CA Lyon, 1re et 2e ch. réunies, 25 juin 1990, n° 2775-89
LYON
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Établissements Goguet (SA)
Défendeur :
Parfums et Beauté de France (SNC)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Page
Conseillers :
MM. Kersenty, Missol Legoux, Mmes Bailly Maître, Martin
Avoués :
Mes Brondel Tudela, Guilhem
Avocats :
Mes Jousset, Henriot-Bellargent.
Exposé du litige :
La société anonyme Établissements Goguet, qui exploite avenue Victor Hugo à Valence (Drôme), un magasin de vente de vêtements et d'articles de sport, portant l'enseigne " Centre distributeur E. Leclerc ", a créé, au début de l'année 1984, un rayon de parfumerie destiné à distribuer des produits de grande marque.
Par jugement du 19 mars 1986, le Tribunal de commerce de Romans, à la suite de l'assignation délivrée le 29 août 1984 par la société en nom collectif Parfums et Beauté de France contre la société Goguet, a statué dans les termes suivants :
" Condamne la société Établissements Goguet à payer à la société Parfums et Beauté de France cinquante mille francs (50 000 F) en indemnisation du préjudice causé à celle-ci par les ventes de ses produits hors de son réseau commercial de revendeurs agréés.
Fait interdiction à la société Goguet de mettre en vente des produits de la société Parfums et Beauté de France marque Guy Laroche et Lancôme tant qu'elle n'a pas reçu l'agrément de cette société et ce sous astreinte définitive de 2 000 F par infraction constatée.
Ordonne la publication du dispositif du présent jugement dans deux journaux du choix de la demanderesse sans que le coût de cette publicité ne dépasse 18 000 F.
Ordonne à la société Goguet de remettre tous les produits de marque Guy Laroche Lancôme entre les mains de Maître Philibert huissier de justice à Valence au profit de la société Parfums et Beauté de France qui en disposera comme elle entendra.
Commet ledit Maître Philibert huissier pour rechercher et prendre connaissance de tous documents se trouvant au siège de la société Établissements Goguet ou ailleurs, permettant d'identifier les fournisseurs qui ont approvisionné celle-ci en produits Guy Laroche et Lancôme.
Condamne la société Établissements Goguet à payer à la société Parfums et Beauté de France une indemnisation de 15 000 F en application de l'article 700 du nouveau code de procédure civile ".
Sur appel interjeté par la société Goguet, la Cour d'appel de Grenoble, par arrêt du 12 mai 1987, a statué en ces termes :
" Déclare non fondé l'appel formé par la SA Goguet.
L'en déboute.
Confirme le jugement déféré en ce qu'il a retenu la responsabilité de la société Goguet dans l'opération de vente illicite des parfums Guy Laroche conduite à Valence au cours de l'année 1984, a fait interdiction à la société Goguet de mettre en vente les produits de cette marque, sans agrément de la société Parfums et Beauté de France sous astreinte provisoire de 1 000 F par infraction constatée, a ordonné la publication du dispositif du jugement dans deux journaux au choix de la société Parfums et Beauté de France sans que le coût de cette publication dépasse 18 000 frs et a condamné la société Goguet à payer à la société Parfums et beauté de France la somme de 15 000 F (quinze mille francs) en vertu de l'article 700 du nouveau code de procédure civile en sus des dépens.
Et y ajoutant sur l'appel incident :
Condamne la société Goguet à payer à la société Parfums et Beauté de France la somme de 200 000 F (deux cent mille francs) à titre de dommages-intérêts et celle de 5 000 F (cinq mille francs) sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.
Dit que dans la publication ordonnée par le tribunal le dispositif du présent arrêt sera substitué à celui du jugement."
Statuant sur le pourvoi formé par la société Goguet la Cour de cassation, par arrêt du 13 décembre 1988, a cassé et annulé dans toutes ses dispositions l'arrêt de la Cour d'appel de Grenoble et a renvoyé les parties devant cette Cour.
La Cour de cassation a considéré que, en énonçant que la société Goguet ne rapportait pas la preuve de l'illicéité du réseau de distribution de la société Parfums et Beauté de France et en se bornant à rappeler en partie les critères généraux posés par la jurisprudence pour que soit admise cette licéité, la Cour de Grenoble n'avait pas donné de base légale à sa décision dès lors que la société demanderesse avait la charge de la preuve de la réalisation sélective et que, compte tenu des actions concomitantes de plusieurs parfumeurs, il était nécessaire de rechercher si les accords de cette société, appréciés dans leur ensemble, tout d'abord au regard du réseau et ensuite au regard des différents parfumeurs cités, remplissaient les conditions mises à cette licéité, indispensable pour démontrer les fautes de la société Goguet.
La Cour de cassation a encore estimé que, en énonçant que le réseau de distribution sélective était opposable à la société Goguet et que celle-ci avait commis des agissements déloyaux par les ventes sans être distributeur agréé, la Cour de Grenoble avait violé par fausse application l'article 1382 du code civil, le seul fait d'avoir commercialisé les produits ne constituant pas un acte de concurrence déloyale dès lors que l'irrégularité de leur acquisition n'était pas établie.
La société Goguet, appelante, conclut à l'infirmation du jugement et réclame 20 000 F en vertu de l'article 700 du nouveau code de procédure civile. Elle soutient que :
- la demanderesse ne rapporte pas la preuve de la licéité du réseau de distribution sélective dont elle se prévaut ;
- à supposer établie cette licéité, les conventions entre cette société et ses distributeurs agréés ne sont pas opposables à la société Goguet dont la responsabilité ne pourrait être recherchée que sur le terrain délictuel à la condition que soit faite la démonstration d'un comportement déloyal ayant consisté à aider sciemment un des cocontractants de la société à enfreindre ses obligations, ce dont il résulterait la preuve, aucunement rapportée en l'espèce, d'un approvisionnement illicite.
La société Parfums et Beauté de France, intimée et appelante incidente, prie la Cour de dire qu'elle apporte la preuve de la licéité du réseau de distribution sélective Guy Laroche et Lancôme, apprécié dans son ensemble, en tenant compte de la politique de distribution sélective mise en œuvre par les fabricants concurrents.
Elle lui demande de dire et juger que le système de distribution sélective Guy Laroche et Lancôme devait être respecté comme un fait et que les Établissements Goguet ont engagé leur responsabilité délictuelle en se procurant des produits de leurs marques dans des conditions irrégulières et en les mettant en vente alors qu'ils n'avaient pas la qualité de distributeur agréé.
Elle conclut au débouté des Établissements Goguet et à la confirmation du jugement entrepris, sauf à porter à un million les dommages-intérêts qui lui ont été accordés et à 30 000 F l'indemnité résultant de l'article 700 du nouveau code de procédure civile. Elle demande encore que la publication de l'arrêt soit faite dans trois journaux nationaux et deux journaux régionaux, chaque insertion pouvant atteindre 20 000 F et qu'elle soit autorisée à en faire l'avance et à en recouvrer le montant sur les Établissements Goguet.
Elle fait valoir que :
- elle est en mesure d'établir la licéité de son réseau de distribution sélective tant au regard du droit interne français que du droit communautaire ; les obligations réciproques stipulées avec ses distributeurs agréés n'ont d'autre finalité que la valorisation de la marque et la fourniture d'un meilleur service au consommateur ; la liberté des distributeurs est entière de commercialiser des produits d'autres marques et de fixer les prix de vente des produits Lancôme et Guy Laroche, les distributeurs sont choisis en fonction de critères objectifs de caractère qualitatif et sans limitations quantitatives injustifiées, les conditions qui s'appliquent à la sélection sont appliquées de manière non discriminatoire, uniforme et cohérente ; dans le secteur de la parfumerie de luxe, une concurrence intense oppose un grand nombre d'entreprises dont aucune ne détient une part très forte du marché et les systèmes de distribution sélective Lancôme et Guy Laroche ne comportant pas de clause ayant un objet ou un effet anticoncurrentiel, ni l'effet cumulatif du faisceau de contrats de détaillants agréés Lancôme et GUY Laroche ni le recours par les fabricants de produits concurrents à la distribution sélective, ne donnent la possibilité à Parfums et Beauté de France d'éliminer la concurrence des parfums et cosmétiques de luxe.
- l'étanchéité du réseau de distribution sélective entraîne présomption d'acquisition régulière ; la société Goguet se fournit essentiellement sur le marché parallèle qu'elle contribue à créer en incitant, par le procédé d'offres d'achat dans la presse, les distributeurs agréés à violer leurs obligations. L'irrégularité de l'acquisition est établie par les déclarations mêmes de Jean-Louis Goguet dans la presse.
- les Établissements Goguet ont commis une faute délictuelle en tentant d'obtenir de distributeurs agréés en violation du contrat les liant à un réseau de distribution sélective licite de la vente de produits commercialisés selon ce mode de distribution ;
- le préjudice de la société Parfums et Beauté de France a été manifestement sous estimé par le Tribunal de commerce de Romans.
Motifs :
Sur la licéité des contrats de distribution sélective :
Attendu qu'il incombe à la société Parfums et Beauté de France, qui invoque une dérogation au principe de la libre concurrence, de rapporter la preuve de la licéité de son réseau de distribution sélective au regard des dispositions des articles 50 et 51 de l'ordonnance du 30 juin 1945 et 85 du Traité de Rome ;
Attendu que l'analyse des pièces contractuelles produites, contrats de distributeur agréé et conditions générales de vente des produits Lancôme et Guy Laroche, montre que le contenu des obligations réciproques procède du souci de valoriser la marque et d'assurer un meilleur service au consommateur :
- à la charge du distributeur : obligation de procéder à la vente exclusivement à l'adresse du magasin agréé, interdiction d'y mettre en vente des marchandises susceptibles de déprécier l'image de marque de Lancôme ou de Guy Laroche, obligation de disposer d'un service de conseil et de démonstration suffisant, engagement de ne vendre les parfums de la marque qu'au détail et, à des consommateurs directs (sauf incidence de l'exception CEE qui, au travers des frontières prévoit la possibilité de cession entre distributeurs agréés de la marque), obligation de détenir à tout moment un stock correspondant à des produits, engagements de présenter des produits toujours en parfait état de fraîcheur (les produits défraîchis, périmés ou altérés devant être soit détruits soit repris par Parfums et Beauté de France).
- à la charge de la société Parfums et Beauté de France : mise à la disposition de tout le matériel et de l'assistance publicitaire sur le lieu de vente, engagement de ne livrer que les distributeurs agréés remplissant les conditions requises et de retirer la marque des points de vente qui ne rempliraient plus ces conditions ;
Attendu que l'analyse des mêmes pièces ne révèle aucune stipulation de nature à limiter la liberté des distributeurs de fixer leur prix de revente;
Que les distributeurs agréés sont choisis en fonction de critères objectifs de caractère qualitatif : qualification professionnelle du distributeur, aspect extérieur du point de vente, service de conseil et de démonstration, aménagement du magasin;
Attendu que les critères de limitation quantitative du nombre d'ouvertures de points de vente se justifient tant par des raisons économiques, tel que le potentiel des ventes, que par l'intérêt du consommateur, ces deux aspects étant appréciés dans le cas de la zone de chalandise concernée; que cette sélection quantitative a pour objet d'éviter un éparpillement des points de vente tant en raison du coût élevé de la publicité sur le lieu de vente que pour contrôler, dans l'intérêt du consommateur, la qualité de la distribution ; que les points de vente dépassent le nombre de 2 000 pour la marque Guy Laroche et celui de 2 500 pour Lancôme en France et à l'étranger ; que la société Parfums et Beauté de France établit une liste d'attente chronologique au niveau de chaque département de façon à éviter toute discrimination injustifiée dans le choix des candidats distributeurs ;
Que les contrats passés par la société Parfums et Beauté de France ne comportent aucune clause ayant un objet ou un effet anticoncurrentiel ;
Que Parfums et Beauté de France produit les lettres adressées par la Commission des Communautés Européennes le 16 décembre 1974 à la société Lancôme et le 20 juin 1978 à la société Guy Laroche tendant à démontrer la conformité des contrats en cause avec les dispositions de l'article 85 du Traité de Rome ; que la commission s'exprimait en ces termes :
" J'ai l'honneur de vous informer que, dans ces conditions, étant donné la faible part que votre société détient dans chacun des pays en cause sur le marché des produits de parfumerie, de beauté et de toilette, et la présence sur le marché d'un nombre assez élevé d'entreprises concurrentes d'importance comparable, la Commission estime qu'il n'y a plus lieu pour elle, en fonction des éléments dont elle a connaissance d'intervenir à l'égard des contrats précités en vertu des dispositions de l'article 85, paragraphe 1, du Traité de Rome. Cette affaire peut, dès lors, être classée ".
Attendu qu'il résulte de tout ce qui précède que la société Parfums et Beauté de France rapporte la preuve de la licéité de son réseau de distribution sélective;
Sur les agissements de concurrence déloyale :
Attendu que le réseau de distribution sélective étant reconnu licite, il ne doit pas être battu en brèche par des procédés fautifs ;
Mais attendu qu'il incombe à la société intimée de rapporter la preuve des agissements déloyaux qu'elle invoque et notamment du caractère irrégulier de l'acquisition des produits Lancôme et Guy Laroche ;
Attendu que la preuve de l'approvisionnement illicite ne saurait se déduire de la simple fourniture auprès de la centrale d'achat " Galec " et découler du postulat tiré de l'existence d'un réseau de distribution sélective clos et étanche et de l'obligation du distributeur de ne revendre qu'à un distributeur agréé;
Attendu que la société Parfums et Beauté de France verse aux débats une annonce par voie de presse publiée en janvier 1984 dans le quotidien italien " Corriere della serra " émanant de la société Galec, qui se présente comme le premier groupe français de distribution et manifestant l'intention de ce groupement d'acquérir des produits de parfumerie de grandes marques ; qu'elle verse également aux débats des coupures de presse selon lesquelles Jean-Louis Goguet a exprimé son intention de " casser " le marché de la parfumerie de luxe ;
Attendu que si de tels procédés peuvent donner à penser qu'ils avaient pour objet d'inciter les distributeurs agréés de violer leurs obligations contractuelles, il n'en demeure pas moins que les documents précités sont seulement relatifs à une offre d'achat et à des souhaits exprimés par un commerçant ;
Que la société Parfums et Beauté de France n'établit en aucune façon l'origine des produits fournis et les conditions de leur acquisition;
Qu'il s'ensuit qu'elle ne démontre pas que les produits acquis par la société Goguet l'ont été irrégulièrement;
Qu'elle n'invoque aucun autre fait de concurrence déloyale et de ce fait ne rapporte pas la preuve qui lui incombe de la faute qu'elle reproche à l'appelant ;
Qu'elle doit en conséquence être déboutée de toutes ses demandes ;
Attendu qu'il serait inéquitable de laisser à la charge de la société Goguet l'intégralité des frais non compris dans les dépens engagés dans la présente instance et qu'il y a lieu de condamner la société Parfums et Beauté de France à lui verser de ce chef la somme de 5 000 F ;
Que les dépens doivent être supportés par la partie qui succombe ;
Par ces motifs, Vu l'arrêt de la Cour de cassation en date du 13 décembre 1988, infirme le jugement déféré et déboute la société Parfums et Beauté de France de toutes ses prétentions ; la condamne à payer à la société Goguet la somme de 5 000 F ; condamne la SA Parfums et Beauté de France aux dépens de première instance et d'appel et, pour ces derniers, dit que la SCP Brondel Tudela, avoués, pourra recouvrer directement ceux dont elle a fait l'avance sans avoir reçu provision, conformément aux dispositions de l'article 699 du nouveau code de procédure civile.