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Décisions

CA Lyon, 1re et 2e ch. réunies, 25 juin 1990, n° 2899-89

LYON

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Établissements Goguet (SA)

Défendeur :

Paco Rabanne Parfums (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Farge

Conseillers :

Mmes Martin, Bailly Maître, MM. Karsenty, Missol, Legoux

Avoués :

Mes Brondel, Tudela, Guillaume

Avocats :

Mes Jousset, Voillemot, Forest.

T. com. Romans, du 20 mars 1985

20 mars 1985

Faits, procédure et prétention des parties

La société anonyme Établissements Goguet (société Goguet) qui exploite avenue Victor Hugo à Valence (Drôme) un magasin de vente de vêtements et d'articles de sport portant l'enseigne " Centre distributeur E. Leclerc " a créé au début de l'année 1984 un rayon de parfumerie destiné à distribuer des produits de grandes marques.

Par jugement du 20 mars 1985, le Tribunal de commerce de Romans, à la suite de l'assignation délivrée le 27 mars 1984 par la société anonyme Paco Rabanne, a condamné la société Goguet à payer à la société Paco Rabanne la somme de 50 000 F à titre de dommages-intérêts, réparant le préjudice causé à cette dernière par les ventes de ses produits en dehors du circuit commercial de ses revendeurs agréés, a fait interdiction à la société Goguet, à peine d'astreinte, de mettre en vente des produits de la société Paco Rabanne jusqu'à ce qu'elle ait obtenu l'agrément de cette société, a ordonné la publicité du jugement et a condamné la société Goguet à payer à la société Paco Rabanne la somme de 15 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

La société Goguet ayant relevé appel de cette décision et la société Paco Rabanne ayant formé un appel incident, la Cour d'appel de Grenoble, par arrêt du 12 mai 1987, a déclaré non fondé l'appel de la société Goguet et, statuant sur l'appel incident, a condamné la société Goguet à payer à la société Paco Rabanne la somme de 10 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Sur pourvoi de la société Goguet, la Cour de cassation a, par décision du 13 décembre 1988, cassé l'arrêt aux motifs, d'une part, qu'en énonçant que la société Goguet ne rapporte pas la preuve de l'illicéité du réseau de distribution sélective de la société Paco Rabanne, alors que cette dernière société avait la charge de la preuve de la réalisation des conditions qu'implique la licéité du réseau de distribution sélective, sans rechercher si compte tenu des actions concomitantes de plusieurs parfumeurs, les contrats de cette société, appréciés dans leur ensemble, tout d'abord au regard du réseau et ensuite au regard des différents parfumeurs cités, remplissaient les conditions mises à cette licéité indispensable pour démontrer des fautes de la société Goguet, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision, d'autre part, qu'en énonçant que le réseau de distribution sélective est opposable à la société Goguet et que celle-ci a commis des agissements déloyaux par les ventes sans être distributeur agréé, alors que le seul fait d'avoir commercialisé de tels produits ne constituait pas un acte de concurrence déloyale, dès lors que l'irrégularité de leur acquisition n'était pas établie, la cour d'appel a violé par fausse application l'article 1382 du Code civil.

L'affaire a été renvoyée devant la Cour d'appel de Lyon.

La société Goguet fait valoir que la société Paco Rabanne qui doit fournir tous éléments de preuve permettant de justifier de la prétendue licéité de ses réseaux et contrats de distribution sélective n'apporte pas ces éléments, qu'à supposer établie cette licéité, les conventions entre la société Paco Rabanne et ses distributeurs agréés ne sont pas opposables à la société Goguet, que sa responsabilité ne pourrait être recherchée que sur le terrain délictuel mais seulement dans la mesure où il serait démontré que la société Goguet a aidé avec connaissance l'un des co-contractants de la société Paco Rabanne à enfreindre les obligations auxquelles il était tenu envers elle, qu'aucune faute n'est établie à son encontre, la preuve de l'approvisionnement illicite ne pouvant découler du postulat tiré de l'obligation du distributeur de ne revendre qu'à un autre distributeur agréé. Elle conclut à la réformation du jugement et à la condamnation de la société Paco Rabanne à lui payer la somme de 20 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

La société Paco Rabanne soutient qu'elle est en mesure d'établir la licéité de son système de distribution sélective et elle développe à ce sujet un certain nombre d'observations relatives d'une part à la reconnaissance de la licéité du réseau par la jurisprudence française, l'administration, la jurisprudence de la CEE, la position de la Commission des Communautés européennes, d'autre part aux caractéristiques des contrats de distribution qu'elle utilise (obligations réciproques, libre circulation au sein de la CEE, liberté totale de fixation des prix de revente par le distributeur agréé, possibilité pour celui-ci de commercialiser d'autres marques).

Elle fait valoir que le réseau de distribution est opposable aux tiers, cette opposabilité des contrats de distributeurs agréés à un tiers non agréé qui revend illicitement des produits, quelle que soit la source d'approvisionnement, étant le corollaire fondamental de l'existence même des réseaux de distribution sélective. Elle ajoute que l'opposabilité est d'autant plus certaine en ce qui concerne la société Goguet que celle-ci par courrier du 20 janvier 1984 avait adressé une demande d'agrément à Paco Rabanne et ne pouvait donc ignorer le réseau de distribution de cette société.

Elle allègue encore :

- que la société Goguet qui a acquis les produits Paco Rabanne en Italie en toute connaissance de cause ne pouvait prétendre les commercialiser impunément en France,

- que la société Goguet a effectué une publicité trompeuse de nature à induire en erreur le consommateur, d'une part en offrant à la vente des articles de la marque Paco Rabanne dont l'emballage portait la mention " ce produit ne peut être vendu que par un distributeur agréé de Paco Rabanne ", d'autre part en plaçant en évidence sur les étalages de parfums du magasin de vêtements des panneaux portant le mention " E. Leclerc vêtements des marques la qualité ... moins chère ! "

- que la société Paco Rabanne a commercialisé une très faible quantité de parfums Paco Rabanne, se servant de cette marque comme marque d'appel

- que la société Goguet a violé les usages loyaux du commerce.

La société Paco Rabanne conclut à la confirmation du jugement en ce qu'il a condamné la société Goguet pour concurrence déloyale et à son infirmation en ce qu'il l'a déboutée de sa demande fondée sur la publicité mensongère, demandant en conséquence à la cour de condamner la société Goguet à lui payer, outre les 50 000 F qui lui ont été alloués par le tribunal, 20 000 F pour actes de publicité mensongère et 50 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

La société Goguet réplique que les éléments versés aux débats par la société Paco Rabanne ne permettent pas à la cour de procéder au contrôle de la licéité de son système de distribution sélective et que la preuve de cette licéité n'est pas rapportée. Elle ajoute que c'est en vain que la société Paco Rabanne voudrait rechercher sa responsabilité sur le fondement de l'article 1382 du Code civil, que la preuve de l'approvisionnement illicite ou frauduleux n'est pas rapportée, que le grief de " marque d'appel " n'est pas établi ni celui de publicité mensongère. Elle conclut au mal fondé de l'appel incident de la société Paco Rabanne.

La société Paco Rabanne répond à cela qu'elle a clairement démontré que la société Goguet s'est livrée à une revente illicite car effectuée dans des conditions allant au-delà du " seul fait ... " visé par la Cour de cassation et, à titre subsidiaire en tant que de besoin, que la société Goguet a acquis les produits de manière irrégulière auprès de sociétés inconnues de Paco Rabanne.

Motifs et décision

Sur la licéité des contrats de distribution sélective :

Attendu qu'il incombe à la société Paco Rabanne, qui invoque une dérogation au principe de la libre concurrence, de rapporter la preuve de la licéité de son réseau de distribution sélective au regard des dispositions des articles 50 et 21 de l'ordonnance du 30 juin 1945 et 85 du traité de Rome ;

Attendu que l'analyse des pièces contractuelles produites, contrat de distributeur agréé et conditions générales de vente, montre que le contenu des obligations réciproques procède du souci de valoriser la marque et d'assurer un meilleur service au consommateur :

- à la charge du distributeur : obligation de procéder à la vente exclusivement à l'adresse du magasin agréé, interdiction d'y mettre en vente des marchandises susceptibles de déprécier par leur voisinage l'image de la marque Paco Rabanne, obligation de disposer d'un service de conseil et de démonstration suffisant, engagement de ne vendre les parfums Paco Rabanne qu'au détail et à des consommateurs directs (sauf incidence de l'exception CEE qui, au travers des frontières, prévoit la possibilité de cession entre distributeurs agréés de la marque) obligation de détenir à tout moment un stock outil correspondant à des critères précis et suffisamment représentatifs de chaque gamme de produits (2/3 des références effectivement commercialisées dans chaque gamme) engagement de présenter des produits en parfait état de fraîcheur (les produits défraîchis, périmés ou altérés devant être soit détruits soit repris par Paco Rabanne) obligation d'assurer une rotation des stocks selon des critères précis, engagement de détenir les nouveautés mises sur le marché par Paco Rabanne ;

- à la charge de la société Paco Rabanne : mise à la disposition de tout le matériel et de l'assistance publicitaire sur le lieu de vente, engagement de ne livrer que les distributeurs agréés remplissant les conditions requises et de retirer la marque des points de vente qui ne remplissent plus ces conditions ;

Attendu que l'analyse des mêmes pièces ne révèle aucune stipulation de nature à limiter la liberté des distributeurs de fixer leurs prix de revente ;

Attendu que les distributeurs agréés sont choisis en fonction de critères objectifs de caractère qualitatif : qualification professionnelle, aspect extérieur du point de vente service de conseil et de démonstration, aménagement du magasin, sur la base d'un rapport de visualisation établi pour chaque candidat ;

Attendu que les critères de limitation quantitative du nombre d'ouverture de points de vente se justifient tant par des raisons économiques, tel que le potentiel des ventes, que par l'intérêt du consommateur, ces deux aspects étant appréciés dans le cas de la zone de chalandise concernée ; que cette sélection quantitative a pour objet d'éviter un éparpillement des points de vente tant en raison du coût élevé de la publicité sur le lieu de vente que pour contrôler, dans l'intérêt du consommateur, la qualité de la distribution ; que la production par la société Paco Rabanne de l'ensemble des contrats de distributeurs agréés pour le département de la Drôme (au nombre de cinq) montre qu'il n'existe aucune limitation quantitative injustifiée ;

Attendu que la société Paco Rabanne justifie que mise en cause devant la Commission de la concurrence, elle n'a pas été destinataire de la décision du ministre de l'Economie, des Finances et du Budget en date du 26 décembre 1983 qui a sanctionné diverses sociétés de parfums pour infraction à l'article 50 de l'ordonnance du 30 juin 1945 ;

Attendu, enfin, que la société Paco Rabanne verse aux débats la lettre reçue le 24 septembre 1981 de la Commission des Communautés européennes ainsi libellée :

" J'ai l'honneur de vous informer que les accords qui régissent actuellement votre organisation de vente dans les divers pays de la CEE concernés peuvent être considérés, compte tenu du contexte économique dans lequel ils opèrent, comme non susceptibles d'être visés par les règles de concurrence du traité CEE. Cette affaire peut, dès lors, être classée.

J'attire toutefois votre attention sur le fait que la Commission veillera attentivement à ce que l'admission de détaillants qualifiés dans votre réseau de distribution sélective, ou leur exclusion de celui-ci, ne se fasse pas de manière arbitraire et ne constitue pas un moyen détourné de faire échec à la liberté d'échange entre distributeurs agréés. " ;

Attendu qu'il découle de tout ce qui précède que la société Paco Rabanne rapporte la preuve de la licéité de son réseau de distribution sélective ;

Sur les agissements de concurrence déloyale reprochés à la société Goguet :

Attendu que si conformément à l'article 1165 du Code civil, les conventions conclues entre la société Paco Rabanne et ses revendeurs ne sont pas opposables à la société Goguet, il demeure que le réseau de distribution sélective, reconnu licite, ne doit pas être battu en brèche par des procédés fautifs ;

Attendu qu'il incombe à la société Paco Rabanne de rapporter la preuve des agissements déloyaux qu'elle invoque;

Attendu que la société Paco Rabanne allègue sans être contredite que la société Goguet s'est notamment approvisionnée auprès d'une société italienne Bottigelli de Milan et d'une société française Marie-la-Motte à Lescheranes (Savoie) qui ne sont pas des distributeurs agréés de Paco Rabanne; que ces seuls éléments ne suffisent pas à caractériser l'irrégularité des acquisitions faites par la société Goguet auprès de ces deux sociétés;

Attendu que la société Paco Rabanne voit une publicité trompeuse dans le fait, pour la société Goguet, d'avoir mis en vente ses produits dont le conditionnement portait la mention " ce produit ne peut être vendu que par un distributeur agréé de Paco Rabanne ";

Que l'existence de cette mention qui figure sur tous les produits de parfumerie vendus selon le mode de la distribution sélective ne peut être sérieusement discutée en ce qui concerne Paco Rabanne ;

Que tout client était en mesure d'en prendre connaissance en examinant la marchandise proposée ; que s'il est vrai que la motivation première d'un client en quête d'un produit Paco Rabanne dans un magasin à l'enseigne Leclerc est la recherche d'un prix avantageux, il reste que la mention usurpée par la société Goguet est de nature à favoriser la vente en rassurant entièrement sur l'authenticité et la fraîcheur de la marchandise;

Qu'ainsi,des agissements déloyaux doivent être retenus à la charge de la société Goguet;

Attendu que la société Paco Rabanne voit encore un acte de publicité mensongère dans le fait pour la société Goguet d'avoir placé en évidence sur les étalages de parfums du magasin de vêtements des panneaux portant la mention :

" E. Leclerc Vêtements - des marques - la qualité ... moins chères ! "

Que l'existence de ces panneaux résulte du constat dressé par Maître Philibert, huissier, le 3 janvier 1984 ; que cependant les photographies versées aux débats en photocopie n'apportent aucune certitude quant au fait que ces panneaux étaient placés directement sur les étalages de parfums et qu'en outre mettant en avant les marques détenues par Leclerc en matière de vêtements, la démonstration n'est pas faite qu'ils étaient susceptibles de faire naître chez le client la croyance que Goguet était distributeur agréé des grandes marques de parfumerie ; que l'argumentation développée de ce chef par la société Paco Rabanne sera donc rejetée ;

Attendu que la société Paco Rabanne verse aux débats un constat de Maître Philibert, huissier, en date du 13 avril 1984 dont il résulte que la société Goguet ne détenait déjà plus de produits de la marque Paco Rabanne ; que la société Goguet n'a commercialisé qu'une très faible quantité de parfums Paco Rabanne, qu'elle n'a jamais détenu en stock une quantité significative de produits Paco Rabanneet qu'elle a utilisé la marque de prestige Paco Rabanne comme marque d'appel; que cette manière de faire est constitutive d'agissements déloyaux;

Attendu, enfin, que le respect des usages loyaux du commerce impose que les tiers ne portent pas délibérément atteinte au mode d'organisation spécifique que constitue le réseau licite de distribution sélective ; qu'il résulte des coupures de presse de l'époque versées aux débats que la société Goguet et le groupe Leclerc ont entendu en 1984 mener une action intentionnelle et préméditée destinée à combattre le " monopole des parfumeurs ", portant ainsi volontairement atteinte à l'organisation d'un grand nombre de sociétés de parfums, et spécialement de la société Paco Rabanne ; que d'autres agissements déloyaux doivent encore être retenus à la charge de la société Goguet ;

Sur les demandes de la société Paco Rabanne :

Attendu que le jugement doit être confirmé en ce qu'il a, expressément ou implicitement, admis la licéité du réseau de distribution sélective de la société Paco Rabanne et retenu l'existence d'actes de concurrence déloyale commis par la société Goguet ; qu'il doit être encore confirmé en ce qu'il n'a pas retenu à la charge de la société Goguet des faits de publicité mensongère résultant de la mise en place des panneaux dans le magasin de vêtements de l'avenue Victor Hugo à Valence ;

Attendu que compte tenu de l'importance et de la durée restreintes des agissements frauduleux de concurrence déloyale, le tribunal a surestimé le montant des dommages-intérêts qu'il convient de réduire à 25 000 F ;

Attendu que la société Paco Rabanne ne conclut à la confirmation du jugement qu'en ce qu'il a condamné Goguet pour concurrence déloyale ; qu'elle ne sollicite donc pas la confirmation des dispositions relatives à l'interdiction de vente, à la publication et à l'application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;

Attendu que comme il serait inéquitable de laisser supporter à la société Paco Rabanne les frais non compris dans les dépens qu'elle a dû exposer, la société Goguet sera condamnée à lui payer la somme de 10 000 F en vertu de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;

Attendu que la société Goguet qui succombe sera condamnée aux dépens de première instance et d'appel ;

Par ces motifs : Confirme le jugement en ce qu'il a admis la licéité du réseau de distribution sélective de la société Paco Rabanne, en ce qu'il a retenu l'existence d'actes de concurrence déloyale commis par la société Établissements Goguet, en ce qu'il n'a pas retenu des faits de publicité mensongère résultant de la mise en place de panneaux dans le magasin de vêtements de Valence ; Le réforme pour le surplus ; Condamne la société Goguet à payer à la société Paco Rabanne la somme de 25 000 F à titre de dommages-intérêts et la somme de 10 000 F en vertu de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; La condamne aux dépens de première instance et d'appel avec, pour ces derniers, droit de recouvrement direct au profit de Maître Guillaume, avoué.