CA Paris, 4e ch. B, 10 octobre 1991, n° 90-2300
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Coprova (SARL), Empresa cubana del tabaco (Sté)
Défendeur :
Cuban Cigar Brands NV (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Poullain
Conseillers :
MM. Gouge, Jacomet
Avoués :
Mes Kieffer Joly, Lecharny
Avocats :
Mes Coste, Colin.
Dans des circonstances relatées par les premiers juges, la société dite Cubatabaco, qui détient le monopole des produits du tabac fabriqués à Cuba et la Société Coprova qui détient par contrat la représentation exclusive de ces produits en France avaient attrait la société Cuban Cigare Brands N.V. (CCB) devant le Tribunal de commerce de Paris en se prévalant d'un usage illicite par la défenderesse de l'appellation d'origine protégée Cuba pour des produits du tabac. CCB s'était opposée à cette demande d'interdiction et d'indemnisation et elle avait formé une demande reconventionnelle à fins indemnitaires. Par son jugement du 22 novembre 1989, qui a exposé les faits, moyens et prétentions des parties, la 3e chambre du Tribunal a débouté les demanderesses et les a condamnées solidairement à payer à CCB la somme de 20 000 F au titre de l'article 700 du NCPC et les dépens. Coprova et Cubatabaco ont séparément relevé appel, les 11 janvier et 12 février 1990 et saisi la Cour les 2 et 19 février 1990 mais, en raison de la connexité, il convient de joindre ces instances. Elles ont conclu à la réformation et à ce qu'il soit jugé que le choix de la dénomination de CCB est en soi un acte de concurrence déloyale ou parasitaire et que l'usage de cette dénomination pour commercialiser des cigares et déposer des marques désignant des cigares est encore une concurrence déloyale. Elles demandent le prononcé d'une interdiction sous astreinte, le paiement d'une indemnité de 20 000 F, d'une somme de 50 000 F au titre de l'article 700 du NCPC et des dépens de première instance et d'appel. CCB a conclu à la confirmation et a paiement par les appelantes, solidairement, d'une indemnité de 50 000 F pour procédure abusive et d'une somme d'un même montant au titre de l'article 700 du NCPC ainsi que des dépens de première instance et d'appel. Les appelantes ont répliqué. Elles soutiennent qu'elles sont titulaires d'une appellation d'origine notoirement connue pour désigner les cigares et que, par le seul fait de l'adoption d'une dénomination incluant le signe Cuban, CCB a commis une faute au sens de l'article 1382 du code civil alors que CCB n'a aucun lien avec Cuba et que d'autre part CCB a commencé à commercialiser en France des cigares non cubains sous des marques déposées à son nom. En toute hypothèse le simple dépôt de marque au nom de CCB constituerait un acte d'usage fautif. Le préjudice tiendrait au risque de confusion sur l'origine. La " prétendue spoliation " dont fait état CCB serait étrangère au présent litige.
L'intimée répond qu'il n'y a pas faute à faire usage de l'appellation d'origine Cuba comme dénomination sociale à l'occasion de dépôts de marque en France ; qu'elle n'a commercialisé en France aucun produit portant l'appellation d'origine Cuba et qu'elle est l'ayant-cause pour ses marques de sociétés " spoliées " par la révolution cubaine. Aucune action ne serait ouverte en France du simple fait de la dénomination sociale de CCB.
Sur ce, LA COUR qui pour un plus ample exposé se réfère au jugement et aux écritures d'appel.
Considérant qu'il résulte des pièces produites que l'appellation d'origine Cuba, enregistrée le 27 décembre 1967 au BIRPI, sous le n° 477, notifiée à la France le 25 octobre 1968 a été publiée au Journal Officielen application du décret n° 70-64 du 9 janvier 1970 ; qu'elle est donc protégée en France; que cette appellation couvre tous les produits du tabac ;
Considérant qu'il résulte d'autre part de la lecture des ouvrages mis aux débats : " La Grande Histoire du Cigare " et " Histoire et Volupté : le Cigare " que le signe distinctif Cuba est notoirement connu des amateurs de cigares pour désigner l'origine des meilleurs cigares mis sur le marché ;
Considérant que si c'est à tort que les appelantes reprochent, devant une juridiction française, à une société constituée aux Antilles néerlandaises d'avoir, sur ce territoire, adopté une dénomination sociale incluant le mot Cuban, alors qu'elle n'aurait aucun établissement à Cuba, en revanche cette société, en utilisant en France sa dénomination sociale pour déposer des marques désignant des cigares indépendamment de leur origine a fait, sur le territoire français, un usage d'une appellation d'origine protégée à laquelle elle ne pouvait prétendre, usage de nature à entraîner une confusion sur l'origine des produits ;
Considérant que Cubatabaco, en tant que titulaire du monopole d'exploitation des tabacs, et Coprova, en tant que représentant exclusif en France du titulaire du monopole, sont fondées à se prévaloir de la faute commise par CCB qui ne pouvait ignorer l'existence d'une appellation d'origine protégée ; qu'une telle faute entraîne un préjudice pour les appelantes en ce qu'elle porte atteinte au caractère distinctif de l'appellation d'origine Cuba pour les cigares ;
Considérant que CCB excipe en vain de " spoliations " dont se serait rendue coupable la République de Cuba alors que, selon ses productions, elle n'est pas elle-même une entreprise spoliée et que le problème de la propriété des marques ayant appartenu à des entreprises prétendument spoliées est entièrement distinct de celui de l'appellation d'origine Cuba ;
Considérant en revanche que c'est à tort que les appelantes imputent à CCB une commercialisation, en France, de cigares portant une appellation d'origine usurpée alors que, selon les pièces de procédure émanant de Cubatabaco et Coprova, c'est une société américaine initialement dénommée Congar qui a passé avec la Seita un accord tendant à la distribution en France de cigares susceptibles de porter une appellation d'origine fausse ;
Considérant que la Cour a des éléments pour évaluer le préjudice des appelantes et pour prendre les mesures de nature à faire cesser les actes illicites et pour apprécier, en équité, la part des frais non taxables qu'il convient de mettre à la charge de l'intimée ;
Considérant qu'eu égard à ce qui précède l'action des appelantes n'est pas abusive ; qu'il n'est pas inéquitable que CCB conserve ses frais non taxables ;
Par ces motifs : Joint les instances inscrites au rôle général sous les n° 90-23000 et 90-3424, Réformant le jugement du 2 novembre 1989 et statuant à nouveau dit que la société Cuban Cigares Brands NV, en utilisant le signe Cuban pour déposer des marques désignant des cigares sans indication d'origine définie a porté atteinte à l'appellation d'origine Cuba protégée en France et occasionné un préjudice aux sociétés Cubatabaco Empresa Cubana Del Tabaco et Coprova ; Lui fait défense, sous astreinte de dix mille (10 000) francs par infraction constatée à l'expiration du délai d'un mois de la signification d'utiliser la dénomination Cuban dans la désignation de cigares ne provenant pas de Cuba. La condamne à payer aux appelantes globalement une indemnité de vingt mille (20 000) francs et la somme de dix mille (10 000) francs au titre de l'article 700 du NCPC ainsi que les dépens de première instance et d'appel. Autorise pour ceux d'appel Maître Kieffer Joly, avoué, à recouvrer conformément à l'article 699 du NCPC. Déboute les parties de leurs autres demandes.