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Décisions

CA Dijon, 1re ch. sect. 1, 16 octobre 1990, n° 970-89

DIJON

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Boulogne Distribution (SA)

Défendeur :

Parfums et Beauté de France et compagnie (SNC)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Combes

Conseillers :

MM. Littner, Gaget

Avoués :

SCP Fontaine-Tranchand, Me Gerbay

Avocats :

Mes Jousset, SCP Lassier, Budry, Henriot, Bellargent.

CA Dijon n° 970-89

16 octobre 1990

Faits, procédure, prétentions et moyens des parties :

Au motif que la SA Boulogne Distribution qu'elle n'avait pas agréée vendait dans son magasin du centre Leclerc de Boulogne Billancourt des parfums portant les marques " Guy Laroche " et " Lancôme ", la société Parfums et Beauté de France (PBF) l'a assignée en référé pour faire cesser le trouble manifestement illicite que lui causait cette pratique ayant pour effet de désorganiser son réseau de distribution sélective.

Retenant que la société Boulogne Distribution n'établissait pas l'illicéité alléguée des contrats de distribution sélective et que ses agissements étaient de nature à mettre en péril le système mis en place par le fabricant, le président de Tribunal de Commerce de Nanterre lui a fait défense sous astreinte de commercialiser les produits de la société PBF dont il a ordonné la saisie, a désigné un séquestre, a prescrit une mesure d'instruction en vue de rechercher les conditions dans lesquelles la société défenderesse s'était procuré les produits litigieux et l'a condamnée au paiement de la somme de 5.000 F pour frais de justice non taxables, par ordonnance du 30 mai 1985 que la société Boulogne Distribution a frappée d'appel.

La Cour d'Appel de Versailles (12e chambre) a confirmé cette décision, le 28 mai 1986, au motif essentiel que le système de distribution sélective étant en usage depuis de nombreuses années dans les sociétés de parfumerie de prestige et étant reconnu par des instances nationales et internationales, la société appelante, qui avait délibérément mis en vente, sans tenir compte de la situation de fait existante, des produits des marques distribuées par PBF, avait causé à celle-ci un préjudice immédiat qui constituait aussi une menace de préjudice ultérieur. Elle a donc estimé qu'étaient réunies les conditions d'application de l'article 873 du Nouveau Code de Procédure Civile en vertu duquel ont été ordonnées les mesures précitées.

La Cour de cassation (chambre commerciale) a censuré cet arrêt le 31 janvier 1989 sous le visa des articles 873 du Nouveau Code de Procédure Civile et 1382 du code civil, au motif qu'en ayant ainsi statué, sans rechercher si la société PBF à qui incombait la charge de la preuve, établissait la licéité de son réseau de distribution sélective considéré dans l'ensemble des conventions s'y rapportant dès lors qu'était cité l'avis de la commission de la concurrence relatif à des pratiques contraires à la concurrence, la Cour d'Appel n'avait pas donné de base légale à sa décision.

Devant cette cour, désignée comme cour de renvoi, la société Boulogne Distribution soutient, d'une part, qu'il appartient au fabricant d'établir la preuve de la licéité des réseaux et des contrats de distribution sélective et non aux grandes surfaces de faire la preuve contraire, dès lors que la distribution sélective est une exception au principe de la libre concurrence, qui suivant la jurisprudence constante de la cour de cassation ne doit pas limiter la liberté du vendeur de fixer lui-même le prix de revente du produit et qu'en application de l'article 1315 du code civil celui qui réclame l'exécution d'une obligation doit la prouver, ce que ne fait pas la société PBF, et d'autre part, qu'étant un tiers au regard des contrats conclus entre le fabricant et les distributeurs, sa responsabilité ne pourrait être engagée sur le fondement de l'article 1382 du code civil que tout autant qu'elle serait convaincue d'avoir aidé en connaissance de cause l'un des cocontractants de la société PBF à enfreindre les obligations auxquelles il était tenu à son égard, qu'une telle preuve n'est pas rapportée, notamment celle d'un approvisionnement illicite, et que ne constitue pas un acte de concurrence déloyale la seule vente de produits en dehors du réseau organisé, ni que peut être considérée comme une publicité mensongère l'indication que ces produits ne peuvent être vendus que par des distributeurs agréés, dès lors que le vendeur n'est pas l'auteur de ce message publicitaire. Elle prétend aussi que le fabricant ne saurait invoquer l'imminence d'un dommage susceptible de justifier la saisine de la juridiction des référés, alors que n'est pas établie l'existence d'une faute d'où résulterait une diminution du prestige attaché à la marque et une baisse constante du chiffre d'affaire et que le juge d'appel doit se placer pour apprécier l'imminence du dommage invoqué à la date où il statue et non à celle de la décision déférée.

Elle conclut donc à la réformation en toutes ses dispositions de l'ordonnance critiquée et à l'allocation d'une somme de 20.000 F pour frais non compris dans les dépens.

La société PBF soutient que son réseau de distribution sélective répond aux exigences de la jurisprudence de la cour de cassation, en ce qu'il repose sur des critères objectifs de caractère qualificatif, qu'il n'introduit aucune restriction quantitative injustifiée, que les contrats ne contiennent pas de clause ayant un objet ou un effet anticoncurrentiel, que les conditions de sélection sont appliquées de manière non discriminatoire et uniforme, que le système est cohérent, que ne sont pas limitées les possibilités de concurrence, que la mise en place du réseau n'a ni pour objet ni pour effet d'établir un cloisonnement artificiel des marchés des différents Etats membres de la CEE mais qu'elle contribue au contraire à l'amélioration de la production et de la distribution des produits concernés. Elle expose aussi que si les lettres de classement de la Commission des communautés européennes qu'elle produit ne constituent ni une décision d'attestation négative ni une décision d'exemption, elles n'en sont pas moins un élément important que la juridiction des référés doit prendre en compte dans l'examen de la conformité des contrats aux dispositions de l'article 85 du Traité de Rome. Elle prétend enfin que l'approvisionnement de la société Boulogne Distribution en produits de ses marques est nécessairement irrégulier, dès lors qu'est établie l'étanchéité de son réseau et que l'irrégularité de cette acquisition, confortée par d'autres éléments de fait, est constitutive du trouble manifestement illicite reconnu par le premier juge dont elle sollicite la confirmation de la décision ainsi que l'allocation d'une somme de 10.000 F pour frais irrépétibles.

La cause a été communiquée au ministère public.

Il convient de se reporter pour plus ample exposé aux décisions précitées et aux conclusions des parties devant la cour de renvoi.

Motifs de la décision

Attendu que l'appréciation de la licéité d'un réseau de distribution sélective implique l'analyse des obligations réciproques des contractants, celle des conditions de l'agrément du revendeur qui doit avoir été choisi en fonction de critères objectifs de caractère qualitatif relatifs à sa qualification professionnelle, à celle de son personnel et à l'agencement de ses installations, en vue d'assurer au consommateur une prestation de meilleure qualité sans qu'il en résulte une restriction de la liberté du revendeur de fixer lui-même le prix de vente des produits ; qu'elle requiert aussi l'étude du contexte économique et du fonctionnement de l'ensemble du réseau tant sur le territoire national que dans les pays de la Communauté économique européenne (CEE) que dans ceux qui n'en font pas partie ainsi que la vérification du libre jeu de la concurrence entre fabricants de produits de marque différente et entre distributeurs de produits de même marque;

Attendu qu'en raison de sa complexité, une telle analyse constitue une contestation sérieuse excédant la compétence du juge des référés;

Attendu, certes, qu'en vertu de l'article 873 du Nouveau Code de Procédure Civile modifié par le décret n° 87-434 du 17 juin 1987, le président du Tribunal de Commerce peut, même en présence d'une contestation sérieuse, prescrire en référé des mesures conservatoires ou de remise en état qui s'imposent soit pour prévenir un dommage imminent soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite ;

Attendu que saisie de l'appel d'une ordonnance de référé, la Cour doit se placer, pour apprécier l'imminence du dommage ou l'illicéité manifeste du trouble invoqué, à la date à laquelle elle statue et non à celle de la décision déférée ;

Attendu que tenant même pour certaine la licéité du réseau de distribution sélective, comme le soutient non sans quelque raison la société PBF, il resterait à celle-ci à prouver l'illicéité manifeste du trouble qu'elle invoque ;

Attendu que celui-ci résulte, selon elle, de l'approvisionnement irrégulier auquel s'est livré la société Boulogne Distribution et qu'implique de manière nécessaire l'étanchéité du réseau ainsi que de la volonté affirmée de cette société de porter atteinte au système de commercialisation licite mis en place par le fabricant et constitutive à son égard d'un comportement déloyal ;

Mais attendu que la preuve de l'approvisionnement illicite incombe à celui qui l'invoque ; qu'elle ne peut découler du postulat tiré de l'obligation contractuelle du distributeur de ne revendre qu'à un autre distributeur agréé ; que force est de constater, en l'espèce, que la société intimée n'établit pas dans quelles circonstances précises la société Boulogne Distribution, dont la mauvaise foi prétendue ne peut être présumée, s'est procuré les produits litigieux ; que la possibilité de failles dans le réseau de distribution sélective ne peut donc être exclue ;

Attendu, par ailleurs, que suivant la jurisprudence constante de la chambre commerciale et de la chambre criminelle de la cour de cassation ne constitue pas un acte de concurrence déloyale la mise en vente de produits en dehors du réseau organisé par le fabricant ;

Attendu, en conséquence, que n'étant pas prouvée l'illicéité manifeste du trouble prétendu, le juge des référés ne pouvait interdire sous astreinte la commercialisation par la société appelante des produits de la société PBF, ni ordonner leur saisie et désigner un séquestre, ni prescrire une mesure d'instruction, ni prononcer de condamnation en application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile ; qu'il y a donc lieu de réformer sa décision ;

Attendu, toutefois, qu'il n'est pas inéquitable de laisser à la charge de la société Boulogne Distribution les frais non compris dans les dépens qu'elle a exposés devant cette Cour ;

Décision

Par ces motifs : LA COUR, Réformant l'ordonnance entreprise, Dit qu'il ne pouvait être fait défense à la société Boulogne Distribution de commercialiser les parfums des marques de la société PBF ; Ordonne, en conséquence, la mainlevée des mesures d'astreinte, de saisie et de séquestre ; Dit qu'il n'y avait lieu à expertise ; Rejette toute autre demande ; Condamne la société PBF aux entiers dépens qui comprendront ceux exposés devant le premier juge, la cour d'appel de Versailles et la cour de renvoi.