris, le Tribunal a :
- retenu que, compte tenu des stipulations de l'article 4 du contrat par lequel Marui avait promis de s'efforcer d'empêcher l'introduction en France de produits concurrents, Soclaine s'était trouvée en mesure de maintenir un niveau de prix élevé, et qu'ainsi les accords litigieux qui affectaient de façon négative le commerce dans un Etat membre, se trouvaient soumis au Traité de Rome,
- jugé que Soclaine, qui n'établissait pas que les produits concernés ne représentaient pas plus de 5 % du marché, ne pouvait se prévaloir de ce que les accords en cause ne revêtaient qu'une importance mineure ;
- déclaré nul le dit article 4 mais a maintenu les autres dispositions contractuelles, dont il n'était pas la cause déterminante ;
- jugé qu'aucune preuve n'était apportée que la responsabilité de la rupture incombait à Marui et a débouté Soclaine de sa demande d'indemnisation ;
- considéré que, du fait de la nullité de l'article 4, Hobby et CIMB pouvaient valablement en vertu du droit européen, importer en France les produits Marui et a rejeté les prétentions formées à leur encontre par Soclaine,
- également rejeté, à défaut de tout élément de nature à les étayer, les demandes reconventionnelles des trois défenderesses, allouant à Hobby et CIMB chacune, 12 000 F en vertu de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile et condamnant Soclaine aux dépens ;
La société Soclaine fait valoir que Marui a manqué de façon délibérée à son engagement d'exclusivité et que le Tribunal l'a déchargée à tort de la responsabilité de la rupture ;
Elle souligne que l'article 4 n'est pas contraire à l'article 85 du Traité de Rome ; que la Commission de la Communauté Européenne a autorisé les accords d'exclusivité d'importance mineure qui n'affectent pas de façon sensible les échanges commerciaux à l'intérieur des Etats membres ; qu'en l'espèce, les parties au litige n'occupent qu'une position faible sur le marché des produits contractuels dans la zone concédée ; que par ailleurs le Tribunal a renversé la charge de la preuve et que c'est à ses adversaires d'établir que ces produits représentent plus de 5 % du marché ;
Elle soutient d'autre part que la matérialité des actes de concurrence déloyale n'est pas contestée par Hobby et CIMB et que c'est en connaissance de cause que ces deux derniers ont persisté dans leurs agissements fautifs ;
Concluant à l'infirmation du jugement, sauf en ce qu'il a rejeté les demandes reconventionnelles des trois défenderesses, elle prie la Cour de déclarer valable l'article 4 du contrat, de constater les manquements contractuels et les actes de concurrence déloyale commis à son détriment respectivement par les sociétés Marui, Hobby et CIMB et de les condamner solidairement à lui payer les sommes de 274 000 F en réparation de son préjudice matériel et de 100 000 F pour ses préjudices moral et commercial, ainsi que celle de 15 000 F au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile, sollicitant également la publication de la décision à intervenir aux frais de ces trois dernières sociétés ;
Subsidiairement, elle demande une expertise à l'effet de rechercher sa part de marché sur le secteur des modèles réduits des voitures radio commandées ;
Les sociétés Hobby et CIMB font valoir que le contrat qui réalisait au profit de Soclaine une quasi étanchéité du marché français pour le produit concédé, est nul tant en vertu de l'ordonnance du 30 juin 1945, modifiée par la loi du 19 juillet 1977 qu'en vertu de l'article 85 du Traité de Rome ; que profitant de cette situation, Soclaine a pratiqué des prix de vente presque deux fois supérieurs à ceux de CIMB (qui en plus ne s'approvisionnait pas directement auprès du fabricant mais auprès d'un intermédiaire) sans que le service rendu au consommateur en soit amélioré ;
Elles soutiennent que l'exemption revendiquée par Soclaine en raison de la prétendue importance mineure de l'accord du 1er octobre 1984 n'est pas applicable, car en l'espèce, la part de 5 % doit être appréciée par rapport au marché précis des modèles réduits radio commandés et, compte tenu du nombre très restreint de constructeurs japonais (3 au total), ce seuil est largement dépassé ;
Elles soulignent, en tout cas, que Soclaine n'est pas fondée à faire état de la communication de la Commission du 3 septembre 1986, qui est postérieure à l'expiration du contrat ;
Elles concluent à la confirmation du jugement, sauf en ce qui concerne leurs préjudices respectifs et par leur appel incident, elles prient la Cour de tenir compte dans leur évaluation, de ce qu'elles commercialisent le produit en cause dès avant le 1er octobre 1984, et que par suite, le différend suscité par Soclaine les a desservies auprès de Marui en les plaçant dans une situation commerciale difficile ; elles sollicitent chacune une indemnité de 250 000 F ainsi que la somme de 22 000 F pour leurs frais irrépétibles respectifs ;
La société Marui a été assignée à parquet diplomatique le 28 novembre 1989 puis réassignée le 26 octobre 1990 ; elle n'a pas constitué avoué ;
En application de l'article 474 du nouveau Code de Procédure Civile il doit être statué par arrêt réputé contradictoire ;
Sur le moyen tiré de la nullité du contrat du 1er octobre 1984
Considérant que Hobby et CIMB ne précisent pas en quoi ces conventions contreviendraient aux dispositions de l'article 50 de l'ordonnance du 30 juin 1945 modifié par la loi du 19 juillet 1977 dont le texte a été repris par l'ordonnance du 1er décembre 1986 ; que le contrat de distribution exclusive en cause qui se réduit à l'accord isolé d'un fabricant pour parvenir à la commercialisation de ses produits, n'est pas de nature à constituer l'action concertée, les ententes ou les coalitions prohibées par la loi ;
Qu'en revanche, en ce qui concerne le droit communautaire, il convient d'observer que l'article 4 (dans sa traduction française non contestée par les parties) stipulait que Miyana, intervenant comme agent d'exportation, " exercera ses meilleurs efforts afin de prévenir toute introduction par d'autres concernant ses produits sur le territoire concédé " ;
Qu'à bon droit le Tribunal a estimé que cette clause visait à empêcher toute importation en France des produits concernés à partir des autres États membres ; qu'elle était ainsi susceptible de modifier leurs conditions de circulation à l'intérieur du territoire de la Communauté ; qu'à ce titre le contrat qui intéresse le commerce intra communautaire est soumis aux dispositions du Traité de Rome ;
Considérant par ailleurs que le Tribunal a, avec raison, estimé que la clause susvisée, qui avait pour objet de cloisonner le marché français et de chercher à garantir au concessionnaire une protection territoriale absolue, contrevenait à l'article 85 du Traité de Rome et devait être déclarée nulle;
Que cependant le contrat ne précisait pas la nature des moyens que Marui promettait de mettre en œuvre ; que son engagement était trop vague pour permettre à Soclaine de mettre son fournisseur en demeure et d'exiger l'exécution de cette stipulation ; que cette clause ne comportait pas, de ce fait, un caractère suffisamment contraignant et ne peut, dans ces conditions, être considérée dans la commune intention des parties comme la cause impulsive et déterminante de la convention; que sa nullité ne saurait pour ce seul motif être étendue à l'ensemble des accords ;
Que reste à examiner si les autres dispositions contractuelles produisent des effets anti-concurrentiels de nature à affecter de façon sensible les échanges commerciaux à l'intérieur du territoire de la communauté ;
Considérant que dans sa communication du 19 décembre 1977, la Commission des Communautés Européennes a précisé qu'échappent à l'application de l'article 85 du Traité de Rome les accords d'exclusivité qui produisent de faibles effets anti-concurrentiels ;
Que tel est le cas lorsque les produits en cause ne représentent pas plus de 5 % du marché et que le chiffre d'affaires total réalisé par les entreprises signataires ne dépasse pas 50 millions d'unités de compte ;
Qu'il doit être observé, en l'espèce, qu'il s'agit d'un accord isolé, conclu pour un an, entre d'une part un distributeur français non soumis à une exclusivité d'approvisionnement (sauf à passer des achats pour un montant supérieur à 1 500 kits pour chaque modèle) et d'autre part, un fournisseur ressortissant d'un pays tiers pour commercialiser sa production en France, les produits contractuels concernant selon les parties les modèles réduits de voitures radio commandées ;
Que d'après les indications fournies par les intimées, il existe 3 fabricants de ce produit au Japon : que selon Soclaine, il en existe également en Corée, Italie, Espagne et Allemagne ;
Que le montant des achats réalisés par cette dernière en exécution du contrat est relativement peu élevé (1980 pièces en 1984 selon Soclaine) ;
Que les entreprises signataires sont de taille moyenne, en tout cas l'appelante qui indique avoir réalisé un chiffre d'affaires global de 15 millions en 1988 ;
Qu'il ne ressort d'aucun élément que sa position sur le marché représente une part supérieure à 5 % ni que le chiffre d'affaires réalisé en la cause dépasse 50 millions d'unités de compte ;
Que Hobby et CIMB déclarent s'opposer à l'expertise subsidiairement sollicitée par Soclaine pour étayer ses prétentions ;
Que dès lors c'est vainement qu'elles reprochent à cette dernière d'avoir réalisé la quasi étanchéité du marché national pour les jouets en question et d'en avoir occupé une place supérieure à 5 % ;
Qu'il n'est pas établi que l'accord en cause ait été de nature à influencer de façon sensible les courants d'échange, sur les produits contractuels, entre états membres et à porter atteinte de façon notable et durable au jeu de la concurrence ;
Que les dispositions litigieuses échappent à l'application de l'article 85 du Traité de Rome ;
Considérant dans ces conditions que Marui n'était pas en droit de faire de Hobby son agent en France, ainsi qu'elle l'annonçait à Soclaine par télex du 18 juillet 1985 ; qu'en nommant un autre distributeur au mépris de la clause d'exclusivité consentie à l'appelante avant le terme du contrat du 1er octobre 1984, elle commettait une faute contractuelle qui l'oblige à en réparer les conséquences ;
Que compte tenu du montant des opérations réalisées avec la société nippone, du montant de celles dont Soclaine a été privée indûment, de la durée du contrat prévu pour une période de 12 mois, de la marge bénéficiaire de celle-ci, de l'ampleur de son manque à gagner, son préjudice subi du fait de la rupture imputable au fabricant doit être évalué à la somme de 80 000 F tant au point de vue matériel que moral et commercial ;
Que cette indemnité couvre entièrement son préjudice et qu'il n'y a pas lieu d'ordonner la mesure de publicité sollicitée ;
Considérant que pour leur part, les sociétés Hobby et CIMB ne contestent pas la matérialité des faits qui leur sont imputés ; qu'il importe peu qu'elles n'aient fait que continuer une activité antérieure à la conclusion du contrat litigieux du 1er octobre 1984 ; qu'à partir du moment où elles ont été informées des droits d'exclusivité consentis à Soclaine sur le territoire français, elles devaient mettre un terme à toute politique active de vente sur ce secteur et s'abstenir de tout acte de concurrence déloyale envers cette dernière ; qu'il leur appartenait au besoin de se retourner contre Marui et d'adresser à cette dernière toutes réclamations opportunes ; que les deux sociétés européennes ont contribué à proportion de la somme de 15 000 F à la réalisation du préjudice par l'appelante ; qu'elles doivent en conséquence être condamnées, in solidum avec Marui envers Soclaine à concurrence de ce montant ;
Considérant que compte tenu de leurs fautes respectives, les deux sociétés ne peuvent qu'être déboutées de leur demande reconventionnelle ;
Que l'équité ne commande pas de faire application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile pour aucun des deux degrés de juridiction ;
Par ces motifs, Statuant par arrêt réputé contradictoire, Infirme le jugement entrepris, sauf en ce qu'il a déclaré nul l'article 4 du contrat et déclaré valable les autres dispositions contractuelles, Déclare la société Marui responsable de la résiliation des conventions du 1er octobre 1984 et les sociétés Hobby et CIMB d'actes de concurrence déloyale ; Condamne la société Marui à payer à la société Soclaine la somme de 80 000 F à titre de dommages intérêts toutes causes confondues ; Déclare les sociétés Hobby et CIMB tenues in solidum avec la société Marui envers la société Soclaine à concurrence de la somme de 15 000 F ; Déboute les sociétés Hobby et CIMB de leur demande respective d'indemnisation ; Déboute la société Soclaine de sa demande de publication ; Déboute les parties de leur demande respective au titre de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile pour les deux degrés de juridiction ; Condamne in solidum les sociétés Marui, Hobby et CIMB aux dépens de première instance et d'appel et admet Maître Mira au bénéfice de l'article 699 du dit code.