CA Paris, 4e ch. B, 29 novembre 1990, n° 88-19510
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
SFS Stadler Herrgrugg (AG)
Défendeur :
Laboratoires Agir (SA), Sipal Arexons (Spa), Nanterme (ès qual.)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Poullain
Conseillers :
MM. Gouge, Audouard
Avoués :
Me Moreau, SCP Bommart Forster
Avocats :
Mes Alexandre, Daniloff.
LA COUR statue sur les appels formés contre un jugement rendu le 25 mai 1988 par la 3ème Chambre, 1re section, du Tribunal de Grande Instance de Paris, à titre principal, par la société de droit suisse Stadler Herrbrugg (Stadler) et, à titre incident, par la société de droit italien Sipal Arexons (Arexons) et par la société française Laboratoires Agir (Agir) près de laquelle est intervenu Claude Nanterme en sa qualité d'administrateur au redressement judiciaire et de commissaire à l'exécution du plan arrêté par le Tribunal de Commerce de Lyon.
Le litige porte sur la validité d'un brevet dont Stadler est propriétaire, sur sa contrefaçon par Arexons et Agir et sur la concurrence déloyale qu'aurait commise Stadler en avisant les clients d'Arexons et d'Agir de la prétendue contrefaçon.
Le brevet enregistré sous le n° 74.38927 pour protéger un "agent de transformation de la rouille et de protection contre la rouille ainsi que son procédé de fabrication" a été déposé par Lothar Peier le 27 novembre1974 avec revendication d'une priorité suisse au 12 septembre 1973. A la mort de Lothar Peier le brevet est échu à son épouse qui l'a cédé à la société suisse Noverox par acte du 27 août 1979 inscrit au registre national des brevets le 20 septembre 1979. Noverox a cédé le brevet à Stadler par acte du 26 juin 1980 qui sera inscrit au registre national des brevets le 23 mai 1984.
Début mars 1984, Stadler qui fabrique et diffuse son produit sous la marque Noverox a fait aviser par un conseil en propriété industrielle des clients français d'Arexons (Agir, Obi et la régie nationale des usines Renault) que le produit Ferox fabriqué et diffusé par cette société contrefaisait son brevet et les a sommés de préciser leur position avant le 15 mars 1984.
Le Tribunal de Grande Instance de Paris a alors été saisi, dans des conditions exposées au jugement, de demandes d'Arexons contre Stadler en concurrence déloyale, d'Arexons contre Noverox en annulation du brevet 74.38927, puis de demandes en contrefaçon de brevet Stadler contre Arexons, contre Agir son distributeur en France et contre le Bazar de l'Hôtel de Ville dans les magasins de qui une saisie contrefaçon avait eu lieu en janvier 1985. Les instances ont été jointes par le juge de la mise en état qui a ordonné une expertise pour déterminer la composition du Ferox et le jugement a été rendu le 25 mars 1988, au vu du rapport de l'expert Quesnel.
Le jugement a déclaré nulles les revendications 1, 2 et 3 du brevet, a ordonné à Stadler de procéder à la radiation de l'enregistrement de ces revendications dans les quinze jours de la signification du jugement passé en force de chose jugée et, à défaut, autorisé Arexons à y procéder, dit Arexons bien fondée en sa demande en concurrence déloyale, condamné Stadler à payer à Arexons 200 000 F de dommages et intérêts et 20 000 F au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile et débouté les parties de toute autre demande.
Stadler a fait appel le 12 septembre 1988 contre Arexons et Agir. Elle conclut à l'infirmation du jugement, à la déclaration que les intimées ont contrefait son brevet n° 74.38927 en introduisant en France, en y offrant à la vente et en y vendant le produit Ferox, à une expertise sur l'étendue du préjudice les intimées étant condamnées in solidum à payer 300 000 F de provision sur les dommages et intérêts, à la confiscation et à la remise pour destruction des produits contrefaisants, à l'interdiction de tout nouvel acte de "concurrence déloyale" sous astreinte, à la publication de l'arrêt aux frais des intimées et à leur condamnation solidaire au paiement de 100 000 F au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile. Subsidiairement, pour le cas où la Cour ne rejetterait pas la demande en concurrence déloyale formée par Arexons, Stadler lui demande de réduire la condamnation.
Arexons, Agir et Maître Nanterme demandent à la Cour d'infirmer pour partie le jugement et, statuant à nouveau, de déclarer nulles les revendications 1 à 6 du brevet en application des articles 28 et 49 de la loi du 2 janvier 1968 (ancien texte), de déclarer nulles les revendications 1 et 2 en application des articles 6 à 12 et 49 de la même loi, de dire que Stadler devra procéder à la radiation de l'enregistrement de l'arrêt et autoriser, à défaut, Arexons à y procéder elle-même aux frais de Stadler, de condamner Stadler à payer 500 000 F de dommages et intérêts à Arexons et 100 000 F de dommages et intérêts à Agir, d'ordonner la publication de l'arrêt aux frais de Stadler et de condamner cette société à payer à chacune des intimées 100 000 F au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.
Ceci étant exposé, LA COUR, qui pour une présentation plus complète envoie au jugement et aux écritures d'appel :
Sur les demandes tendant à l'annulation du brevet :
Considérant que les sociétés intimées demandent la confirmation du jugement en ce qu'il a déclaré nulles les revendications 1 et 2 du brevet 74.38927 et réclament, en outre, l'annulation des revendications 3 à 6 ce à quoi Stadler répond qu'elle ne poursuit la contrefaçon que des revendications 1 et 2 ;
Considérant qu'il résulte du jugement que la demande en nullité du brevet a été formée à titre principal, contre Noverox tout d'abord, puis contre Stadler quand il est apparu que Noverox n'existait plus et que le propriétaire du brevet était la société Stadler ; que Stadler n'a pas conclu à l'irrecevabilité de la demande en nullité des revendications 3 à 6 ; que, dès lors, les demandes en déclaration de nullité, formées à titre principal, sont recevables à l'égard de toutes les revendications ;
Considérant que la revendication 1 est rédigée comme suit :
"agent de transformation de la rouille et de protection contre la rouille pour pièces en fer et en acier contenant des liants synthétiques ainsi que des acides permettant la formation de complexes de fer,
caractérisé
- en ce que les liants synthétiques se présentent sous forme de dispersions aqueuses ou d'émulsions de caoutchouc tels que le caoutchouc butadène-styrène ou le caoutchouc d'acrylonitrile-butadiène-styrène et/ou les (sic) solutions de résines synthétiques telles que les copolymères de poliacétale de vinyle,
- en ce qu'en outre, les acides permettant la formation de complexes du fer, tels que les acides galliques naturels, l'acide tannique ou les acides carboxyliques aromatiques synthétiques du type phénolique sont des acides
- et sont présents en des quantités qui permettent une réaction directe avec la rouille des pièces en fer et en acier traitées
- et en ce qu'on ajuste le PH de l'agent antirouille entre 2,5 et 4,5 ce qui permet la transformation de la rouille en complexes stables du fer".
Considérant que selon la revendication 2 l'agent antirouille suivant la revendication 1 est caractérisé en ce qu'il contient des composés organiques acides tels que l'acide formique, l'acide lactique, l'acide ptoluène-sulfonique pour ajuster le PH entre 2,5 et 4,5 ;
Considérant que la revendication 3 désigne un agent antirouille suivant la revendication 1 caractérisé en ce que les solutions de résines synthétiques sont émulsionnées pour former des solutions aqueuses, à savoir des émulsions de caoutchouc ;
Considérant que selon la revendication 4 l'agent antirouille suivant l'une des revendications 1 à 3 utilisé pour la protection des dessous de carrosserie est caractérisé en ce qu'il contient, comme additifs, des charges telles que des fibres ou poudres minérales ou organiques, par exemple, des fibres d'amiante, des fibres synthétiques ou des fibres de verre ;
Considérant que, selon la revendication 5, l'agent antirouille suivant l'une des revendications 1 à 3, destiné à servir de couche au fond pour tôles de fer est caractérisé en ce qu'il contient de plus, comme charges, des silicates, du talc, et/ou de l'acide salicylique, seuls ou mélangés avec d'autres charges ;
Considérant que, selon la revendication 6, l'agent antirouille suivant l'une des revendications 1 à 3 destiné au traitement d'évidements que présentent les carrosseries est caractérisé en ce qu'il contient de plus des dispersions d'huiles comme liants ;
Considérant qu'il résulte de la lecture des revendications 2 à 6 qu'elles sont toutes dépendantes, directement (2 et 3) ou indirectement (4,5,6) de la revendication 1 ;
Considérant que le Tribunal a estimé qu'en exprimant à la seconde caractérisation que les acides complexants sont des "acides" la revendication 1 n'exclut pas l'emploi d'acides minéraux, contrairement à ce que fait la description et dès lors étend la protection demandée au-delà de la description et même la contredit ; que pour statuer ainsi le tribunal a refusé la lecture proposée par Stadler qui consistait, en présence d'une erreur matérielle évidente, à rétablir le texte dans son sens, en l'interprétant par la description, comme signifiant "sont des acides organiques" ; qu'il s'est référé à l'article 28 du décret du 19 septembre 1979 qui, jusqu'à la date de délivrance du brevet, ouvre au déposant la faculté de présenter une requête pour obtenir la rectification de fautes d'expression ou de transcription ainsi que des erreurs relevées dans les pièces déposées, ce dont il a déduit qu'après cette délivrance le déposant n'est plus admissible à invoquer de telles erreurs ;
Considérant que, si après la délivrance du brevet aucune modification des documents déposés ne saurait être admise, il n'en résulte nullement l'obligation d'entendre littéralement une revendication dont le libellé est absurde et dont le sens véritable ne fait aucun doute en raison du contexte et de la description à laquelle il convient de se reporter dans un tel cas ; que la sécurité des tiers ne saurait en souffrir dès lors que tout lecteur, et plus spécialement l'homme du métier à qui est destiné le brevet, est en mesure de rétablir le sens véritable ;
Considérant qu'en l'espèce on ne devrait tirer aucune conséquence pour la validité du brevet de l'absence de l'adjectif "organiques" à la fin du membre de phrase énonçant la seconde caractéristique du produit, dès lors que l'absurdité d'énoncer dans une revendication de tautologie "les acides ... sont des acides" est patente, si le sens véritable de la proposition était immédiatement rétabli par le lecteur qui sait par la description que le produit objet de l'invention "présente par rapport à d'autres produits protecteurs contre la rouille ... l'avantage d'être exempt d'acides inorganiques qui présentent le risque de rouille subséquente" ;
Considérant qu'une telle interprétation ne saurait pourtant être retenue dès lors que, comme Arexons le souligne à juste titre, elle donnerait à la revendication une portée allant au-delà de la description ; qu'en effet, si la description exclut toute présence dans le produit d'acides inorganiques et énonce précisément certains des acides organiques qu'il peut contenir, aussi bien dans son texte général (page 3, lignes 24, 25, 26 et 27) ainsi que dans les exemples de réalisation, elle n'indique pas pour autant que l'on puisse employer comme "acide permettant la formation de complexes du fer" un acide organique quelconque ; qu'ainsi la lecture de la revendication 1, à la lumière de la description, ne permet pas de lui donner un sens certain autre que celui qu'elle exprime littéralement et qui, loin de trouver appui dans la description, la contredit ;
Considérant qu'aux termes de l'article 21 de la loi du 2 janvier 1968, dans sa rédaction initiale applicable au brevet Peier : "L'étendue de la protection conférée au brevet est déterminée par les revendications. La description et les dessins servent à interpréter les revendications. L'objet des revendications ne peut s'étendre au-delà de la description complétée, le cas échéant par les dessins" ; qu'il s'ensuit que la revendication ne peut donner droit à protection que dans la mesure où elle prend appui sur la description ;
Considérant que la revendication ne saurait en aucune façon avoir un objet contenu dans une description qu'elle contredit ; que, dans un tel cas elle ne peut faire naître aucun droit à la protection de l'invention qu'elle définit ;
Considérant que dès lors qu'il définit une invention qui n'est pas celle décrite dans le brevet le texte intitulé "revendication 1" n'a pas la nature d'une véritable revendication et ne peut fonder aucun privilège d'exploitation de l'invention ;
Considérant que, si le texte de l'article 49 de la loi ne prévoit pas l'annulation de la revendication contraire à la description, il ne saurait pourtant suffire d'en constater l'inefficience puisque le vice est irrémédiable et que l'apparence trompeuse d'une protection acquise au titre du brevet déposé doit être détruite ; que les mêmes raisons conduisent ici à assurer la sécurité des tiers par l'opposabilité erga omnes de la décision que quand la loi prévoit la nullité d'une revendication qui, pour être viciée, n'en a pas moins la nature de revendication conforme à la description la divulguant ; que, d'ailleurs, dans le cas de moindre gravité où la revendication excède l'objet de la description sans la contredire le souci de sécurité a conduit le législateur, en 1978, à prévoir une déclaration de nullité partielle ;
Considérant qu'il convient donc de confirmer le jugement en ce qu'il a déclaré nulle la revendication 1 ;
Considérant que la revendication 1 étant nulle pour les motifs ci-dessus exposés l'examen des autres griefs tendant à faire déclarer cette nullité n'a plus d'intérêts, qu'ils soient fondés sur des défauts de libellé de la revendication ou sur son éventuelle absence d'activité inventive ;
Considérant qu'Arexons fait valoir que la revendication 2, dépendante de la revendication 1, est nulle pour les mêmes raisons ; que sa demande est fondée puisque incorporant la revendication 1 la revendication 2 est affectée de tous les vices résultant de son libellé et notamment de ce qu'en désignant tous les acides comme éléments complexants elle contredit la partie descriptive du brevet ;
Considérant qu'il y a lieu, pour le même motif, de constater la nullité des revendications 3, 4, 5 et 6 qui toutes, directement ou indirectement, sont dépendantes de la revendication 1 ;
Sur la contrefaçon
Considérant que le brevet étant nul il ne peut fonder une action en contrefaçon ;
Sur la concurrence déloyale
Considérant qu'ainsi que l'a exposé le jugement, Stadler a commis une faute en mettant en garde les clients d'Arexons contre les risques qu'ils encouraient du fait d'une éventuelle contrefaçon d'un brevet qu'elle ne pouvait leur opposer faute d'avoir fait inscrire son titre d'acquisition au registre national des brevets; que cette manœuvre d'intimidation a eu un effet dommageable sur l'activité d'Arexons et que les renseignements fournis au dossier permettent de constater que le jugement a fait une exacte appréciation du préjudice d'Arexons ;
Considérant qu'Agir réclame des dommages et intérêts à Stadler au titre du préjudice subi à la suite des mêmes faits de concurrence déloyale et de sa mise en cause dans l'instance ; que les mises en garde abusives de Stadler ont nui au commerce d'Agir, distributeur en France du produit Ferox, mais que l'assignation d'Agir en contrefaçon n'a pas constitué une poursuite abusive, Stadler ayant pu se méprendre sur l'étendue de ses droits ; qu'au vu des éléments fournis le préjudice subi sera exactement réparé par l'allocation de dommages et intérêts portée au dispositif ;
Sur les autres demandes
Considérant que toutes les demandes de Stadler reposent sur une contrefaçon qui n'existe pas ; qu'elles seront donc rejetées ;
Considérant qu'il y a lieu de faire droit aux demandes de radiation, de publication et de remboursement au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile comme indiqué au dispositif ;
Par ces motifs : Confirme le jugement entrepris en ce qu'il a déclaré nulles les revendications 1 à 3 du brevet n° 74 38927 dont la société Stadler est titulaire, en ce qu'il a débouté la société Stadler de ses demandes, l'a condamnée à payer à la société Arexons 200 000 F au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile et en ses dispositions sur les dépends ; L'infirme pour le surplus, Statuant à nouveau ainsi que sur les demandes incidentes : Déclare nulles les revendications 4, 5 et 6 du brevet n° 74 38927, Dit qu'en application de l'article 79 du décret du 19 septembre 1979 le présent arrêt, lorsqu'il sera passé en force de chose jugée, sera inscrit au registre national des brevets sur requête de la partie la plus diligente, Autorise les sociétés appelantes à faire publier le présent arrêt dans trois journaux ou revues de leur choix au frais de la société Stadler dans la limite de cinquante mille (50 000 F) francs pour l'ensemble des insertions, Condamne la société Stadler à payer à la société Laboratoires Agir cinquante mille (50 000 F) francs à titre de dommages et intérêts, Condamne la société Stadler à payer, au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile, trente mille (30 000 F) francs à la société Sipal Arexons et dix mille (10 000 F) francs à la société Laboratoires Agir, Rejette toute autre demande, Condamne la société Stadler aux dépends et admet la SCP d'avoué Bommart Forster au recouvrement direct tel que prévu par l'article 699 du nouveau code de procédure civile.