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Décisions

CA Versailles, 14e ch., 14 juin 1991, n° 1674-91

VERSAILLES

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Kaysersberg (SA)

Défendeur :

Kimberly Clark Sopalin (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Merlin

Conseillers :

Mme Sabatier, M. Jauffret

Avoués :

SCP Jullien-Lecharny, SCP Fievet-Rochette-Lafon

Avocats :

Mes Greffe, Legrand.

T. com. Nanterre, prés., du 31 janv. 199…

31 janvier 1991

Faits et procédure

Par acte du 3 janvier 1991, la société Kaysersberg a saisi le Juge des référés du Tribunal de commerce de Nanterre d'une action dirigée contre la société Kimberly Clark Sopalin, fondée sur des actes de publicité mensongère et de concurrence déloyale imputables à la société Kimberly Clark Sopalin ;

Par ordonnance contradictoire en date du 31 janvier 1991, le Juge des référés saisi a :

- déclaré la société Kaysersberg recevable en sa demande de référé,

- l'a dite mal fondée et l'a déboutée de tous ses moyens, fins et conclusions ;

La société Kaysersberg a sollicité et obtenu par ordonnance du 15 février 1991, l'autorisation de diligenter appel de cette décision suivant la procédure à jour fixe ;

Elle prie la cour de réformer la décision du premier juge, et statuant à nouveau, de :

- dire et juger que la diffusion de l'argumentaire relatif au papier hygiénique de la société Kimberly Clark Sopalin, " dénommé Kleenex 100 % Fibres Recyclées " et la commercialisation d'un tel produit sous le conditionnement qui est le sien sont à l'origine d'un trouble manifestement illicite,

- faire défense à la société Kimberly Clark Sopalin de vendre le papier litigieux sous la dénomination incriminée et ce sous astreinte de 10 000 FF par infraction constatée à compter de la signification de la présente décision,

- condamner la société Kimberly Clark Sopalin au paiement de la somme de 30 000 FF sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;

La société Kimberly Clark Sopalin demande à la cour de confirmer l'ordonnance litigieuse et, formant appel incident, de condamner la société Kaysersberg à lui payer la somme de 100 000 FF à titre de dommages-intérêts pour procédure et appel abusifs et la somme de 30 000 FF au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;

Par conclusions du 25 avril 1991 la société Kimberly Clark Sopalin rectifie des erreurs matérielles contenues dans ses premières écritures ;

Par conclusions du 10 mai 1991 l'intimée sollicite le rejet des débats d'une attestation du Centre technique du Papier en date du 30 avril 1991 communiquée par courrier du 6 mai posté à 22 heures, les 8 et 9 mai étant des jours fériés et les plaidoiries fixées au 10 mai 1991 ;

Discussion et motifs de la décision

Sur la communication de pièces

Considérant que la société Kaysersberg agit dans le cadre d'une procédure à jour fixe en vertu de laquelle les pièces qui fondent la demande doivent être visées dans la requête et être déposées au Greffe conformément aux dispositions de l'article 918 du nouveau Code de procédure civile ; Qu'en tout état de cause la pièce litigieuse n'a fait l'objet d'aucun bordereau de communication de pièces mais seulement d'un courrier entre Conseils, à une date qui, compte-tenu des jours fériés ne permettait au surplus aucune réplique utile ; que la pièce litigieuse doit être écartée des débats ;

Sur la publicité mensongère et la concurrence déloyale

Considérant qu'il ressort des pièces produites et des écritures non contestées des parties que la société Kaysersberg fabrique et diffuse tout comme la société Kimberly Clark Sopalin différents papiers hygiéniques, la première sous la marque Lotus, la seconde sous la marque Kleenex ;

Considérant que fin 1990, la société Kimberly Sopalin a diffusé un argumentaire relatif à la vente d'un nouveau papier hygiénique dénommé " Kleenex 100 % Fibres Recyclées " fabriqué à partir de papier recyclé ;

Considérant que sur l'emballage de présentation figure outre la mention sus-indiquée, sur la droite et par simple impression d'un trait vert, une main ouverte de laquelle sort une branche porteuse de trois feuilles d'arbre, le tout entouré en noir de la mention " Respecte l'environnement " ;

Considérant qu'au verso du même emballage figure le texte suivant :

" Maintenant la marque Kleenex vous propose un papier toilette 100 % recyclé avec la qualité Kleenex "

" Le groupe Kimberly Clark a investi dans une usine de recyclage pour fabriquer à partir de papier recyclé la fibre Unpulp qui sert à la fabrication de Kleenex 100 % fibres recyclées. "

" Aujourd'hui cette usine permet de sauver un demi-million d'arbres chaque année. "

" Le mandrin du rouleau est lui aussi à base de fibres recyclées. "

" Il n'y a ni apport d'azurant optique ni apport nouveau de colorant pour fabriquer ce papier toilette. "

" Il se désagrège dans l'eau et convient pour fosses septiques et broyeurs "

" Il est biodégradable à 100 % "

" Ce produit reste fidèle aux standards de qualité sur lesquels la marque Kleenex engage son nom "

" Élaboré pour votre entière satisfaction, ce papier toilette Kleenex est très régulièrement contrôlé par nos laboratoires ".

Considérant que la société Kaysersberg fait valoir que cette argumentation est mensongère alors qu'il appartient à celui qui lance un produit sur le marché d'établir l'exactitude de ses allégations ce qui n'est pas le cas en l'espèce ;

Considérant qu'elle fait valoir que les arguments écologiques comme les autres arguments ne sont pas exacts ; qu'en ce qui concerne les arguments écologiques, il est faux d'affirmer et d'écrire que ce produit " respecte l'environnement " ce qui veut dire ne lui porte pas atteinte puisqu'aussi bien le papier recyclé implique un traitement destiné à le débarrasser des encres, colorants, liants et charges, lesquels sont évacués par les usines de recyclage sous forme de boues le plus souvent stockées dans des décharges ; Qu'au reste le Bureau de Vérification de la Publicité a élaboré une instruction suggérant aux annonceurs de définir précisément la contribution du produit en cause à la protection de l'environnement ;

Considérant que la société Kaysersberg fait encore grief à l'intimée d'utiliser un sigle comportant une main et une branche d'arbre, sus-décrit, imprimé de telle manière qu'il peut créer une confusion avec un signe dont l'usage serait autorisé par un organisme officiel ;

Considérant que l'appelante invoque encore le caractère mensonger de l'affirmation suivant laquelle la fabrication du papier à partir de fibres recyclées permet d'éviter la dispersion des vieux papiers et de sauver des arbres.

Considérant qu'enfin au nombre des arguments écologiques, la société Kaysersberg fait grief à l'intimée d'avoir, dans son argumentaire, qualifié le papier de " naturel " alors qu'il contient les éléments de synthèse contenus dans le vieux papier utilisé ;

Considérant qu'au nombre des autres mentions tenues pour mensongères l'appelante invoque celle contenue dans l'argumentaire, affirmant qu'il s'agit d'une fibre d'une qualité exceptionnelle ainsi que celle faisant état du procédé de traitement dénommé Through Dry présenté comme une nouvelle technologie qui permet de rendre chaque fibre plus longue, plus douce et plus forte alors que selon la société Kaysersberg aucune de ces affirmations n'est exacte ;

Considérant que pour toutes ces raisons la société Kaysersberg estime qu'il y a publicité trompeuse " constitutive de concurrence déloyale à l'égard de ses concurrents au premier rang desquels se trouve la société Kaysersberg ", la société Kimberly Clark en prêtant à son produit des qualités qu'il n'a pas, attirant artificiellement la clientèle et faussant le jeu de la concurrence ;

Considérant qu'en réplique la société Kimberly Clark fait valoir que l'appelante dénature la réalité et le sens des indications figurant dans son argumentaire et sur le produit lui-même ; qu'en effet, elle procède comme si les indications portées affirmaient une totale innocuité du produit pour tout l'environnement alors qu'en réalité le produit n'entend que participer au respect de la nature par des mesures clairement exposées : usage de papier recyclé, fibres biodégradables, absence d'adjonction de certains produits ; qu'en ce qui concerne l'usage du signe, celui-ci ne cherche ni ne crée aucune confusion avec l'indication d'une quelconque autorisation officielle, qu'il n'est que l'usage d'une marque déposée régulièrement ; que la société intimée fait encore valoir parmi ses répliques que chacun s'accorde à reconnaître que l'usage du papier recyclé concourt obligatoirement à la sauvegarde des forêts et que rien ne démontre que le recyclage du papier est source de pollution ;

Considérant qu'il appartient à la société Kaysersberg de prouver l'existence d'un trouble manifestement illicite au sens de l'article 873 du nouveau Code de procédure civile pour fonder la compétence du juge des référés, trouble résultant pour elle d'un acte de concurrence déloyale dont la société Kimberly Clark Sopalin s'est à l'évidence rendue coupable par des actes de publicité mensongère ; que rien, en droit, ne l'autorise à renverser la charge de la preuve et à exiger de son adversaire la preuve de la véracité des éléments de publicité utilisés ;

Que la publicité dite mensongère est pour elle constitutive d'un acte de concurrence déloyale dont elle doit rapporter la preuve ;

Considérant, en ce qui concerne les arguments classés comme arguments " écologiques ", que l'appelante fait grief à la société Kimberly Clark Sopalin d'affirmer que son produit respecte l'environnement alors que le fait même du recyclage de papiers implique des traitements qui peuvent être polluants ;

Mais considérant que toutes les mentions portées sur le conditionnement et sus-relatées, mentions qui se retrouvent dans le dépliant publicitaire destiné aux clients directs de la société Kimberly Clark auxquels s'ajoute un descriptif plus technique du papier litigieux, mettent l'accent sur le fait que ce papier est un papier fabriqué à partir de fibres recyclées et qu'en ce sens il " respecte l'environnement " ; considérant que nulle part il n'est indiqué, ce que la société Kaysersberg voudrait faire dire au libellé discuté que le produit est totalement inoffensif pour l'environnement ; que l'ensemble du texte se trouvant au verso explicite uniquement le fait que le papier est fabriqué à partir de papier recyclé et donc évite la destruction d'arbres ; qu'il est encore précisé qu'il est biodégradable et sans apport de colorant ni d'azurant optique, ce qui n'est pas contesté présentement ;

Considérant que jamais ni l'argumentaire ni l'emballage du produit n'ont affirmé ni cherché à faire croire que le papier recyclé était totalement inoffensif pour l'environnement,et il ne pourrait en être autrement ne serait-ce parce qu'à l'origine, le papier traité provient bien d'une fabrication traditionnelle avec utilisation du bois ; que seule la société Kaysersberg le soutient et entend le démontrer vainement ;

Considérant qu'il ne peut être nié qu'un papier recyclé, traité sans colorant, participe au respect de l'environnement s'il n'en assure pas la protection absolue ;que la longue argumentation développée par l'appelante concernant le caractère polluant du traitement des papiers usés n'est d'une part pas démontrée et d'autre part nullement en cause ici, toute la démarche de la société intimée étant tournée vers l'économie indiscutable de bois, qu'il soit tiré directement de l'arbre ou de ses déchets ou sous-produits ;

Considérant qu'en ce qui concerne l'usage du signe sus-décrit, il convient de rappeler qu'il n'existe pas en l'état actuel de label ou sigle officiel permettant de conférer à un produit une qualité écologique reconnue officiellement; que le consommateur est incontestablement très sensible présentement au discours écologique dont les agents commerciaux cherchent à tirer le meilleur profit ; qu'il n'y a là nul acte répréhensible en soi; que le sigle utilisé a fait l'objet d'un dépôt de marque, qu'il a par sa présentation et sa consistance une évidente volonté d'évoquer l'écologie, sans pour autant créer confusion ou tromperie avec un quelconque signe, sigle ou label officiel;

Considérant que l'argument, contenu dans le seul argumentaire, tiré du bon usage des vieux papiers par le recyclage n'est pas mensonger s'il n'est pas absolu : qu'il est bien évident que les papiers recyclés n'ont pas à être stockés, détruits, et que l'usage du papier par recyclage justifie l'acte de récupération et y incite nécessairement ;

Considérant qu'il est fait grief par l'appelante à la société Kimberly Clark de qualifier son produit de " naturel " dans l'argumentaire diffusé ; qu'il convient de situer ce terme effectivement employé dans son contexte lequel est le suivant :

" pour le papier Kleenex 100 % Fibres recyclés on n'utilise aucun ajout d'azurant optique et aucun ajout de colorant ce qui réduit au maximum les rejets polluants et fait de ce papier un produit naturel et respectueux de l'environnement " ;

Considérant qu'il est bien évident que tout produit transformé n'est plus absolument un produit " naturel ", mais qu'en l'espèce la publicité ne qualifie de " naturel " que le papier en ce sens qu'une fois fabriqué comme tout papier il n'y est ajouté ni azurant ni colorant ce qui lui sauvegarde bien un aspect naturel ;

Considérant enfin que la société Kaysersberg reproche à l'argumentaire d'affirmer qu'il s'agit d'un produit exceptionnel dont la fibre est " plus longue, plus douce et plus forte " ; que le caractère mensonger de cette affirmation n'est nullement établi et la publicité par son descriptif suffit à montrer que ces qualificatifs et superlatifs sont appliqués au seul papier recyclé sans aucune comparaison avec d'autres papiers ;

Considérant que l'examen qui précède établit que la société Kimberly Clark Sopalin a, à l'évidence, cherché à fabriquer et diffuser un produit susceptible de séduire une clientèle aujourd'hui très sensibilisée à l'argumentation écologique ;qu'elle a lancé sur le marché un produit qui se vante non d'être totalement inoffensif pour la nature mais seulement de participer à son respect en usant de fibres recyclées, en excluant colorants et azurants optiques ;

Qu'aucune publicité mensongère susceptible de constituer un acte manifeste de concurrence déloyale et partant de causer un trouble manifestement illicite pour les concurrents n'est en conséquence établi ;qu'il convient de dire n'y avoir lieu à référé et de confirmer l'ordonnance déférée ;

Sur la demande incidente en dommages intérêts

Considérant que la société Kimberly Clark Sopalin sollicite la somme de 100 000 FF à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive ;

Considérant que pareille demande n'est pas recevable en référé ;

Sur les demandes formées au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile

Considérant que chacune des parties réclame de ce chef une somme de 30 000 FF ; considérant que la procédure conduite à jour fixe par la société Kaysersberg a contraint la société défenderesse à une prompte réplique, à partir d'écritures abondantes et d'arguments variés ; qu'il est en conséquence équitable de prendre en compte partie de ses frais irrépétibles et de lui allouer à ce titre la somme de 10 000 FF ;

Par ces motifs : LA COUR, statuant publiquement et contradictoirement, Vu l'article 873 du nouveau Code de procédure civile, Confirme l'ordonnance du 31 janvier 1991 en toutes ses dispositions, Reçoit la société Kimberly Clark Sopalin en son appel incident, L'en déboute, Déboute la société Kaysersberg de sa demande formée au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, et, sur le même fondement la condamne à payer à l'intimée la somme de dix mille francs (10 000 FF) ; Condamne la société Kaysersberg aux dépens de l'appel et dit que la SCP Fievet Rochette Lafon pourra recouvrer directement contre elle les frais exposés conformément aux dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.