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Décisions

CA Paris, 5e ch. A, 23 janvier 1991, n° 88-13177

PARIS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

OTP Xerox (SA)

Défendeur :

Papeteries de Navarre (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Chavanac

Conseillers :

M. Chardon, Mme Briottet

Avoués :

Mes Narrat, Peytavi, Neurisse

Avocats :

Mes Moureu, Aucuy.

T. com. Corbeil-Essonnes, du 28 mars 198…

28 mars 1988

LA COUR statue sur l'appel interjeté par la société OTP Xerox du jugement du 23 mars 1988 par lequel le tribunal de commerce de Corbeil-Essonnes a débouté cette société des demandes en paiement formées contre la société Papeteries de Navarre et l'a condamnée à payer cette dernière la somme de 10.000 F au titre de l'article 700 du NCPC, ledit jugement ayant aussi débouté la société Papeteries de Navarre de sa demande reconventionnelle, ensemble, sur l'appel incident formé par Papeteries de Navarre.

Pour la commercialisation du papier destiné aux matériels de photocopie et de reprographie, la société OTP Xerox disposait notamment d'un groupe de huit salariés affectés au district des " ventes directes ", service spécialement destiné à la prospection des entreprises nationales grandes consommatrices du produit.

Du 12 décembre 1984 au 28 février 1985 (et plus particulièrement du 8 au 28 février), quatre des huit salariés du groupe, dont le chef des ventes, donnaient leur démission et se trouvaient embauchés aussitôt par la société Papeteries de Navarre, entreprise commercialisant des produits similaires.

Les contrats de travail conclus par tous ces vendeurs avec Xerox comportaient une clause de non-concurrence stipulant un délai de douze mois pendant lequel toute activité au service d'une entreprise concurrente leur était interdite. Toutefois, à leur demande, une dispense d'exécution de la clause avait été accordée à deux d'entre eux ; la même dispense avait été refusée aux deux autres.

Le 17 avril 1985, Xerox notifiait à papeteries de Navarre (ainsi qu'aux deux intéressés, MM. Fery et Faure) l'existence de la clause et mettait en demeure la société concurrente de mettre fin à cette situation. Papeteries de Navarre refusait d'obtempérer le 28 mai 1985.

Sur requête de Xerox, le président du Tribunal de Commerce de Paris désignait, le 15 mai 1985, quatre huissiers aux fins de vérification auprès des clients du secteur " ventes directes ". Il apparaissait alors que certains d'entre eux avaient été contactés pour le compte des Papeteries de Navarre par les anciens collaborateurs de Xerox.

Par acte du 13 juin 1985, OTP Xerox a fait assigner la société Papeteries de Navarre devant le tribunal de commerce de Corbeil-Essonne en paiement de dommages-intérêts pour concurrence déloyale et en remboursement de frais irrépétibles. Devant la juridiction, Papeteries de Navarre formait une demande reconventionnelle en dommages-intérêts pour initiatives malveillantes.

C'est dans ces conditions qu'est intervenue la décision déférée.

Les premiers juges ont estimé que la clause de non-concurrence des contrats de MM. Fery et Faure ne comportait pas de secteur géographique défini, que la preuve du débauchage systématique des vendeurs de Xerox par Papeteries de Navarre n'était pas rapportée et que cette société n'avait pas obtenu, après l'embauchage des transfuges de Xerox, de commandes particulières d'une clientèle au demeurant commune.

La société OTP Xerox, appelante, conclut à l'infirmation en toutes ses dispositions du jugement entrepris et à la condamnation de la société Papeteries de Navarre au paiement des sommes de 1.200.000 F à titre de dommages-intérêts pour concurrence déloyale, 30.000 F pour atteinte à la réputation professionnelle et commerciale, 80.000 F sur le fondement de l'article 700 du NCPC ; elle sollicite en outre que soit ordonnée la publication de la décision dans cinq journaux aux frais de la société intimée à hauteur de 2.000 F par insertion.

La société Papeteries de Navarre, intimée, conclut à la confirmation de la décision déférée en ce qu'elle a déboutée la société OTP Xerox de ses demandes ; par voie d'appel incident, elle sollicite la condamnation de la société appelante au paiement de la somme de 100.000 F à titre de dommages-intérêts ainsi que de la somme de 25.000 F en remplacement des frais non compris dans les dépens.

Sur quoi, LA COUR,

Considérant que, pour conclure à la confirmation du jugement entrepris, la société Papeteries de Navarre soutient que la preuve de faits caractérisant la concurrence déloyale ne serait pas rapportée par OTP Xerox ;

Qu'en effet, la concurrence entre les deux entreprises ne serait que partielle, le départ des vendeurs de Xerox n'aurait pas été précédé de manœuvres de débauchage de sa part, les clauses de non-concurrence insérées dans les contrats de travail de MM. Faure et Fery seraient nulles comme ne comportant pas de limitations géographiques, enfin les prospections opérées par les anciens salariés de la société appelante n'auraient engendré aucune commande significative à son profit, les deux employés non libérés de l'exécution de la clause ayant par ailleurs été affectés à un secteur ou à des fonctions différentes ;

Mais considérant, tout d'abord, que, si la gamme des produits vendus par papeteries de Navarre est plus étendue que celle de Xerox, il est constant que la plupart de ceux commercialisés par la société appelante (611 sur 774) sont directement concurrencés par des produits similaires vendus par la société intimée, cependant que la clientèle prospectée est identique (grandes entreprises nationales) ;

Que, par ailleurs, si la preuve matérielle du débauchage du personnel de Xerox Papeteries de Navarre n'est pas directement rapportée, il résulte des éléments versés aux débats un faisceau de présomptions permettant d'établir de manière non équivoque la réalité de l'entreprise de désorganisation de la société concurrente avec captation de clientèle, menée par Papeteries de Navarre ;

Qu'en effet, la démission quasi-simultanée de quatre des huit salariés du groupe (dont le chef de vente) sans motifs et avec demande de leur part de dispense d'exécution du préavis et de la clause de non-concurrence contractuels, leur embauchage immédiat par Papeteries de Navarre avec affectation à un service similaire de celui rempli par eux chez Xerox et, ce, sans publicité d'offres d'emploi par la première entreprise, alors que, reprise par une société plus importante, elle envisageait de renouveler et d'étendre son effectif spécialisé, démontrant à l'évidence l'existence d'une concertation préalable avec approche discrète des salariés de Xerox par les Papeteries de Navarre en vue de désorganiser le service " ventes directes " de la première, puis de profiter de l'annihilation temporaire de la capacité concurrentielle de celle-ci, pour intervenir auprès des clients avec les anciens représentants de Xerox afin de les attirer dans son propre réseau ;

Que les interventions occultes de Papeteries de Navarre auprès des salariés de Xerox sont d'ailleurs confirmées par le cinquième vendeur du service " ventes directes " de cette dernière entreprise, Mme Sitges qui, sollicitée à la même époque tout comme ses collègues de travail, a refusé les offres qui lui étaient faites par Papeteries de Navarre ;

Qu'ainsi, et indépendamment des résultats effectifs de la manœuvre, les faits exposés de débauchage massif en vue d'entraîner la désorganisation du concurrent Xerox suffisent à caractériser la déloyauté des Papeteries de Navarre dans la compétition commerciale opposant les deux sociétés ;

Considérant, en outre que la concurrence illicite entreprise par cette dernière société se trouve corroborée par l'embauche en toute connaissance de cause et la maintien à son service, après notification de leur existence, de salariés, liés au commerçant disputant la même clientèle, par des clauses de non-concurrence ;

Que, contrairement aux affirmations de Papeteries de Navarre la validité de ces clauses ne saurait être mise en doute dès lors que leur limitation dans le temps est constante, leur limitation dans l'espace étant au demeurant sans objet en raison du fait que, dans le cadre du service des ventes directes, chacun des salariés se voyait essentiellement attribuer, non un secteur géographique, mais un certain nombre de clients importants nommément désignés ;

Considérant que les faits de concurrence déloyale se trouvent donc établis et que le jugement doit être infirmé ;

Considérant, sur le préjudice subi par OTP Xerox du fait des agissements des Papeteries de Navarre, que celui-ci se trouve limité par la promptitude et l'efficacité de la réaction de la société appelante ;

Que, tant par l'envoi dès le mois de mai 1985 de constatants chez la plupart des clients que par la diffusion peu après d'une lettre circulaire, la société Xerox a pratiquement annulé toute captation de clientèle par l'entreprise concurrente ;

Que ne subsiste comme préjudice effectif que la désorganisation du service avec nécessité de le reconstituer par appel à de nouveaux candidats et formation de ceux-ci, les frais d'intervention auprès des clients et l'atteinte à l'image de marque de la société requérante qui en est résultée ;

Qu'au vu des éléments soumis à l'appréciation de la Cour, il y a lieu de fixer à 150.000 F la somme que les Papeteries de Navarre devant verser à OTP Xerox pour la réparation de l'entier préjudice subi (les contreparties pécuniaires des clauses de non-concurrence perçues par MM. Faure et Fery étant exclues) ;

Considérant, par ailleurs, qu'il n'y a pas lieu d'ordonner la publication de la présente décision ;

Considérant que les faits reprochés à Papeteries de Navarre étant établis, la demande en dommages-intérêts formés par cette société pour " initiative téméraire et demande abusive " est sans fondement et ne peut donc être accueillie ;

Considérant qu'au vu des faits de la cause, il serait inéquitable de laisser à la charge de OTP Xerox les frais, non compris dans les dépens, exposés par cette société et que la Cour est en mesure de fixer à 50.000 F ;

Que, tenue de supporter les frais de procédure, la société Papeteries de Navarre ne peut voir accueillie sa demande en remboursement de frais irrépétibles ;

Par ces motifs, Infirme le jugement déféré, Et statuant à nouveau, Condamne la société Papeteries de Navarre à payer à la société OTP Xerox la somme de cent cinquante mille francs (150.000 F) à titre de dommages-intérêts pour concurrence déloyale ; La condamne en outre au paiement à cette même société d'une somme de cinquante mille francs (50.000 F) sur le fondement de l'article 700 du NCPC ; Rejette les demandes en dommages-intérêts et en remboursement de frais irrépétibles formées par la société Papeteries de Navarre ; Condamne cette dernière société aux dépens de première instance et d'appel ; Autorise Mes Narrat et Peytavi, avoués associés, à recouvrer ces derniers conformément aux dispositions de l'article 699 du NCPC.