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Décisions

CA Versailles, 13e ch., 27 septembre 1990, n° 4679-89

VERSAILLES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Guerlain (SA)

Défendeur :

AMS Packaging (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Doze

Conseillers :

Mme Monteils, M. Jauffret

Avoués :

Me Lambert, SCP Fievet-Rochette

Avocats :

Mes Cousin, Fourgoux.

T. com. Pontoise, du 21 mars 1989

21 mars 1989

LA COUR : - La société Guerlain a assigné la société AMS Packaging en contrefaçon d'un pot pour produit de beauté et du chef de concurrence déloyale et parasitaire.

Par jugement du Tribunal de commerce de Pontoise du 21 mars 1989, Guerlain a été déboutée et condamner à verser 5.000 F à AMS Packaging sur le fondement de l'article 700 du NCPC. La contrefaçon a été rejetée et il a été retenu que les parties n'étaient pas en état de concurrence.

Guerlain, appelante, conclut ainsi :

Le pot a été créé en 1978 par Robert Granel qui lui a cédé ses droits. Elle est donc propriétaire des droits selon la loi du 11 mars 1957 sur la propriété littéraire et artistique.

Ayant effectué dépôt à l'INPI le 4 avril 1979, elle est titulaire sur la forme de ce pot des droits de la loi du 14 juillet 1909.

Elle exploite dans ces pots sa ligne de produits de beauté " Issima ".

En 1988 elle a vu apparaître sur le marché un pot contrefaisant.

Elle a procédé à saisie contrefaçon et assigné. Le Tribunal a rejeté les antériorités prétendues et a reconnu l'originalité propre. Mais il a retenu pour débouter les différences entre les pots excluant la contrefaçon.

Isolant deux caractéristiques du pot Guerlain, de manière arbitraire, épaulement circulaire incliné vers le bas, et arête circulaire ondulée, le Tribunal a méconnu une appréciation synthétique nécessaire, où la similitude est frappante, et nombre de caractéristiques qui distinguent ce pot Guerlain des prétendues antériorités.

La première antériorité est une poterie japonaise d'époque Jomon, c'est à dire néolithique, ouvrage de terre cuite sommaire sans arête à la jonction des volumes inférieurs et moyen.

Il est facile de distinguer les originalités, dont 7 peuvent être dénombrées, du pot Guerlain.

Les modèles américains sont fondamentalement différents.

La contrefaçon s'analyse en reproduction de 12 caractéristiques du pot Guerlain.

Les différences retenues par le Tribunal ne peuvent effacer le caractère contrefaisant.

Le prestige et la notoriété de Guerlain, des investissements publicitaires très importants, sont liés à la diffusion de ce pot ; c'est à tort que le Tribunal a refusé l'existence d'une concurrence.

A partir du moment où un opérateur économique prétend bénéficier des efforts d'autrui, il y a une concurrence déloyale et agissements parasitaires, créateurs d'un préjudice évident.

Elle conclut à réformation, et agissements parasitaires, selon les articles 70 et suivants de la loi du 11 mars 1957, 10 et suivants de la loi du 14 juillet 1909, 1382 du Code Civil, loi des 2 et 17 mars 1971, article 10 bis de la Convention d'Union de Paris,

- à interdiction à AMS Packaging de fabriquer, offrir, vendre tout pot présentant les caractéristiques décrites sous astreinte définitive de 2.000 F par pot dont la fabrication, l'offre ou la vente auraient été constatés après signification,

- à suppression de tout catalogue ou publicité de l'intimée relative au pot litigieux sous astreinte de 2.000 F par infraction constatée après huitaine au-delà de la signification,

- à confiscation et remise à elle-même de tous les objets litigieux et du matériel ayant servi à les fabriquer pour être détruits devant huissier en présence d'un mandataire d'elle-même, sous astreinte de 5.000 F par jour de retard à partir de la signification,

- à octroi de deux millions de francs de dommages-intérêts,

- à publication dans cinq journaux ou revues à son choix aux frais de AMS Packaging, à un coût unitaire minimal de 15.000 F HT,

- à octroi de 30.000 F sur le fondement de l'article 700 du NCPC.

AMS Packaging conclut ainsi :

L'aspect général du pot Guerlain est celui du pot néolithique Jomon, et aussi celui de deux antériorités des Etats-Unis de 1929 et 1936.

L'originalité du pot Guerlain, outre sa couleur bleue non reproduite, est l'existence d'un épaulement circulaire incliné vers le bas, et d'une arête horizontale très marquée et légèrement ondulée.

Ces deux caractéristiques essentielles ne sont pas reproduites dans son pot "confetti".

La reproduction de la loi du 11 mars 1957 ne peut être revendiquée. La concurrence déloyale ne peut être retenue, en l'absence de preuve d'une faute qui n'est pas rapportée.

De toute façon, les sociétés ne sont pas en situation de concurrence.

Les agissements parasitaires ne peuvent non plus être retenus ; elle-même jouit dans le domaine de l'emballage d'une réputation qui n'a rien à envier à celle de Guerlain dans le sien.

Elle a des clients prestigieux.

Les volumes des pots sont tributaires du volume du produit inséré, donc toujours sensiblement équivalents.

La couleur dorée de ce pot est également classique.

L'existence d'un préjudice est dénuée de toute preuve.

Elle conclut au déboutement et octroi de 50.000 F sur le fondement de l'article 700 du NCPC.

Par conclusions complémentaires, AMS Packaging insiste sur la divulgation par le pot japonais de la forme générale des pots en cause, sur la dépendance de son propre pot et de ce pot Jomon et nullement du pot Guerlain, sur le fait que l'image de marque de Guerlain tient à un nom notoire et non à un pot de forme banale.

Par conclusions responsives, Guerlain expose ceci :

Le pot AMS Packaging ne reproduit pas la poterie Jomon. Dire comme tente de le faire celle-ci que son pot est dans la dépendance du modèle japonais est juridiquement inopérant.

AMS Packaging s'obstine à procéder analytiquement là où est nécessaire une appréciation synthétique, il est nécessaire qu'elle prouve l'existence d'une antériorité de toute pièce comportant toutes les caractéristiques du modèle auquel elle doit être opposée.

La comparaison synthétique perceptible par un consommateur d'attention moyenne qui n'a pas simultanément les deux objets sous les yeux, se fait par les ressemblances et non les différences.

Le préjudice dû à la concurrence doit être rapporté à son effort publicitaire qui est de l'ordre de 10 millions de francs.

C'est pour profiter de sa réputation et de sa notoriété qu'AMS a réalisé ce qui n'est qu'une copie.

Considérant, sur la contrefaçon de modèle, qu'il n'existe pas de difficulté sur l'origine du pot Guerlain, cession de droit d'auteur par le créateur le 13 décembre 1978, dépôt à l'INPI accompagné d'une photographie le 27 juin 1979 et sur l'apparition sur le marché des pots " confetti " de AMS Packaging près de 10 ans plus tard ;

Considérant que le pot Guerlain est un 1) objet transparent, 2) de section circulaire, 3) de faible hauteur et, 4) grande largeur, 5) s'évasant à la partie supérieure sous forme d'épaulement circulaire en pente inclinée vers le bas et, 6) se rétrécissant vers le bas en amorce de sphère avec une base pour l'assiette, 7) la jonction de ces configurations étant marquée, à la zone de plus grand diamètre par une arête ou nervure ; que 8) le volume contenant est une cuvette arrondie ; que 9) le corps du pot est surmonté par un col cylindrique de faible hauteur coiffé par un capot cylindrique et plat, 10) de diamètre sensiblement inférieur au plus grand diamètre 11) mais supérieur à celui de la base ; 12) que l'arête de plus grand diamètre est légèrement ondulée ; que le capot est en métal doré ;

Considérant que cette description qui retient 12 caractéristiques, reprise des conclusions de Guerlain, est un inventaire exact ;

Considérant que le pot " confetti " de AMS Packaging, présenté à la Cour par Guerlain à l'audience afin de comparaison, est indiscernable au premier coup d'oeil du pot Guerlain, etque seule la confrontation étroite des deux modèles permet de les distinguer;

Considérant qu'une étude analytique permet de retrouver dans le pot " confetti " 10 des 12 caractéristiques ci-dessus énumérées ; que seules font défaut la nervure numéro 7 et l'ondulation numéro 12 ; que la nervure en léger surplomb de Guerlain coiffant le plus large diamètre est remplacée dans " confetti " par un à-plat à peine plus large ; que le plus grand diamètre de " confetti "est dans un plan horizontal, donc sans ondulation ;

Considérant que l'extrême similitude entre les deux modèles présentés à l'audience est d'autant plus frappante qu'ils ont pratiquement le même diamètre, la même hauteur des capots, de même diamètre également, la Cour ne pouvant déterminer à examen à courte distance de différences appréciables dans ce domaine ; que de plus contrairement à ce qu'écrit Packaging, Guerlain utilise non seulement le verre bleu, mais aussi l'incolore, comme le modèle confetti ;

Considérant qu'à l'intérieur des caractéristiques communes qui viennent d'être énumérées, il est possible de percevoir après étude affinée, des variantes : base constituant l'assiette, de diamètre inférieur chez confetti, profil un peu plus bombé de l'épaulement, numéro 5, chez " confetti ", profil un peu plus bombé de l'amorce de sphère, numéro 6, chez Guerlain, hauteur un peu inférieure du capot cylindrique, numéro 9, chez " confetti " ;

Considérant qu'il apparaît que les chances de confusion, de la part d'une consommatrice moyenne, ne disposant pas de la faculté d'inspecter ces deux récipients côte à côte à tête reposée, sont quasi totales ;

Considérant que ce point de fait étant acquis, il y a lieu de déterminer si le modèle de pot Guerlain est dépourvu de nouveauté ; que la référence au vénérable vase de terre cuite d'époque Jomon, bénéficiant d'une antériorité d'une vingtaine de siècles environ, est inopérante ; qu'il s'agit d'une production artisanale élégante mais rustique, entièrement creuse, à goulot visiblement tronconique, de forme un peu irrégulière faute d'usage d'un tour, sans arête à la jonction des volumes principaux ; que ce qui peut seulement être retenu de la comparaison est que cet objet repose sur la combinaison de trois volumes, combinaison utilisée pour les structures du pot Guerlain ; qu'il est impossible de déduire de là une antériorité de nature à ruiner la nouveauté de celui-ci, les apparences matière et proportions étant tout à fait dissemblables, sans entrer dans les détails ;

Considérant que les deux autres antériorités américaines, de 1929 et 1936, de style bien daté, sont sans valeur aucune ; qu'il s'agit dans le premier cas d'une coupe circulaire coiffée d'un large couvercle bombé avec, apparemment, une poignée ; dans le second, d'un poudrier, comme le précédent, constitué par la jonction de deux troncs de cône évasés, avec un capot ; que les profils et aspects de ces objets sont différents des pots en litige, qui sont d'ailleurs destinés à recevoir des crèmes et non des poudres ;

Considérant qu'il y a lieu en conséquence de retenir la contrefaçon de ce qui constitue à la fois une œuvre originale et un modèle déposé, aucune preuve contraire n'étant rapportée ;

Considérant qu'il est exact que les deux parties ne sont pas en concurrence dans le domaine des produits de beauté; que Guerlain produit ses propres pots ; qu'en vendant des pots contrefaisants, il n'y a pas de la part de AMS Packaging de concurrence, dès lors qu'elle ne propose que des récipients vides à des producteurs, alors que Guerlain livre les siens pleins à des détaillants ; que,par contre, la notion d'agissements parasitaires trouve en la cause son plein emploi ; que les concurrents de Guerlain sont tentés d'acquérir les pots contrefaisants pour conditionner leur marchandise afin de profiter à la fois d'une forme originale et raffinée, et de la notoriété incontestable qui s'attache à la marque Guerlain, que ce sont des arguments esthétiques et commerciaux qui assurent nécessairement la vente de ce modèle de pot " confetti ", et le succès d'AMS Packaging à ce sujet, au détriment de Guerlain, qui voit apparaître sur le marché les pots contrefaisants grâce auxquels d'autres producteurs pratiquent une concurrence déloyale ;

Considérant qu'AMS Packaging doit ainsi consciemment ses résultats à la concurrence déloyale qu'elle propose à autrui d'exercer, à des prix intéressants, puisqu'elle réalise en plastique ce qui chez Guerlain est en verre.

Considérant, que cette faute quasi délictuelle, copie organisée d'un pot original diffusé amplement depuis plus de 5 ans étant ainsi caractérisée il y a lieu de se pencher sur le préjudice à prendre en compte ;

Considérant que la ligne " Issima " de Guerlain, qui est conditionnée dans le pot contrefait, comporte toutes sortes de crèmes différentes : " Tour des yeux - pour le cou - régénératrice - émulsion protectrice - concentré régénérateur " et plusieurs fonds de teint de nuances différentes ; que Guerlain a fait des efforts coûteux pour assurer la diffusion de ces produits ; qu'elle a présenté des reproductions de son spot dans des publicités en pleine page dans " Elle ", " Figaro Madame ", " Jour de France " ; que la même technique, dans des revues du même genre ou des journaux, a été utilisée en Allemagne, Angleterre, Italie, Espagne, Autriche, Grèce, USA, Mexique, Australie, Japon, Hong Kong entre 1982 et 1988 ; qu'elle a eu recours aussi à des publicités plus modestes ;

Considérant que le directeur du service publicité de Guerlain, Dupin de Lacoste, suivant attestation et tableaux détaillés versés aux débats, a précisé que les frais publicitaires concernant la ligne Issima, ont été de 10.418.340 francs sur cinq ans de 1981 à 1985 ;

Considérant que le pot contrefaisant effectivement utilisé par la concurrence a été reproduit dans une pleine page de " Elle " de décembre 1987, étant fait mention " d'une élégance raffinée et attractive qu'il s'agisse des textures ou conditionnements " ;

Considérant que la faute de AMS est d'autant plus lourde qu'il s'agit d'un groupe très important qui se prévalait en 1986 d'un chiffre d'affaires de 152 millions de francs, avant d'acquérir une société Polyflex qui en réalisait 84 millions, que dans son catalogue, AMS se prévaut d'une clientèle prestigieuse, comprenant la très grande majorité des grands parfumeurs ;

Considérant que la Cour possède [des] éléments suffisants en contemplation des faits, de la personnalité de l'auteur et de la victime et des intérêts en jeu pour allouer à Guerlain 1.500.000 F de dommages-intérêts, ordonner les publications, prononcer les interdictions, ordonner les confiscations demandées, allouer 30.000 F sur l'article 700 du NCPC à l'appelante ;

Considérant que demeure une difficulté, qui est l'étendue des mesures à prendre ; que les conclusions de Guerlain visent " tout pot de produit de beauté ou objet quelconque présentant les caractéristiques ci-dessous décrites ou s'en approchant " ; que AMS s'est cantonnée dans une position où ce stade de contestation n'avait pas sa place ;

Considérant que le pot Guerlain est produit en deux dimensions à en croire ses publicités, en verre bleu ou transparent ; que le modèle " Confetti " contrefaisant comporte cinq dimensions dans le modèle contrefaisant, et des variantes ; que deux variantes portent sur le couvercle, légèrement bombé, ou biseauté sur les bords, et une troisième sur la matière employée, qui n'est pas nécessairement transparente, les modèles étant proposés en quatre nuances de plastique opaque ;

Considérant ainsi que certains modèles, pour revenir à la classification utilisée en début de discussion, ne présentent pas la caractéristique numéro 9 (capot plat) ;

Considérant que ces variantes apparaissent accessoires ; que les dimensions ne peuvent à l'évidence entrer en ligne de compte ; que les variantes observées sur les formes du capot laissent subsister un aspect général contrefaisant dans les proportions ; que les pots, abstraction faite du capot, sont identiques à ce qui a été décrit dans le présent arrêt ; qu'en retenant le maximum de variantes les pots d'AMS présentent 8 des 12 caractéristiques du pot Guerlain ;

Considérant que la copie quasi servile du pot lui même subsiste sans altération ; que cette copie de ce qui est création dans le pot Guerlain envisagé dans son ensemble, dans sa forme et conception demeure patente ; que la sanction doit donc atteindre toutes les séries " Confetti " indépendamment des matières et des capots ;

Considérant qu'il y a lieu de condamner AMS aux entiers dépens.

Par ces motifs : Statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort, Fait droit à l'appel de la société Guerlain, Réforme le jugement déféré, Dit que la société AMS Packaging s'est rendue coupable de contrefaçon et d'agissements parasitaires, Interdit à la société AMS Packaging de fabriquer, offrir à la vente tous pots de la série Confetti décrit aux motifs sous astreinte de cinq cent francs (500 F) par pot vendu dont la fabrication, l'offre à la vente ou la vente par elle même pourrait être constatée postérieurement à la signification du présent arrêt, Ordonne la suppression de tout catalogue et publicité des pots contrefaisants sous astreinte de deux mille francs (2.000 F) par infraction constatée sous 15 jours de la signification du présent arrêt, Ordonne la confiscation et la remise à la société Guerlain de tous les objets litigieux et de tous moules ayant servis à leur fabrication en présence du président de la Chambre des Huissiers des Hauts de Seine ou de son délégataire et d'un mandataire de la société Guerlain, sous astreinte de trois mille francs (3.000 F) par jour qui courra, passé le délai de 8 jours après la signification du présent arrêt, Condamne la société AMS Packaging à payer à la société Guerlain la somme de un million cinq cent mille francs (1.500.000 F) à titre de dommages-intérêts, Ordonne la publication du présent arrêt dans cinq journaux ou revues, au choix de la société Guerlain et aux frais de la société AMS Packaging au coût unitaire maximal de quinze mille francs (15.000 F), Condamne la société AMS Packaging à payer à la société Guerlain une indemnité de trente mille francs (30.000 F), en vertu de l'article 700 du NCPC, Condamne la société AMS Packaging aux entiers dépens et autorise Me Lambert, avoué, à recouvrer ceux d'appel conformément aux dispositions de l'article 699 du NCPC.