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Décisions

CA Versailles, 3e ch., 15 mars 1991, n° 5129-89

VERSAILLES

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Fédération des industries nautiques

Défendeur :

Dupuy-Saatchi et Saatchi Advertising (SA), Carlsberg France (SA), Brasseries Kronenbourg (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Ride

Conseillers :

MM. Thavaud, Assie

Avoués :

SCP Keime-Guttin, SCP Lissarague-Dupuis, Me Delcaire

Avocats :

Mes Hayaux, Gautheron, Weber.

TGI Nanterre, 1re ch., sect. A, du 22 fé…

22 février 1989

Faits et procédure :

Dans le cadre d'une campagne publicitaire que la société des Brasseries Kronenbourg, importateur de bières étrangères, l'avait chargée de réaliser, la société Dupuy Saatchi a fait paraître dans la presse écrite, au début de l'année 1986, une publicité affirmant, après avoir comparé, sur un mode humoristique, la bière Carlsberg à un certain nombre de biens matériels dont la détention est supposée être le signe de la réussite sociale (château, cheval de course, voiture de sport...) : " Carlsberg. Pour certains il n'y a rien de meilleur au monde ".

C'est ainsi que devait paraître dans six magazines nationaux, sur une double page et sous le titre " Mieux vaut s'asseoir devant la Carlsberg que dans le bateau ", deux photographies se faisant face :

- l'une, sur la page de gauche, représentait un bateau de plaisance, entouré des légendes suivantes :

" Mille sabords, il lui pousse des algues ! Il faut le sortir de l'eau, le gratter et le peindre "

" Un bateau de pêche ne vous a pas vu. Résultat : deux trous au côté droit ".

" Force 8, ça bouge. Un enfant étale sa tartine de myrtille sur vos coussins ".

" Il boit plus que prévu : c'est ce que vous direz quand il vous laissera en rade entre la Corse et le continent ".

" Combien vous dites le prix de l'anneau, ce bout de ferraille rond ? "

- l'autre sur la page de droite, représentant un verre et une canette de bière, accompagnée des légendes :

" Assis devant votre Carlsberg, vous êtes l'homme du monde le plus heureux. "

" Ce que vous aimez dans votre Carlsberg, c'est son caractère : elle pétille jusqu'à la dernière goutte ".

" Carlsberg est vraiment importé. C'est marqué ici. "

" Les Danois (qui ont le pied marin) disent que c'est la meilleure bière du monde. "

" Un petit défaut tout de même : quand on est passionné par Carlsberg, on l'est moins par la mer ! "

Dès le mois d'avril 1986, la Fédération des Industries Nautiques (FIN) se plaignait auprès des sociétés Carlsberg France, Kronenbourg et Dupuy Saatchi du caractère " désobligeant et préjudiciable aux intérêts des industries nautiques françaises " de cette publicité et en demandait le retrait.

Le 12 septembre suivant, la société Dupuy Saatchi avisait la FIN de l'arrêt de la campagne publicitaire Carlsberg.

Estimant cependant qu'il lui était dû réparation de l'atteinte portée aux intérêts professionnels dont elle assure la défense, la FIN a, par actes d'huissier des 16 et 18 mai 1988, fait assigner les sociétés :

1) Dupuy Saatchi et Saatchi Compton

2) Carlsberg France

3) Brasseries Kronenbourg

pour voir constater que la publicité susvisée constituait à la fois " un acte de dénigrement, une concurrence déloyale, une publicité mensongère ou trompeuse, une critique dépourvue d'objectivité et de mesure et un agissement parasitaire " le tout aggravé par le fait qu'elle avait pour unique objet de vanter la consommation d'une boisson alcoolisée.

A titre principal, elle demandait que la réparation se fasse en nature par la résiliation d'une publicité en faveur des activités nautiques. A titre subsidiaire, elle sollicitait la condamnation des trois sociétés, soit au paiement de la somme de 1 franc par exemplaire, soit au paiement d'une somme égale au quart du coût de la campagne publicitaire.

Par jugement du 22 février 1989, le Tribunal de grande instance de Nanterre a :

- mis hors de cause la société Carlsberg France,

- débouté la FIN de l'ensemble de ses demandes au motif que la preuve n'était pas rapportée d'une faute quelconque imputable aux défenderesses et qu'au surplus, il n'était pas justifié d'un préjudice en relation avec la campagne dénoncée,

- condamné la FIN à payer à chacune des sociétés défenderesses la somme de 10 000 F au titre de l'article 700 du NCPC.

Appelante de la décision, la FIN, qualifiant désormais exclusivement la publicité litigieuse d'acte de dénigrement à l'égard des professionnels de la navigation de plaisance, sollicite leur condamnation solidaire au paiement de la somme de 1 820 000 F, la publication de l'arrêt à intervenir dans chacun des supports où est parue la publicité fautive et enfin le versement d'une somme de 50 000 F sur le fondement de l'article 700 du NCPC.

Elle fait valoir que l'aspect humoristique de la comparaison de deux produits essentiellement différents (aspect humoristique qui n'est d'ailleurs pas accessible à tous) disparaît sous la force des légendes qui insistent de manière tendancieuse sur les contraintes, les dangers, les ennuis et le coût important de la navigation de plaisance, en privilégiant au surplus la pratique de l'alcool par rapport à la pratique du sport. Dépositaire des intérêts des professionnels de l'industrie nautique, elle estime avoir subi un grave préjudice en raison de l'atteinte portée à cette industrie " déshonorée dans sa crédibilité et associée à des mobiles malsains ".

La société Saatchi conclut à la confirmation de la décision déférée en soulignant que la campagne de publicité Carlsberg n'avait nullement pour objet le dénigrement de l'industrie nautique et qu'elle était conforme à la législation alors applicable en ce qui concerne la publicité en matière de boissons alcoolisées. A titre subsidiaire, elle demande que la condamnation des sociétés intimées soit limitée à la publication de la décision à l'exclusion de toute condamnation pécuniaire.

Les sociétés Kronenbourg et Carlsberg sollicitent la confirmation du jugement dont appel tant en ce qui concerne la mise hors de cause de la société Carlsberg qui a été étrangère à la campagne publicitaire litigieuse, qu'en ce qui concerne l'absence de faute et l'absence de préjudice. Elles demandent que la FIN soit condamnée à payer à chacune d'elles la somme de 30 000 F à titre de dommages-intérêts en raison du caractère abusif de l'appel et celle de 20 000 F sur le fondement de l'article 700 du NCPC.

Dans ses conclusions en réplique, la FIN soutient que la société Carlsberg ne justifie pas être restée étrangère à une campagne publicitaire concernant un de ses produits et insiste sur :

- le caractère objectivement dénigrant des légendes,

- la perception qu'en a eu le public,

- l'association du sport nautique et d'une boisson alcoolisée.

Discussion :

Considérant que la disposition du jugement qui a mis hors de cause la société Carlsberg n'est pas motivée et doit donc être annulée ; que la Cour étant néanmoins saisie par l'effet dévolutif de l'appel, et par les demandes des deux parties qui entendent obtenir une décision sur ce point, il y a lieu de statuer sur le maintien en cause de cette société ;

Qu'à cet égard, la société Kronenbourg a toujours indiqué que la campagne publicitaire avait été entreprise à sa demande par la société Saatchi ; que s'agissant d'une publicité destinée à être diffusée en France, il lui incombait effectivement, en sa qualité d'importateur exclusif des bières Carlsberg, d'organiser cette campagne ; qu'en tout cas, la FIN ne rapporte pas la preuve de l'intervention de la société Carlsberg dans le déclenchement, la conception ou la réalisation des publicités litigieuses ;

Qu'en conséquence, il y a lieu de mettre hors de cause cette société et de ne statuer que sur les demandes dirigées contre les sociétés Kronenbourg et Saatchi ;

Considérant que devant la Cour, la FIN fonde exclusivement ses demandes sur le fait que l'industrie nautique a été dénigrée et associée fâcheusement à l'usage de boissons alcoolisées ;

Que cependant, pour qu'il y ait dénigrement, et donc comportement fautif, encore faudrait-il que la navigation de plaisance évoquée dans la publicité litigieuse et dont la FIN est en droit de faire respecter l'image, ait pu se trouver discréditée dans l'esprit des lecteurs ou qu'elle ait, en tout cas, été présentée de manière volontairement tendancieuse;

Qu'à cet égard, le mode humoristique sur lequel est traité le sujet révèle, dès le premier regard que les appréciations portées sur ce sport nautique ne sont que des boutades, destinées à provoquer le sourire ; que le lecteur, invité à comparer deux produits manifestement incomparables : un verre de bière et un bateau, comprend d'emblée que les légendes accompagnant les photographies n'ont pas à être prises au pied de la lettre;

Qu'au surplus, ces légendes ne " dénigrent " pas la navigation de plaisance; que trois d'entre elles (" Mille sabords... " ; " Un bateau de pêche... " ; " Force 8 ... ") qui évoquent des accidents ponctuels auxquels, assurément le propriétaire d'un bateau peut être exposé, sont dépourvues de portée et relèvent des considérations que tout un chacun peut faire sans pour autant jeter le discrédit sur les sports et industries nautiques ;

Que certes, les deux dernières légendes figurant sur la page de gauche donnent à penser que la possession d'un bateau peut être une source de frais (" Il boit plus que prévu... " ; " Combien vous dites le prix de l'anneau... "), mais qu'elles ne contiennent aucune précision ou référence permettant de les qualifier d'inexactes ou de tendancieuses ; que l'allusion au coût de la navigation de plaisance n'est faite que dans le cadre d'une comparaison fantaisiste avec l'usage de la bière, évidemment moins onéreux, ce qui n'échappe à personne;

Que par ailleurs, la pratique du sport nautique n'apparaît nullement " associée " à l'usage de l'alcool puisque l'une est, au contraire, opposée à l'autre : " Il vaut mieux s'asseoir devant une Carlsberg que dans le bateau ", " Quand on est passionné par Carlsberg, on l'est moins par la mer " ; que le fait qu'un bateau ait été placé à des fins publicitaires en regard d'un verre et d'une canette de bière ne suffit pas, à lui seul, à suggérer qu'il existe des liens entre le premier et les seconds ;

Que la décision déférée doit donc être confirmée en ce qu'elle a rejeté les demandes de la FIN ;

Considérant qu'il n'est pas pour autant établi que ces demandes avaient un caractère abusif et qu'il en soit résulté un préjudice pour les sociétés Carlsberg et Kronenbourg qui doivent être déboutées de leur demande en dommages-intérêts ;

Considérant qu'il serait inéquitable que les sociétés intimées conservent à leur charge le montant des frais non taxables par elle exposés au cours de l'instance, mais que, la somme de 10 000 F allouée à chacune d'entre elles par le tribunal apparaît suffisante tant au titre des frais exposés en première instance que des frais d'appel ;

Par ces motifs : Statuant contradictoirement, Reçoit la Fédération des Industries Nautiques (FIN) en son appel, Annule la disposition du jugement ayant mis hors de cause la société Carlsberg France, et statuant en vertu de l'effet dévolutif de l'appel, dit que la mise hors de cause de cette société n'était pas justifiée et déboute la FIN des demandes qu'elle a formées contre elle, Confirme la décision déférée en toutes ses autres dispositions, Déboute les sociétés Carlsberg France et Brasseries Kronenbourg de leur demande en dommages-intérêts, Dit qu'il n'y a pas lieu à condamnation au titre de l'article 700 du NCPC en sus de celle prononcée par les premiers juges et qui est confirmée ; Condamne la FIN aux dépens d'appel et dit qu'ils pourront être recouvrés directement par la SCP Lissarague et Dupuis et Me Delcaire avoués, conformément aux dispositions de l'article 699 du NCPC.