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Décisions

CA Lyon, 1re et 2e ch. réunies, 25 juin 1990, n° 2955-89

LYON

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Goguet (SA)

Défendeur :

Axel Courrèges (SNC)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Farge

Conseillers :

MM. Karsenty, Missol Legoux, Mmes Bailly Maître, Martin

Avoués :

Mes Brondel, Trudela, Guilhem

Avocats :

Mes Jousset, Durrleman, Balsan.

T. com. Romans, du 20 févr. 1985

20 février 1985

Faits, procédure et prétentions des parties :

La société anonyme Établissements Goguet (société Goguet), qui exploite avenue Victor Hugo à Valence (Drôme), un magasin de vente de vêtements et d'articles de sport portant l'enseigne " Centre distributeur E. Leclerc ", a créé au début de l'année 1984 un rayon de parfumerie destiné à distribuer des produits de grandes marques.

Par jugement du 20 février 1985, le Tribunal de commerce de Romans, à la suite de l'assignation délivrée le 28 février 1984 par la société en nom collectif Axel Courrèges, a condamné la société Goguet à payer à la société Axel Courrèges la somme de 50 000 F à titre de dommages-intérêts réparant le préjudice causé à cette dernière par les ventes de ses produits en dehors du circuit commercial de ses revendeurs agréés, a fait interdiction à la société Goguet, à peine d'astreinte, de mettre en vente des produits de la société Axel Courrèges jusqu'à ce qu'elle ait obtenu l'agrément de cette société, a ordonné la publicité du jugement et a condamné la société Goguet à payer à la société Axel Courrèges la somme de 15 000 F en application de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.

La société Goguet ayant relevé appel de cette décision, et la société Axel Courrèges ayant formé un appel incident, la Cour d'appel de Grenoble, par arrêt du 12 mai 1987, a déclaré non fondé l'appel de la société Goguet à payer à la société Axel Courrèges la somme de 10 000 F à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive et celle de 10 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.

Sur pourvoi de la société Goguet, la Cour de cassation a, par décision du 13 décembre 1988, cassé l'arrêt aux motifs, d'une part, qu'en énonçant que la société Goguet ne rapporte pas la preuve de l'illicéité du réseau de distribution sélective de la société Axel Courrèges, alors que cette dernière société avait la charge de la preuve de la résiliation des conditions qu'implique la licéité du réseau de distribution sélective, sans rechercher si compte tenu des actions concomitantes de plusieurs parfumeurs, les contrats de cette société, appréciés dans leur ensemble, tout d'abord au regard du réseau et ensuite au regard des différents parfumeurs cités, remplissaient les conditions mises à cette licéité indispensable pour démontrer des fautes de la société Goguet, la Cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision, d'autre part qu'en énonçant que le réseau de distribution sélective est opposable à la société Goguet et que celle-ci a commis des agissements déloyaux par les ventes sans être distributeur agréé, alors que le seul fait d'avoir commercialisé de tels produits ne constituait pas un acte de concurrence déloyale dès lors que l'irrégularité de leur acquisition n'était pas établie, la Cour d'appel a violé par fausse application l'article 1382 du code civil.

L'affaire a été renvoyée devant la Cour d'appel de Lyon.

La société Goguet fait valoir que la société Axel Courrèges qui doit fournir tous éléments de preuve permettant de justifier de la prétendue licéité de ses réseaux et contrats de distribution sélective n'apporte pas ces éléments, qu'à supposer établie cette licéité, les conventions entre la société Axel Courrèges et ses distributeurs agréés ne sont pas opposables à la société Goguet, que sa responsabilité ne pourrait être recherchée que sur le terrain délictuel mais seulement dans la mesure où il serait démontré que la société Goguet a aidé avec connaissance l'un des cocontractants de la société Axel Courrèges à enfreindre les obligations auxquelles il était tenu envers elle, qu'aucune faute n'est établie à son encontre, la preuve de l'approvisionnement illicite ne pouvant découler du postulat tiré de l'obligation du distributeur de ne revendre qu'à un autre distributeur agréé. Elle conclut à la réformation du jugement et à la condamnation de la société Axel Courrèges à lu payer la somme de 20 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.

La société Axel Courrèges soutient qu'elle est en mesure d'établir la licéité du réseau de distribution sélective par vendeurs agréés qu'elle a mis en place, ce réseau sélectif n'ayant d'autre finalité que d'assurer la diffusion des parfums de luxe dans un environnement commercial en rapport avec le prestige de la marque, que les critères qu'elle a choisis pour sélectionner ses distributeurs sont objectifs, étant uniquement fonction des qualités que ceux-ci doivent présenter, que les distributeurs gardent l'entière liberté de fixer le prix de vente de leurs produits.

Elle ajoute que de par son action menée intentionnellement à l'encontre " du monopole des parfumeurs ", la société Goguet a entrepris une action, conduite de propos délibéré, contraire aux usages constants et loyaux du commerce, que les contrats de distribution sélective la liant à chacun de ses distributeurs agréés ne sont pas opposables à la société Goguet à titre d'acte juridique mais s'imposent à elle comme un fait juridique, qu'il est dans la logique des choses qu'un système reconnu licite puisse être défendu contre des outsiders qui, commercialisant des produits sans avoir obtenu l'agrément de la marque, sans collaboration avec elle et sans être liés par les engagements auxquels sont tenus les distributeurs du réseau exercent une concurrence déloyale qui porte atteinte au réseau et conduit à sa désorganisation.

Elle fait valoir que la société Goguet a offert à la vente des articles de la marque Courrèges dont les emballages portent la mention " vente réservée aux dépositaires agréés par Courrèges Parfums Paris ", qu'elle a de plus mis en place un stratagème destiné à paralyser la recherche des moyens par lesquels elle s'était procurée les parfums Courrèges, stratagème mis en évidence par le rapport de l'expert Bruyas désigné en référé, que l'irrégularité de l'acquisition des produits est démontrée ;

Elle demande en conséquence la condamnation de la société Goguet à lui payer la somme de 50 000 F à titre de dommages-intérêts pour avoir commercialisé des produits Axel Courrèges en fraude du réseau de distribution sélective et avoir commis des agissements quasi-délictueux constitutifs de concurrence déloyale et de publicité mensongère, la confirmation de l'interdiction faite à la société Goguet d'importer en France et ou de faire le négoce des produits Axel Courrèges sous astreinte de 1 000 F par flacon importé ou offert à la vente, la publication du dispositif de l'arrêt à intervenir dans deux journaux aux frais de la société Goguet, sans que le coût de cette publication ne puisse dépasser la somme de 15 000 F HT pour chacune, la condamnation de la société Goguet au paiement de la somme de 10 000 F à titre de dommages-intérêts et des sommes de 15 000 F pour frais irrépétibles engagés en première instance et de 10 000 F pour frais de même nature exposés en cause d'appel.

Motifs et décision :

Sur la licéité des contrats de distribution sélective :

Attendu qu'il incombe à la société Axel Courrèges, qui invoque une dérogation au principe de la libre concurrence, de rapporter la preuve de la licéité de son réseau de distribution sélective au regard des dispositions des articles 50 et 51 de l'ordonnance du 30 juin 1945 et 85 du Traité de Rome ;

Attendu que l'analyse des pièces contractuelles produites, contrat de distributeur agréé, montre que le contenu des obligations réciproques procède du souci de valoriser la marque et d'assurer un meilleur service au consommateur:

- à la charge du distributeur : obligation de procéder à la vente exclusivement à l'adresse du magasin agréé, interdiction d'y mettre en vente des marchandises susceptibles de déprécier par leur voisinage l'image de la marque Courrèges, engagement de disposer d'un service de conseil et de démonstration suffisant, engagement de ne vendre les produits de la marque Courrèges qu'au détail et à des consommateurs directs (sauf incidence de l'exception CEE qui, au travers des frontières, prévoit la possibilité de cession entre distributeurs agréés de la marque), obligation de détenir à tout moment un stock outil correspondant à des critères précis et suffisamment représentatifs (2/3 des références au tarif), engagement de présenter des produits toujours en parfait état de fraîcheur et de conservation et d'assurer une rotation minimum de 3 au stock outil, engagement de détenir les nouveautés lancées par la marque Courrèges sur le marché ;

- à la charge de la société Axel Courrèges : mise à disposition de toute la documentation utile et du matériel publicitaire approprié, interdiction d'accorder des avantages au personnel du dépositaire agréé sans l'autorisation préalable écrite de ce dernier, engagement de retirer la marque des points de vente ne remplissant plus les conditions requises ;

Attendu que l'analyse des mêmes pièces ne révèle aucune stipulation de nature à limiter la liberté des distributeurs de fixer leur prix de revente;

Attendu que les distributeurs agréés sont choisis en fonction de critères objectifs de caractère qualitatif : qualification professionnelle, aspect extérieur du point de vente, service de conseil et de démonstration, aménagement du magasin;

Attendu que les critères de limitation quantitative de l'ouverture du nombre de points de vente se justifient tant par des raisons économiques, tel que le potentiel des ventes, que par l'intérêt des consommateurs; que cette sélection quantitative a pour objet d'éviter un éparpillement des points de vente tant en raison du coût élevé de la publicité sur le lieu de vente que pour contrôler, dans l'intérêt du consommateur, la qualité de la distribution ; que la société Axel Courrèges établit une liste d'attente chronologique au niveau de chaque département de façon à éviter toute discrimination injustifiée dans le choix des candidats distributeurs ;

Attendu qu'il est par ailleurs notoire que le marché européen de la parfumerie de luxe est soumis à une vive concurrence entre marques qui existent en grand nombre et dont aucune n'a pu s'assurer une part prépondérante du marché ;

Attendu qu'il découle de ce qui précède que la société Axel Courrèges rapporte la preuve de la licéité de son réseau de distribution sélective;

Sur les agissements de concurrence déloyale reprochés à la société Goguet :

Attendu que si, conformément à l'article 1165 du code civil, les conventions conclues entre la société Axel Courrèges et ses revendeurs ne sont pas opposables à la société Goguet, il demeure que le réseau de distribution sélective, reconnu licite, ne doit pas être battu en brèche par des procédés fautifs ;

Attendu qu'il incombe à la société Axel Courrèges de rapporter la preuve des agissements déloyaux qu'elle invoque et notamment du caractère irrégulier de l'acquisition des produits commercialisés ;

Attendu que par ordonnance du 6 février 1984 confirmée par un arrêt du 20 décembre 1984, le juge des référés à la demande de la société Axel Courrèges a ordonné une expertise destinée à rechercher l'origine des marchandises de parfumerie Courrèges vendues par la société Goguet, notamment en se faisant remettre les factures du ou des fournisseurs ;

Attendu qu'il résulte de l'expert Bruyas que certains des produits Courrèges commercialisés par la société Goguet ont été livrés par la société Intelsport, domiciliée 19, via Roma, à S. Fedgle Intelvi (C.O.) en Italie, ainsi que l'établissent deux factures remises à l'expert par la société Goguet émises les 12 novembre 1983 et 10 janvier 1984 par la société Intelsport au nom de la SA E. Leclerc, 75-77 avenue Victor Hugo à Valence ; que toutefois la société Intelsport n'est pas distributeur agréé des parfums Courrèges;

Attendu que l'expert n'ayant trouvé en comptabilité aucune trace de facture d'achats de produits Courrèges a poursuivi ses investigations ; qu'il est ressorti de celles-ci qu'à la demande de la société Galec (société coopérative groupements d'achats des centres Leclerc), qui se présente comme le premier groupe français de distribution, ont été en janvier et février 1984 publiés trois annonces par voie de presse dans le quotidien italien Corriere Della Serra, dans l'International Herald Tribune et dans un journal hollandais proposant d'acquérir des produits de parfumerie de grande marque ;

Que le nom de Courrèges ne figure certes pas parmi les treize marques citées ; que l'offre d'achat concerne néanmoins les produits de ce fabricant, comme en témoigne l'emploi de trois points après le nom de la treizième et dernière marque citée, Jacques Fath ;

Qu'un tel procédé, contraire à tous les usages commerciaux, avait pour objet délibéré d'inciter les distributeurs agréés auxquels s'adressaient nécessairement les offres d'achat à violer leurs obligations contractuelles;

Attendu par ailleurs que le chef comptable de la société Goguet a indiqué à l'expert que les commandes étaient effectuées par M. Jean-Louis Goguet, président directeur général, et qu'il n'existait ni bons de commande ni bons de livraison pour les produits de parfumerie achetés à la société Siplec (société d'importation pétrolière Leclerc) ;

Attendu que le procédé utilisé par la société Galec pour la recherche des marchandises ainsi que les précautions prises par la société Goguet pour en dissimuler la provenance impliquent que l'approvisionnement de la société Goguet s'est fait en violation du réseau de distribution sélective de la société Axel Courrèges dont un ou plusieurs revendeurs agréés ont enfreint leurs obligations contractuelles; qu'il s'ensuit que des agissements de concurrence déloyale sont imputables à la société Goguet;

Attendu que la société Axel Courrèges se prévaut encore de ce que la société Goguet a mis en vente des produits dont le conditionnement portait la mention " Vente réservée aux dépositaires agréés par Courrèges Parfums Paris " ;

Que l'existence de cette mention n'est pas discutable puisqu'elle résulte du contrat dressé par Maître Philibert, huissier, le 21 janvier 1984 ;

Que tout client était en mesure d'en prendre connaissance en examinant la marchandise proposée ; que s'il est vrai que la motivation première d'un client en quête d'un produit Courrèges dans un magasin à l'enseigne Leclerc est la recherche d'un prix avantageux, il reste que la mention usurpée par la société Goguet est de nature à favoriser la vente en rassurant entièrement sur l'authenticité et la fraîcheur de la marchandise ;

Attendu, ainsi, que d'autres agissements déloyaux doivent être retenus à la charge de la société Goguet ;

Sur les demandes de la société Axel Courrèges :

Attendu que le jugement doit être confirmé en ce qu'il a, expressément ou implicitement, admis la licéité du réseau de distribution sélective de la société Axel Courrèges et retenu l'existence d'actes de concurrence déloyale commis par la société Goguet ;

Que compte tenu de l'importance et de la durée de ces agissements de concurrence déloyale, c'est à juste titre que les premiers juges ont évalué à 50 000 F le montant des dommages-intérêts ;

Attendu qu'il sera fait interdiction à la société Goguet de mettre en vente des produits Courrèges portant une mention de vente exclusive par distributeur agréé et cela sous astreinte comminatoire de 1 000 F par infraction constatée ;

Que ne peut être édictée l'interdiction de toute importation et de toute mise en vente, appliquée à des produits autres que ceux proposés à la clientèle en 1984, que dans la mesure où serait établie l'acquisition irrégulière de la marchandise ;

Attendu qu'il y a lieu d'ordonner la publication du dispositif du présent arrêt dans deux journaux au choix de la société Axel Courrèges, aux frais de la société Goguet sans que le coût de cette publication puisse au total excéder 20 000 F hors taxes ;

Attendu qu'il serait inéquitable de laisser supporter à la société Axel Courrèges l'intégralité des frais non compris dans les dépens qu'elle a dû exposer en première instance et en cause d'appel ; que la société Goguet sera condamnée à lui payer 15 000 F en vertu de l'article 700 du nouveau code de procédure civile ;

Attendu que le caractère manifestement abusif de la procédure n'étant pas démontré, il y a lieu de rejeter la demande en paiement de dommages-intérêts présentée de ce chef par la société Axel Courrèges ;

Attendu que la société Goguet, qui succombe, aura la charge des dépens de première instance et d'appel ;

Par ces motifs, Confirme le jugement en ce qu'il a admis la licéité du réseau de distribution sélective de la société Axel Courrèges, en ce qu'il a retenu l'existence d'actes de concurrence déloyale commis par la société Etablissements Goguet, en ce qu'il a condamné la société Etablissements Goguet à payer à la société Axel Courrèges la somme de 50 000 F à titre de dommages-intérêts ; Le réforme pour le surplus ; Fait interdiction à la société Goguet de mettre en vente des produits Courrèges portant une mention de vente exclusive par distributeurs agréés et cela sous peine d'astreinte comminatoire de 1 000 F par infraction constatée ; Ordonne la publication du dispositif du présent arrêt dans deux journaux au choix de la société Axel Courrèges aux frais de la société Goguet sans que le coût de cette publication puisse au total excéder 20 000 F hors taxes ; Condamne la société Goguet à payer à la société Axel Courrèges la somme de 15 000 F en vertu de l'article 700 du nouveau code de procédure civile ; Déboute la société Axel Courrèges de toutes autres demandes ; Condamne la société Goguet aux dépens de première instance et d'appel avec droit de recouvrement direct au profit de Maître Guilhem, avoué, pour ceux le concernant.