CA Paris, 4e ch. B, 18 avril 1991, n° 90-1838
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
CB News Editions (SA)
Défendeur :
Marketing Finance (SA), Marketing Services (SA), Publications Professionnelles Françaises (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Poullain
Conseillers :
M. Bonnefont, M. Audouard
Avoués :
SCP Teytaud, SCP Varin-Petit
Avocats :
Mes Kam, Benaton.
En 1987, la presse professionnelle de la communication et du marketing dépend de trois grands opérateurs : le groupe Stratégie qui édite " Stratégie ", " Créations " et " Marketing Mixte ", la société " Les temps Média " qui édite " Média " et la société CB News Editions qui édite " Communication et Business ".
Le 27 mai 1987, la société Marketing Finance, société holding du groupe Stratégie, est introduite au marché hors côte de la Bourse de Paris.
Pour annoncer cet événement et susciter des souscriptions, cette société a fait établir un dossier de présentation qui sera remis aux participants à un déjeuner organisé le 26 mai 1987, aux souscripteurs en faisant la demande et qui, selon CB News Editions, sera envoyé aux professionnels de la communication.
Ce document se présente sous forme d'un dossier en petits fascicules contenus dans une pochette. Le marché de la presse professionnelle y est présenté réparti entre les trois grands opérateurs, pour les abonnements, les ventes au numéro et la diffusion totale. Il est précisé que les chiffres donnés pour les sociétés Stratégie et Média sont ceux d'enquêtes de l'OCJD (Office de Justification de la Diffusion des Supports Publicitaires) et que ceux concernant CB News Editions sont ceux d'une " diffusion estimée au 30.04.87 ", sans que l'on sache qui a procédé à l'estimation.
CB News Editions affirme que les indications données à son sujet minimisent son importance sur le marché.
Dans le chapitre sur le marché la place de CB News Editions est indiquée comme suit " il faut noter l'arrivée d'un outsider, la société " CB News Editions ", éditrice du magazine " Communication et Business ", (sept. 1986). Les premiers résultats de diffusion payante et de vente de publicité enregistrés ne laissent pas espérer - en cas de succès de la publication - une part de marché supérieure à 5/8% ".
Dans l'interview du PDG de Marketing Finance, qui ouvre le dossier, il répond à la question : " Y a-t-il de la place pour plus de trois journaux dans le même secteur ? " : " Pas à court terme. L'équilibre économique de CB ne peut être acquis avant trois ou quatre ans ". Enfin, recensant les activités des trois opérateurs, le dossier omet de mentionner un guide édité par CB News Editions.
CB News s'estimant victime de concurrence déloyale a assigné les trois sociétés du groupe Stratégie : Marketing Finance, Marketing Services et Publications Professionnelles Françaises en réparation de son préjudice. Le tribunal de commerce de Paris, 6e chambre, l'a déboutée de ses demandes par jugement du 13 février 1989. Il a déclaré que la publicité comparative n'est fautive que si elle s'accompagne de fautes particulières et estimé que Stratégie Finances est en faute pour n'être pas en mesure de prouver l'exactitude des chiffres qu'elle avance mais que CB News Editions n'a apporté la preuve ni de leur exactitude ni du préjudice que lui aurait causé leur diffusion. Par ailleurs, il a estimé normales les " entorses " à la vérité contenues dans un document fait pour vanter les performances de son auteur.
CB News Editions a fait appel le 28 novembre 1989. Elle demande à la Cour de déclarer bien fondée son action en concurrence déloyale à l'encontre des trois sociétés Marketing Finances SA, Marketing Services SA et Publications Professionnelles Françaises SA, de les condamner solidairement à lui payer 500 000 F de dommages-intérêts, d'ordonner la publication de l'arrêt dans les journaux " Le Monde ", " le Figaro " et " Stratégies " en caractères de un demi-centimètre dans la rubrique " Médias ", dans le mois du prononcé de l'arrêt aux frais des intimées à concurrence de 100 000 F et de les condamner au paiement de 25 000 F au titre de l'article 700 du NCPC.
Les trois sociétés intimées concluent à la confirmation du jugement, sauf à modifier la motivation qui indique que le Groupe Stratégie a commis une faute d'imprudence, et à la condamnation de CB News Editions à leur payer pour procédure abusive 200 000 F + 20 000 F de dommages-intérêts et 20 000 F au titre de l'article 700 du NCPC.
Sur ce, LA COUR, qui pour plus ample exposé renvoie au jugement et aux écritures d'appel,
Considérant que le dossier établi pour l'introduction en Bourse de Marketing Finance, société holding du Groupe Stratégie, représente un travail considérable et est imprimé et mis en page avec recherche, dans une pochette de papier glacé sur petit carton ; qu'il est évident qu'un tel travail n'a pas été accompli pour un tirage limité ou un usage semi-confidentiel ;
Considérant que, selon les intimées, ce dossier a été remis aux participants à une réception le 25 mai 1987, participants dont elles ne précisent ni le nombre ni la qualité et aux souscripteurs qui en ont fait la demande ; qu'il résulte encore de la production d'une lettre circulaire, commençant par les mots " cher confrère " du 20 juillet 1987, et d'une lettre de " l'agence Z " à Communication et Business datée du 29 juillet 1987 que le document a été distribué également à un grand nombre de professionnels de la publicité ; qu'une telle diffusion, contestée par les intimées, est à l'évidence la suite normale de la création d'un tel document, coûteux à réaliser, qu'elle rentabilise en assurant la publicité du groupe et de ses produits et en suscitant la souscription d'actions chez les professionnels du secteur ;
Considérant qu'il apparaît que loin d'être un document interne ou semi confidentiel, le dossier critiqué par CB News Editions a été très largement répandu pour assurer à la fois la promotion de l'introduction du titre en bourse et, tout autant, celle des produits vendus par le groupe ;
Considérant que CB News Editions reproche aux intimées d'avoir, par le dossier ci-avant désigné, répandu par des procédés déloyaux de publicité comparative, des chiffres inexacts minimisant son importance et des appréciations dévalorisantes constituant un dénigrement de l'entreprise et de ses produits et lui causant un grave préjudice commercial ;
Considérant que l'action est menée contre les trois sociétés du groupe Stratégie et qu'aucune des défenderesses n'a fait valoir qu'elle n'aurait pas participé à la création et à la diffusion du dossier édité pour la mise en bourse de " Marketing Finance " ;
Considérant que les intimées font valoir pour se défendre de ces reproches que " le dossier " n'avait aucun caractère publicitaire mais répondait seulement à l'obligation incombant à une société qui demande son inscription en bourse de donner aux éventuels souscripteurs " des informations précises sur l'entreprise et ses objectifs ainsi que sur la personnalité et les méthodes de son président " ; que l'objet de la plaquette étant de situer Stratégies au sein du secteur de la communication et du marché de l'information, ceci " impliquait nécessairement des comparaisons qui n'ont strictement rien à voir avec le procédé de publicité comparative " ; que d'ailleurs, le pronostic sur l'évolution de l'activité de CB News Editions reposait sur des chiffres " objectifs s'agissant d'une nouvelle publication " et sur une appréciation de l'évolution du marché et que des éléments concernant la diffusion totale payée, la pagination publicitaire annuelle et le prix moyen de la page de publicité étaient exacts et résultaient d'une estimation " au 30 avril 1987 " ou étaient tirés de la seule source fiable en la matière, les enquêtes de " l'Office de Justification de la Diffusion des Supports de Publicité " (OJD) ; que selon elles, rien ne permet de dire que les chiffres auraient été majorés pour Stratégies et minorés pour Communication et Business ; qu'enfin l'absence d'indications relatives au " Guide Agents " de CB News Editions s'explique simplement par le fait qu'il s'agit d'un guide " Multimédias " et non d'un guide portant sur les agences à proprement parler, et que, d'ailleurs, il n'est pas prouvé que le guide était déjà paru en mai 1987 ;
Considérant que l'argument selon lequel la nécessité d'informer les futurs actionnaires justifie les comparaisons entre opérateurs sur un même secteur d'activité et enlèverait aux informations ainsi fournies tout caractère de publicité comparative, est dénué de tout caractère sérieux dès lors que, loin de se borner à fournir des renseignements à des financiers ou à des organismes chargés du placement des titres, le document a été largement répandu et notamment adressé aux " chers collègues ", professionnels de la publicité, qui sont les grands fournisseurs des annonces finançant les journaux des trois groupes concurrents ; que d'ailleurs, même si une diffusion large n'avait pas été donnée au delà du cercle financier, l'information comparative aurait du, pour n'être pas fautive, évaluer l'importance de la société présentée dans son secteur propre et les perspectives d'évolution pour toute information désignant précisément tel ou tel concurrent ;
Considérant que les intimées ne sauraient trouver une excuse aux inexactitudes ou dénigrement d'un concurrent contenus dans un tel document en rejetant la responsabilité de ces fautes sur le " Centre d'ingénierie et d'introduction boursière " que le groupe a chargé d'accomplir les formalités nécessaires à la mise des actions sur le marché hors côte, dont rien ne démontre qu'il a participé à la rédaction du document critiqué et qui de toute façon l'aurait fait selon les indications données par le groupe Stratégie ; qu'il reste, au surplus, totalement étranger aux déclarations faites par H. Nijdam " PDG du Groupe " dans une interview où il parle à la première personne ;
Considérant que les énonciations dubitatives sur les chances d'un concurrent de tenir sa place sur le marché sont pour le moins de graves imprudences susceptibles d'engager la responsabilité de leur auteur par application de l'article 1383 du code civil; qu'en l'espèce, l'exposé des relations d'animosité existant depuis des années entre le responsable de Stratégie et l'animateur de CB News Editions, tel qu'il est fait dans les écritures des intimées signifiées le 24 janvier 1991, démontre que ces indications " pessimistes ", qui seront démenties par les faits, sont le résultat, non d'une erreur d'appréciation, mais d'une active malveillance; qu'aucune personne avertie, et moins que tout autre un spécialiste de la communication et de la publicité, ne peut ignorer que répandre dans le public, et spécialement dans celui des pourvoyeurs d'annonces qui le font vivre, qu'un journal ne saurait espérer mieux, si tant est que le succès vienne - que 5 à 8 % d'un marché limité et que, de toute façon, " son équilibre financier ne peut être acquis avant trois ou quatre ans " est détruire son crédit et réduire grandement ses chances de succès; qu'aussi bien de telles " informations " données publiquement constituent une faute et le préjudice considérable qu'elles causent doit être réparé ;
Considérant que les comparaisons, très significatives pour des professionnels, entre des chiffres de tirage, de vente payante et de recettes publicitaires ont été données sur des bases manquant d'objectivité et même dépourvues de tout caractère sérieux et loyal ; que certains chiffres (concernant Média ou Stratégie) venaient d'enquêtes précises et fiables de l'OJD, alors que ceux concernant Communication et Business étaient de pures " estimations ", dont on ignore la source et dont le caractère fantaisiste n'empêche pas qu'elles aient été toutes inexactes dans le même sens, c'est à dire en minimisant l'importance de ce journal concurrent de ceux du groupe Stratégie ; qu'on relève ainsi que la " diffusion payée " de Communication et Business est évaluée " au 30 avril 1987 " à un chiffre de 3 900 exemplaires alors qu'il résulte d'une enquête de l'OJD que pour la période allant de septembre 1987 à février 1988, le chiffre des ventes hebdomadaires sera de 6 057 exemplaires ; que de même " l'estimation " des pages de publicité est égale à un quart de ce qu'elles ont été, en fait, durant l'année 1987 et le prix de la page publicitaire, qu'il était aisé de vérifier sur chaque exemplaire mis en vente, est indiqué inférieur de moitié avec celui auquel les insertions sont proposées ; qu'il est évident que de tels renseignements devaient porter un grave préjudice à CB News Editions qui apparaissait ainsi devoir brader les espaces publicitaires pour n'en remplir qu'un faible nombre ; que d'ailleurs, l'appelante produit la lettre d'un client qui prend argument de ce dossier pour réclamer une diminution des prix que lui faisait payer ce journal jusqu'à cette date ;
Considérant que l'on ne saurait retenir le grief d'omission, dans la présentation comparée des activités des trois groupes, du " guide " édité par CB News Editions, cette société n'ayant pas justifié que son guide était diffusé au moment où le document du groupe Stratégie a été répandu dans le public ;
Considérant que les sociétés intimées, par la publication et la diffusion du dossier contenant des dénigrements et des comparaisons inexactes ci-avant rappelés ont commis, à l'encontre de CB News Editions, éditeur qui est leur concurrent immédiat, des manœuvres de concurrence déloyale ;
Considérant que la Cour a des éléments suffisants au dossier pour apprécier que le dommage subi sera exactement réparé par l'attribution de 200 000 F de dommages-intérêts et par les publications ci-après précisées.
Considérant qu'il est conforme à l'équité de faire application de l'article 700 du NCPC, comme ci-après ;
Par ces motifs, Infirme le jugement entrepris ; Statuant à nouveau, Dit qu'en publiant et en diffusant entre mai et juillet 1987 un dossier destiné à vanter le groupe Stratégie, à l'occasion de l'introduction au marché hors côte de la société Marketing Finance dans lequel étaient contenus des allégations et des chiffres inexacts, minimisant l'importance et les chances de succès de la revue concurrente éditée par CB News Editions, les trois sociétés Marketing Finances, Marketing Services et Publications Professionnelles Françaises ont commis des actes de concurrence déloyale à l'encontre de la société CB News Editions ; Condamne in solidum les trois sociétés intimées à payer à la société appelante la somme de deux cent mille (200 000) F à titre de dommages-intérêts ; Autorise la société CB News Editions à faire publier, dans la revue " Stratégie ", en tête de la rubrique " Médias ", et dans le mois de la signification du présent arrêt, tout ou partie du dispositif du présent arrêt, cette publication devant avoir lieu, si elle le demande, en caractères d'une hauteur double de ceux de la majorité des annonces de la même page ; autorise la société CB News Editions à faire publier le dispositif du présent arrêt dans deux autres journaux de son choix ; Dit qu'à défaut de faire paraître l'annonce prévue dans " Stratégie " dans le délai ci-avant indiqué, les trois sociétés du Groupe Stratégie intimées dans la présent procédure seront passibles d'une astreinte comminatoire de dix mille (10 000) francs par semaine durant trois mois ; Fixe à cent mille (100 000) francs le coût maximum de l'ensemble des publications qui devra être remboursé in solidum, par les trois sociétés intimées à CB News Editions ; Condamne les trois sociétés intimées in solidum à payer vingt mille (20 000) francs à la société CB News Editions au titre de l'article 700 du NCPC ; Les condamne, in solidum, en tous les dépens de première instance et d'appel et admet pour ceux d'appel la SCP d'avoués Teytaud au recouvrement direct conformément à l'article 699 du NCPC.