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Décisions

CA Paris, 4e ch. B, 26 septembre 1991, n° 15860-90

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Société européenne de presse et d'édition (SA)

Défendeur :

CEP information et professions (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Poullain

Conseillers :

MM. Bonnefont, Gouge

Avoués :

SCP d'Auriac Guizard, SCP Bernabe Ricard

Avocats :

Mes Marcais, Laussucq.

T. com. Paris, 13e ch., du 16 mai 1990

16 mai 1990

Faits et procédure de première instance

Par exploit du 3 octobre 1989, la société européenne de presse et d'édition, qui édite la revue professionnelle " Emballage Digest ", assignait la société CEP information et professions, éditeur de revue " Emballage Magazine " lui reprochant des actes de concurrence déloyale et sollicitant diverses mesures de réparation ainsi que 10 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Selon l'acte introductif d'instance, CEP avait diffusé une plaquette comportant des allégations mensongères en ce que proposant l'achat d'espaces publicitaires dans Emballages Magazine avec d'importantes remises sur les tarifs, elle avait attribué à cette publication un nombre de lecteurs supérieur de beaucoup à ce qu'il était réellement ;

CEP s'opposait à la demande, prétendant que selon un sondage pratiqué en 1986, Emballage Magazine était lue par plusieurs personnes dans une entreprise et qu'ainsi, on pouvait retenir un coefficient de lecture 4,1, le cumul des lecteurs de numéro en numéro étant en outre d'usage constant ;

Elle formait une demande reconventionnelle en dommages intérêts et sollicitait le bénéfice de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;

Le jugement critiqué

Par son jugement du 16 mai 1990, le Tribunal de commerce de Paris a rejeté comme mal fondée la demande de la Société européenne qu'il a condamnée à payer à CEP informations et professions 50 000 F de dommages-intérêts pour procédure abusive et 10 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;

L'appel

Appelante du jugement par déclaration du 15 juin 1990, la SEPE conclut à son infirmation priant la cour de dire que CEP s'est rendue coupable d'agissements constitutifs de concurrence déloyale, de la condamner au paiement d'une somme de 500 000 F correspondant au gain tiré de la publicité mensongère, d'ordonner la publicité de l'arrêt tant dans des quotidiens de grande diffusion (Le Monde, Le Figaro, les Echos) que dans les trois revues spécialisées (Emballage Magazine, Emballage Digest, Pack Info), le coût total des insertions étant fixé à 200 000 F. Elle sollicite 15 000 F en vertu de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;

Intimée, CEP conclut à la confirmation de la décision déférée en ce qu'elle a débouté la SEPE de son action en concurrence déloyale mais à son infirmation en ce qu'elle a rejeté la demande reconventionnelle. Elle prie la cour de lui allouer 200 000 F de dommages-intérêts en réparation du préjudice subi, 100 000 F de dommages intérêts pour procédure abusive, d'ordonner la publication de l'arrêt dans trois journaux au choix de la SEPE et aux frais de CEP dans la limite de 20 000 F par annonce et de condamner l'appelante au paiement de 50 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Sur ce LA COUR,

Qui pour un plus ample exposé des faits de la procédure et des prétentions des parties se réfère au jugement critiqué et aux écritures d'appel,

Considérant que pour débouter la SEPE, le jugement relève :

- qu'un support de presse est consulté sinon lu par plusieurs personnes,

- que dans le monde de la publicité, on met en œuvre la notion de " contacts utiles ", c'est-à-dire de lecteurs susceptibles de " voir " si ce n'est de lire l'annonce parue,

- qu'il ne saurait être fait grief à CEP d'utiliser auprès de ses annonceurs potentiels les résultats d'une enquête effectuée par un organisme indépendant,

- que s'adressant à des gestionnaires de budget de publicité avertis, de tels arguments ne sauraient être acceptés comme des vérités mathématiques mais seulement comme des indications de l'intérêt du support par rapport au nombre de " contacts " toujours aléatoires espérés,

- qu'en toute action de publicité, il convient de faire la part de l'emphase dès lors que celle-ci n'atteint pas les dimensions du mensonge ou ne comporte pas une évidente intention de nuire,

- que la SEPE, malgré une argumentation mathématique laborieuse, n'apporte pas la preuve ni des fautes de CEP ni d'un préjudice ;

Considérant que la plaquette incriminée proposait aux visiteurs du Salon Europack tenu à Lyon en 1989, trois formules d'achat d'espaces publicitaires :

1°) le " doublé " : parution d'une publicité dans le numéro d'octobre 1989 d'Emballages Magazine et dans le Guide du Visiteur du Salon. Il était promis que seraient touchés 106 000 lecteurs et qu'une réduction de 15 % serait consentie,

2°) le " triplé " : il ajoutait à ce qui précède une publicité dans le numéro de décembre 1989 le nombre de lecteurs passant alors à 151 700 et la réduction étant portée à 20 %,

3°) le " quarté " : il procurait, outre les publicités du triplé, une parution dans le numéro de septembre 1989. La réduction atteignait alors 25 % et le nombre des lecteurs touchés était de 196 800.

Considérant cependant que le tirage d'Emballage Magazine, contrôlé par l'OJD, ne dépasse pas 11 000 exemplaires par numéro, celui du Guide du Visiteur du Salon s'élevant à 15 000, qu'il suit de là que dans la publicité en cause, chacune des formules faisant état d'un nombre de lecteurs d'environ quatre fois supérieur à celui des exemplaires diffusés(par exemple, pour le doublé, 15 000 + 11 000 = 26 000) ;

Considérant que la décision déférée, sans tenir pour parfaitement exacts les nombres de lecteurs mentionnés sur la plaquette litigieuse, reçoit comme valable la notion de coefficient multiplicateur conduisant à admettre que pour un exemplaire, il y a non pas un lecteur mais quatre pour le moins ; qu'ainsi, la fausseté des chiffres dénoncés par la SEPE se voit-elle ramenée à de si modestes proportions que compte tenu de la cible visée par la publicité en cause, elle ne saurait tromper ceux auxquels elle s'adresse, procédant en définitive d'une " emphase " qu'il convient de tolérer ;

Considérant que nonobstant les dispositions pénales réprimant la publicité de nature à induire en erreur l'emphase demeure certes couramment pratiquée; qu'il importe toutefois de souligner qu'elle est une enflure verbale, qu'elle ne s'exerce que par des mots, et que la tolérance dont elle bénéficie tient précisément à ce que ces mots, sous l'effet d'un emploi devenu au fil des siècles de plus en plus abusif, ont vu leur sens s'éroder au point qu'ils ont perdu toute signification pour un public sur lequel l'hyperbole n'a plus prise; que l'emphase n'a pas sa place dans une publicité établie sur des chiffres exprimant une vérité mathématique avec ses caractères de certitude et de rigueur ;

Qu'à supposer, ce qui n'est d'ailleurs nullement démontré, que le sondage auquel le jugement se réfère ait été techniquement et moralement irréprochable, le coefficient multiplicateur adopté par la SEPE est des plus discutables, de même que le procédé consistant à prendre pour base de calcul des chiffres de tirage additionnés comme si les lecteurs d'un numéro n'étaient pas dans leur grande majorité ceux du numéro précédent ou suivant ;

Considérant qu'en l'espèce, on a donc indiqué un nombre de lecteurs de très loin inexact et obtenu par divers raisonnements intégrant des données franchement erronées ou pour le moins fragiles et aléatoires, et ce en gardant le silence sur les processus intellectuels mis en œuvre pour y parvenir;qu'une telle omission ne saurait être justifiée par la qualité de la cible, observation faite qu'en présentant les gestionnaires des budgets de publicité comme capables de voir dans les chiffres mentionnés non des vérités mathématiques mais des indications de l'intérêt d'un support, le jugement présume trop d'eux et méconnaît que des professionnels, quel que soit leur domaine, ne sont pas toujours aussi avertis qu'il le faudrait ;

Considérant qu'il échet de conclure que la publicité incriminée a recours à des valeurs mathématiques pour donner l'apparence de l'indiscutabilité à des faits hautement problématiques;que l'association de ce qui est certain à ce qui ne l'est pas est de nature à induire en erreur et partant condamnable car elle tend à endormir les soupçons créés dans l'esprit du public par une exagération trop fréquente chez les publicitaires;

Considérant qu'Emballage Magazine tirant, comme Emballage Digest, l'essentiel des ses ressources de la publicité, la majoration du nombre réel de ses lecteurs était bien évidemment susceptible d'allécher des annonceurs et de lui valoir une augmentation de ses ventes d'espaces publicitaires ayant pour corrélât au moins en partie un affaiblissement des positions commerciales de la revue concurrente ;

Que si l'intimée prétend n'avoir causé aucun préjudice à la SEPE, elle n'oppose cependant pas de réplique aux assertions chiffrées de l'appelante selon lesquelles son procédé malhonnête a permis à Emballage Magazine d'obtenir beaucoup plus d'annonceurs que la revue concurrente, qu'au demeurant, nier l'impact qu'a pu avoir le gonflement du nombre des lecteurs sur une cible composée de professionnels particulièrement sensibles à l'audience de la publication recueillant leurs annonces revient à contester, de façon absurde, les finalités de la publicité ; qu'au vu des éléments fournis et en particulier des indications relatives au prix d'une annonce, il y a lieu de condamner l'intimée au paiement de l'indemnité fixée au dispositif qui précisera d'autre part, les modalités de publications de l'arrêt apportant à la SEPE un complément de réparation ;

Considérant que CEP reprochant de son côté à la SEPE des actes constitutifs de concurrence déloyale, le jugement rejette sa demande dommages intérêts au motif que des faits allégués il ne ressort pas que la SEPE ait usé à son égard de moyens déloyaux ; qu'il apparaît nécessaire de préciser ici à l'examen des documents mis aux débats par l'intimée :

- qu'une lettre du 8 décembre 1986 adressée aux annonceurs potentiels use de formulations vantant Emballage Digest d'une manière qui n'apparaît pas répréhensible ;

- qu'une publicité faisant état de 30 % de réduction pour quatre insertions n'est pas condamnable ; que si on y fait état d'un " numéro spécial visiteurs " tiré à 30 000 exemplaires, la fausseté de ce nombre n'est pas établie,

- que pas davantage la SEPE ne démontre l'inexactitude de l'affirmation par laquelle Emballage Digest se présentait dans une plaquette de 1989 comme détenant la position de leader pour le volume publicitaire,

- qu'en revanche Emballage Digest, en recourant pour se mettre en valeur à des entrefilets dirigés contre Emballage Magazine et en particulier en lui reprochant un plagiat avec cette phrase : " c'est pas bien joli de copier ses petits camarades ", a dépassé en causticité ce qui est admissible dans les relations entre organes de presse concurrents et a produit une imputation incontestablement dénigrante dont l'ironie, même si elle s'exerce sur un fait exact et tend, par la forme même employée, à ne pas en exagérer l'importance, n'efface pas le caractère déloyal; que CEP verra donc accueillie sa demande reconventionnelle; qu'au vu des éléments fournis, son préjudice, modeste, trouvera une réparation équitable dans l'indemnité fixée au dispositif sans qu'il y ait lieu d'ajouter un complément sous forme de publications de l'arrêt, l'appelante étant d'ailleurs déchargée de la condamnation à des dommages intérêts pour procédure abusive ;

Considérant qu'il serait inéquitable de laisser à la charge de l'appelante les frais non taxables exposés dans la procédure; que CEP sera condamnée à lui payer le montant justifié indiqué ci-dessous ;

Par ces motifs, Infirmant sur l'appel bien fondé de la Société européenne de presse et d'édition, Dit que la société CEP informations et professions s'est rendue coupable d'agissements constitutifs de concurrence déloyale, La condamne à payer à la Société européenne de presse et d'édition à titre de dommages intérêts la somme de 150 000 F ; Ordonne la publication de l'arrêt par extraits à la diligence de l'appelante dans les quotidiens Le Figaro et Le Monde et dans les revues Emballages digest et Emballage magazine, aux frais de la société CEP sans que le coût total des insertions excède la somme de 90 000 F ; Et sur l'appel incident de la société CEP, Dit que la Société européenne de presse s'est rendue coupable par dénigrement de concurrence déloyale, La condamne à payer à la société CEP à titre de dommages intérêts la somme de 20 000 F, Décharge la Société européenne de presse et d'édition des condamnations à des dommages intérêts pour procédure abusive et au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, Et de ce dernier chef, Condamne la CEP à payer à l'appelante la somme de 15 000 F, Dit que la société CEP supportera les dépens de première instance et d'appel. Admet la SCP d'Auriac Guizard, avoués, au bénéfice de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.