CA Dijon, 1re ch. sect. 1, 13 novembre 1990, n° 1884-89
DIJON
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Allonnes Distribution (SA), Direct Distribution (SA)
Défendeur :
Parfums Christian Dior (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Combes
Conseillers :
MM. Littner, Gaget
Avoué :
SCP Fontaine Tranchand
Avocats :
Mes Jousset, Jourde.
Faits, procédure, prétentions et moyens des parties
Sur l'action de la société Parfums Christian Dior tendant à avoir réparation du préjudice résultant de la concurrence, fautive selon elle, faite par les sociétés Direct Distribution et Allonnes Distribution qui vendait dans ses magasins du Centre Leclerc d'Allonnes et de Saint-Pavace des parfums de luxe portant sa marque, alors qu'elles n'étaient pas des distributeurs qu'elle avait agréés et que les produits commercialisés portaient la mention qu'ils ne pouvaient être vendus que par un commerçant ayant cette qualité, le Tribunal de Commerce du Mans, estimant caractérisés les actes incriminés de concurrence déloyale et de publicité mensongère, a, le 10 février 1986, condamné chacune des sociétés défenderesses à payer à la société demanderesse la somme de 50.000 F à titre de dommages-intérêts et celle de 5.000 F pour frais de justice non taxables, ordonné la publication de son jugement et fait défense sous astreinte à ces sociétés de réitérer leurs agissements.
La Cour d'Appel d'Angers (1° chambre A) a confirmé ce jugement, le 21 octobre 1987, en estimant notamment que les sociétés Direct Distribution et Allonnes Distribution, qui sont hors d'état de démontrer l'illiceité du réseau de distribution sélective organisé par la société Parfums Christian Dior, ont commis un acte de concurrence fautive en vendant des produits qu'elles savaient ne devoir être vendus que par les seuls revendeurs agréés et en cherchant à perturber, l'activité de ce fabricant et qu'est aussi fondé le grief de publicité mensongère, dès lors que les produits commercialisés portent la mention qu'ils ne peuvent être vendus que par un distributeur agréé, l'infraction résultant de l'utilisation pour sa réputation personnelle de l'inscription portée par le fabricant à l'intention des commerçants ayant une qualité qu'elle n'avait pas.
Sur le pourvoi formé par les sociétés Direct Distribution et Allonnes Distribution, la cour de cassation (chambre commerciale) a censuré cet arrêt, le 10 mai 1989, sous le visa de l'article 1382 du code civil, aux motifs qu'en s'étant ainsi déterminée, d'une part, sans rechercher si la société Parfums Christian Dior, à qui incombait la charge de la preuve, établissait la licéité de son réseau de distribution sélective considéré dans l'ensemble des conventions s'y rapportant, dès lors qu'étaient cités un avis de la commission de la concurrence et l'amende infligée en conséquence pour des pratiques contraires à la concurrence, et d'autre part, en ayant jugé qu'était une faute délictuelle l'importation et la vente des produits litigieux sans avoir la qualité de distributeur agréé, dès lors que ce seul fait ne constitue pas un acte de concurrence déloyale à défaut de preuve de l'irrégularité de l'acquisition de ces produits, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision et a violé, par fausse application, le texte susvisé.
Devant cette cour, désignée comme cour de renvoi, les sociétés Direct Distribution et Allonnes Distribution soutiennent, d'une part, qu'il appartient au fabricant d'établir la preuve de la licéité des réseaux et des contrats de distribution sélective et non aux grandes surfaces de rapporter la preuve contraire, dès lors que ce mode de distribution est une exception au principe de la libre concurrence, qui suivant la jurisprudence constante de la cour de cassation ne doit pas être limitée à la liberté du vendeur de fixer lui-même le prix de revente et qu'en application de l'article 1315 du code civil celui qui réclame l'exécution d'une obligation doit la prouver, ce que ne fait pas la société Parfums Christian Dior, et d'autre part, qu'étant un tiers au regard des contrats conclus entre le fabricant et les distributeurs, leur responsabilité ne pourrait être engagée sur le fondement de l'article 1382 du code civil que tout autant qu'elles seraient convaincues d'avoir aidé avec connaissance l'un des cocontractants de la société Parfums Christian Dior à enfreindre les obligations auxquelles il était tenu à son égard, qu'une telle preuve n'est pas rapportée, notamment celle d'un approvisionnement illicite, et que ne constitue pas un acte de concurrence déloyale la seule vente de produits en dehors du réseau organisé, ni que peut être considérée comme une publicité mensongère l'indication que ces produits ne peuvent être vendus que par des distributeurs agréées, dès lors que le vendeur n'est pas l'auteur de ce message publicitaire.
Elle concluent donc à la réformation en toutes ses dispositions du jugement entrepris et à l'allocation d'une somme de 20.000 F pour frais non compris dans les dépens.
La société Parfums Christian Dior soutient pour l'essentiel qu'est étanche son réseau de distribution en ce qu'aucune livraison de ses produits ne peut être faite licitement à un commerçant n'ayant pas souscrit un contrat lui interdisant la revente en dehors du réseau. Elle affirme aussi que celui-ci est licite au regard du droit de la concurrence, qu'il s'agisse des dispositions du droit positif interne ou de celles du Traité de Rome. Elle estime enfin que sont caractérisés les actes de concurrence déloyale qu'elle dénonce, dès lors que si le contrat n'engage pas les tiers il n'en constitue pas moins un acte juridique qui leur est opposable en ce qu'ils ne peuvent entraver l'exécution des obligations contractuelles réciproques et qu'en n'indiquant pas leurs sources d'approvisionnement les sociétés Direct Distribution et Allonnes Distribution ont nécessairement eu recours à un marché parallèle qu'elles ont contribué à créer en ayant incité des distributeurs agréés à enfreindre leurs obligations à son égard, en particulier par le moyen d'une exportation fictive de produits réimportés par une société " fantôme ". Elle estime aussi que sont fautives les conditions de commercialisation de ses parfums exposés dans un cadre peu valorisant, circonstance de nature à porter atteinte au prestige de sa marque, qu'est mensongère l'indication sur leur emballage qu'ils ne peuvent être vendus que par un distributeur agréé, ce qui est de nature à induire en erreur le consommateur sur la qualité et les compétences de son vendeur, et qu'en refusant les contraintes du réseau les sociétés appelantes ont commis un acte de parasitisme économique. Elle conclut à la confirmation du jugement entrepris et à l'allocation d'une somme de 10.000 F pour frais de justice non taxables.
La cause a été communiquée au ministère public.
Il convient de se référer pour plus ample exposé aux décisions précitées et aux conclusions des parties devant la cour de renvoi.
Motifs de la décision :
Attendu que la licéité d'un réseau de distribution sélective implique notamment la liberté du vendeur agréé de fixer lui-même le prix de vente des produits ;
Attendu que la commission de la concurrence a estimé, le 1er décembre 1983, que la société Christian Dior et d'autres parfumeurs ont enfreint les dispositions de l'article 50 de l'ordonnance n° 45-1483 du 30 juin 1945 en ayant participé à des actions concertées ou à des ententes tacites visant les activités de distributeurs qui pratiquaient des rabais ; que s'il est vrai que le Conseil d'Etat a annulé le 13 juin 1988 la décision par laquelle le ministre de l'économie, des finances et du budget a, sur l'avis de la commission, infligé à la société intimée une amende de 125.000 frs, au motifs que les documents sur lesquels s'était fondé cet avis ne revêtaient pas une valeur probante suffisante pour affirmer que l'action du fabricant procédait d'un objectif de nature anticoncurrentielle, il n'en demeure pas moins que le paragraphe de l'avis critiqué, relatif aux prix conseillés, suivant lequel la société Christian Dior se livrait à " une fréquence significative à des pressions ... pour faire respecter les prix conseillés, n'a pas encouru de ce chef la censure, du Conseil d'Etat qui a seulement considéré que cette circonstance n'était pas de nature à justifier l'application d'une sanction pécuniaire, dès lors qu'étaient écartés les griefs principaux retenus par la commission ";
Attendu que dans l'hypothèse même où serait aujourd'hui établie la conformité de l'ensemble des contrats de distribution sélective aux exigences définies par la jurisprudence de la Cour de cassation, aux prescriptions de l'article 50 de l'ordonnance n° 45-1483 du 30 juin 1945 et de l'article 85-1 du Traité de Rome ainsi qu'aux règles du droit communautaire, comme le soutient non sans quelque raison la société des Parfums Christian Dior en se fondant, en particulier, sur une lettre de classement de la Commission des communautés européennes et sur diverses décisions judiciaires, il resterait à rechercher dans quelle mesure le fabricant peut se prévaloir de ces contrats à l'égard des sociétés appelantes ;
Attendu qu'aux termes de l'article 1165 du code civil les conventions n'ont d'effet qu'entre les parties contractantes ; que si les tiers auxquels elles sont étrangères ne peuvent en méconnaître l'existence, celle-ci ne les concerne que tout autant qu'il est prouvé qu'ils ont avec connaissance aidé l'un des contractants à enfreindre l'une de ses obligations envers l'autre ; qu'est alors engagée leur responsabilité au regard de l'article 1382 du code civil ;
Attendu que tenant pour acquise l'étanchéité de son réseau, dès lors que les contrats conclus imposent de ne vendre qu'à des consommateurs directs ou à des distributeurs agréés, la société intimée en déduit l'existence à l'encontre des sociétés Allonnes Distribution et Direct Distribution d'une présomption d'acquisition irrégulière susceptible de preuve contraire de la part de ces distributeurs agissant dans le cadre d'un réseau parallèle ;
Mais attendu que la preuve de l'approvisionnement illicite incombe à celui qui l'invoque et ne peut découler du postulat tiré de l'obligation contractuelle rappelée ci-dessus; que la mauvaise foi prétendue ne peut être présumée ; qu'elle doit résulter de circonstances concrètes, précises et concordantes ;
Attendu que la société intimée verse au débat des photocopies d'annonces publiées dans différents journaux français ou étrangers émanant de la société Galec, centrale d'achat des magasins Leclerc, en vue de susciter des propositions de vente avec le concours de la société Siplec, appartenant au même groupe, et celui d'une société Becklodge qui serait une " société écran " destinée à masquer l'acquisition et l'importation frauduleuses des produits de sa marque ; qu'elle affirme que cette dernière société n'appréhende jamais la marchandise qui est livrée d'Italie en France alors que les documents douaniers établissent l'origine française, de sorte que l'exportation de ces produits est fictive et leur réimportation réalisée par une société sans existence ; qu'elle y voit la preuve de l'incitation par les sociétés intimées à la violation par des distributeurs agréés de leurs obligations contractuelles à son égard ;
Mais attendu que restant ignorés l'identité et le siège social des distributeurs agréés qui auraient ainsi enfreint les stipulations du contrat les liant à elle, la société des Parfums Christian Dior n'apporte pas des éléments d'une valeur probante suffisante pour que soit caractérisée la faute délictuelle qu'elle allègue ; qu'exiger des sociétés appelantes l'indication de l'origine de leur approvisionnement conduirait à un renversement de la charge de la preuve au profit de celui à qui il appartient de l'administrer ;
Attendu que la société intimée estime fautive, parce que dévalorisante pour sa marque, l'exposition en vue de la vente de ses produits sur une table située entre la porte d'entrée du magasin et les caisses ;
Mais attendu que la mise en place d'un réseau de distribution sélective ne peut avoir pour effet de faire obstacle à la pratique d'autres modalités de vente nécessairement différentes de celles imposées aux distributeurs agréés, alors que la motivation de la clientèle des centres Leclerc est d'acquérir un parfum de luxe à un prix avantageux plutôt que ce produit lui soit vendu par un professionnel à un prix supérieur dans un cadre valorisant; que n'est pas fondé pour le même motif le grief de parasitisme économique formulé par la société intimée;
Attendu, sur la publicité mensongère invoquée, que selon la jurisprudence convergente de la chambre commerciale et de la chambre criminelle de la cour de cassation, n'est pas un acte de cette nature la mise en vente de produits dont l'emballage indique qu'ils ne peuvent être vendus que par un distributeur agréé, dès lors que le vendeur n'est pas l'auteur de ce message publicitaire ;
Attendu, en définitive, que n'étant pas établie à l'encontre des sociétés Allonnes Distribution et Direct Distribution une faute résultant soit d'un approvisionnement illicite auprès d'un ou de plusieurs fournisseurs agréés qui auraient ainsi enfreint l'une de leurs obligations envers le fabricant, soit d'une commercialisation de nature à discréditer la marque considérée, compte tenu des modalités de vente dans des magasins visant à pratiquer des prix compétitifs, et que n'étant pas constitutive de concurrence déloyale ou de publicité mensongère la seule mise en vente de produits de la marque Christian Dior portant sur leur emballage la mention rappelée ci-dessus, c'est à tort que le premier juge a condamné la société appelante au paiement de dommages-intérêts et de frais de justice non taxables, ordonné la publication de sa décision et fait défense sous astreinte aux sociétés concernées de réitérer leurs agissements ; qu'il y a donc lieu de réformer son jugement ;
Attendu, toutefois, qu'il n'est inéquitable de laisser à la charge des sociétés appelantes les frais non compris dans les dépens qu'elle ont exposés devant la cour de renvoi ;
Par ces motifs, LA COUR, réformant le jugement entrepris, déboute la société des Parfums Christian Dior de son action ; dit en conséquence n'y avoir lieu à paiement de dommages-intérêts et de frais irrépétibles par les sociétés Allonnes Distribution et Direct Distribution ; dit qu'il ne pouvait leur être fait défense de vendre des produits de la marque précitée ; rejette toute autre demande ; condamne la société des Parfums Christian Dior aux entiers dépens qui comprendront ceux exposés devant le Tribunal de Commerce du Mans, la Cour d'Appel d'Angers et la cour de renvoi.