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Décisions

CA Versailles, 13e ch., 1 mars 1990, n° 1487-89

VERSAILLES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Djehlane

Défendeur :

Moulinex (SA), Consortium Français d'Echanges Internationaux (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Doze

Conseillers :

Mme Monteil, M. Jauffret

Avoués :

Mes Lefebvre, Robert, Delcaire

Avocats :

Mes Salaro-Laporte, Caubet, Saulnier.

T. com. Nanterre, du 13 déc. 1988

13 décembre 1988

La société Moulinex estimant qu'étaient mis en vente des modèles contrefaisant deux de ses articles, un batteur modèle déposé le 5 juin 1980 et un mixeur modèle déposé le 3 décembre 1971, a, sur ordonnance, fait procéder à saisie contrefaçon le 17 juin 1988 dans les locaux de la société Cofrein, puis a obtenu le 20 juin une ordonnance l'autorisant à saisir la totalité du stock, 2 000 batteurs et 1 200 mixeurs.

Une tentative de saisie contrefaçon effectuée au magasin de Youcef Djehlane, à l'enseigne Jim Export, le 23 juin 1988, a permis de savoir que celui-ci, averti par Cofrein de la procédure, venait de lui restituer tous les articles qu'il n'avait pas encore vendus.

Moulinex assignait les deux intéressés et, par jugement du 13 décembre 1988, le Tribunal de Commerce de Nanterre ordonnait confiscation des appareils saisis chez Cofrein et Jim Export, condamnait Cofrein à payer 285 920 F et Jim Export 40 000 F avec intérêts légaux de l'assignation, ordonnait la publication du jugement dans deux quotidiens nationaux, au choix de Moulinex aux frais des défendeurs, dans la limite de 10 000 F, ordonnait exécution provisoire, condamnait solidairement les défendeurs au versement de 20 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.

"Jim Export" a été à tort utilisée dans le jugement, s'agissant seulement de l'enseigne de Youcef Djehlane. Celui-ci et Cofrein ont interjeté appel du jugement.

Djehlane conclut ainsi :

Moulinex doit prouver sa mauvaise foi, qu'il s'est contenté d'affirmer. Il tient un bazar sans aucune spécialisation destiné à la clientèle Nord Africaine. Il n'a donc aucune compétence particulière et il a restitué à Cofrein tout ce qui lui restait dès qu'il a été averti. C'est cette société qui devait vérifier.

Il conclut au déboutement de Moulinex, subsidiairement à réduction notable des condamnations et, au cas de condamnation solidaire, à garantie par Cofrein.

Cofrein conclut ainsi :

Lors de la procédure de saisie contrefaçon, Moulinex a fait état d'une contrefaçon de marque, par apposition d'un sigle proche du sien. Cette prétention s'est révélée sans fondement, et n'est demeurée que la protection des dessins et modèle invoqués par modification de l'assignation.

Les dessins déposés étaient très sommaires, et tous les éléments constitutifs des appareils sont purement fonctionnels. Tous les appareils conçus aux mêmes fins, depuis des années, ont sensiblement le même aspect, comme en font foi les catalogues des importateurs Italiens ou de Taiwan.

Il ne peut y avoir copie servile d'une machine purement fonctionnelle.

La procédure de confiscation utilisée a donc été particulièrement audacieuse.

Le Tribunal n'a pas d'autre part vérifié la banalité absolue des appareils, faisant disparaître toute possibilité de protection.

C'est cette banalité qui l'a conduite à acheter de bonne foi sans se soucier de ressemblances. Il ne faut pas prêter non plus à Moulinex une notoriété qu'elle n'a pas. Elle-même ne disposait pas de son catalogue.

Elle n'est ni concessionnaire, ni revendeur exclusif, mais revendeur banal. Moulinex a présenté une demande abusive et la condamnation est disproportionnée à son objet.

La procédure injustifiée, sommaire et brutale de Moulinex lui a causé un extrême préjudice et elle conclut à déboutement de la demande, à restitution des objets confisqués et octroi de 200 000 F de dommages et intérêts et de 20 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de procédure civile sur publication dans deux quotidiens nationaux aux frais de Moulinex.

Moulinex conclut ainsi :

Elle a utilisé pour les saisies contrefaçons la procédure classique d'ordonnance sur requête. Si elle a fait état d'une contrefaçon de marque, c'est parce que la société Kasbir chez laquelle elle a vu les quatre premiers appareils en provenance de Cofrein les vendait avec une marque "Mandlette", qui contrefaisait la sienne. Il est de fait que cette marque ne figurait pas sur les appareils de Cofrein.

Si elle a détruit les appareils, c'est en vertu d'une décision assortie de l'exécution provisoire prononçant confiscation. Il importe peu qu'une ordonnance du 10 mai 1989 du Premier Président, ait considéré que cette destruction aurait des conséquences manifestement excessives.

Il appartient à Cofrein, de prouver que les modèles en cause ne sont pas nouveaux par présentation de documents datés, antérieurs à la création du modèle litigieux.

Il s'agit d'œuvre de l'esprit présentant un caractère esthétique, bénéficiant des dispositions de la loi du 11 mars 1957.

Les extraits de catalogue présentés sont postérieurs aux années 71 et 80 et les appareils ne sont pas aussi proches que ceux qui sont ici en cause. En vérité c'est le succès même de Moulinex qui a entraîné l'apparition de modèles similaires.

Les siens étaient tout à fait originaux lorsqu'ils ont été déposés.

Le fonctionnalisme prétendu est une simple allégation. Il existe une marge fort large de liberté de conception artistique, et les seules contraintes sont l'existence d'un moteur, d'un récipient et d'une poignée.

La servilité de la contrefaçon est telle que les appareils contrefaisant ont été obtenus par surmoulage. La contrefaçon s'est étendue aux emballages, aux couleurs, aux photographies sur les boîtes, un mode d'emploi et une garantie, qui sont, en dehors de la marque, identiques aux siens.

La possibilité de confusion, niée par Cofrein, ne constitue pas un élément nécessaire de la contrefaçon, mais seulement une circonstance aggravante.

La mauvaise foi découle de la contrefaçon. L'importateur doit se renseigner et faire preuve de prudence.

La notoriété de Moulinex est telle qu'il n'est pas concevable que les intéressés n'aient pu se procurer des catalogues. Cofrein a acquis 1140 blender et 11476 batteurs, et a vendu environ 240 mixeurs et 3054 batteurs avant saisie. Il s'agit d'une fraude massive et organisée.

Elle-même est contrainte à une lutte constante sur le plan mondial pour n'être pas débordée par les confrefacteurs.

Il est donc nécessaire que soit faite dans la décision la part de cette situation.

La perte de bénéfice sur les appareils vendus par Cofrein est de 230 000 F environ.

Il y a également concurrence déloyale, avec confusion recherchée, et obtenue, dans l'esprit de la clientèle.

Elle conclut à confirmation du jugement, et, sur l'article 1382 du Code Civil, à concurrence déloyale et condamnation au paiement de 50 000 F de dommages et intérêts par Cofrein, de 6 000 F par Youcef Djehlane, et solidairement de 30 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.

Djehlane répond ceci :

Il n'a vendu qu'une dizaine d'appareils à 125 F pièces. Il n'a acheté qu'un mixeur. Il a restitué tout le reliquat le 18 juin.

Il n'y a pas copie servile des batteurs.

Il n'y a aucun effort créatif dans les deux modèles en cause. C'est la marque Moulinex qui les fait distinguer.

Les formes sont indissolablement liées au résultat industriel recherché.

La bonne foi est présumée. Il est dans une position fondamentalement différente de celle de Cofrein. Il n'est en rien spécialiste d'appareils ménagers.

Il n'y a pas de bénéfice perdu, parce que les clients qui eussent voulu des produits Moulinex n'auraient pas acquis des produits sans marque. En entrant chez lui, la clientèle, de plus, ne sait absolument pas ce qu'elle va y trouver. Les dommages ne sont donc pas justifiés.

Cofrein répond ceci :

En arguant d'une contrefaçon de marque, qui n'existait pas, Moulinex a abusé de la situation. C'est cette allégation fausse qui a entraîné la décision du juge ordonnant saisie.

Sans son initiative devant le Premier Président, tous les objets seraient détruits.

Elle rapporte la preuve de l'absence d'originalité des modèles en cause, du caractère fonctionnel de tous les appareils, Moulinex ne démontre pas l'originalité à l'époque du dépôt.

L'imputation, gratuite, de surmoulage, ne concernerait que le fabricant. Sa bonne foi, en présence de l'abondance d'articles similaires est certaine.

La provenance des appareils, parfaitement précise, n'est pas frauduleuse. Elle-même se fournit depuis longtemps à Taiwan sans incidences. Lui imputer une contrefaçon est mettre à sa charge une obligation de vérification impossible pour un importateur de quantités d'articles.

Moulinex en est réduite à invoquer d'autres affaires et d'autres circonstances.

Discussion

Considérant qu'il y a lieu de rejeter des débats les pièces communiquées par Moulinex sous le numéro 13 le 9 janvier 1990 ;

Considérant que, contrairement à ce que soutient Cofrein, Moulinex n'a pas cherché à surprendre la religion des juges en invoquant une contrefaçon de marque ; qu'en effet les appareils vus originellement chez Kasbir, à la Goutte d'Or à Paris, en provenance de Cofrein, objets d'un constat de police, portaient la marque "Mandlette" contrefaisante de "Moulinex" en tous points ; que Moulinex n'ignorait pas d'autre part l'usage par le fabricant Taiwanais de ladite marque, qui figure sur les objets reproduits dans un catalogue d'"Ewer Services Marchandise Corp", à Taipeh, fournisseur de Cofrein ;

Considérant que la procédure liminaire puis l'action en contrefaçon de modèle déposé sur le fondement des lois des 14 juillet 1909 et du 11 mars 1957, sont formellement régulières ;

Considérant qu'il est acquis que Cofrein importait en quantité importante des batteurs et mixeurs en provenance de ce fabricant, sans marque, qu'il était en mesure de vendre à moitié prix de leurs équivalents Moulinex ;

Considérant que Cofrein et Youcef Djehlane ne rapportent aucune preuve du défaut d'originalité des appareils Moulinex ; qu'il est au contraire exact que Moulinex a bâti sa remarquable expansion, d'ordre mondial, et à tout le moins universelle au plan national, sur des appareils originaux et élégants, qui portaient l'empreinte d'un style propre à la marque ; que ceci, joint aux qualités fonctionnelles des appareils, a assuré son succès et une notoriété considérable, entraînant comme rançon de nombreuses imitations ;

Considérant qu'à l'époque des dépôts des deux modèles en cause, ceux-ci étaient nouveaux et originaux et que c'est leur extrême diffusion qui leur a seulement conféré un caractère classique quant au style ; que l'abondante documentation produite par Moulinex confirme cette originalité initiale ;

Considérant que la prétention des appelants au caractère purement fonctionnel et donc nécessaire de toute la présentation extérieure est impudente ; que ce qui est fonctionnel est conjonction d'un moteur, d'un récipient, et d'une poignée ; qu'à partir de là les variantes peuvent être innombrables, et que cela est si vrai que le style général des appareils évolue largement avec le temps, ceux qui sont ici en cause étant à cet égard déjà datés ;

Considérant que leur prétention à la bonne foi est également impudente ; que les fabricants asiatiques, conformément à une tradition établie, et connue de tous les importateurs, n'hésitent pas à pratiquer le plagiat intégral ; que, dans le cas en l'espèce, l'identité de volume, de forme, de matière, de couleur des appareils est telle qu'elle témoigne d'un très probable surmoulage et d'un ferme propos de reproduction à l'identique ; que ce souci se retrouve dans la présentation des boîtes en carton contenant les appareils de volume identique, agrémentées de graphismes et de reproductions dont l'arrangement, la couleur, le contenu sont quasi-identiques à ce que fait Moulinex, que le fabricant a poussé la fraude jusqu'à l'imitation de la notice intérieure d'utilisation ;

Considérant que Cofrein ne peut pas ignorer les risques qu'elle prend en important à très bas prix des articles dont les originaux jouissent en France de la plus vaste notoriété ; que son comportement frauduleux est dicté par l'esprit de lucre, étant tentant de réaliser un bénéfice substantiel sur des articles dont la vente est des plus aisées ;

Considérant que le propriétaire de bazar qu'est Djehlane ne peut prétendre ignorer la marque Moulinex, et le caractère totalement contrefaisant des appareils qu'il s'était procurés ; que par surabondance à supposer par impossible qu'il ait pu ne pas concevoir de prime abord la contrefaçon, l'absence de marque et le prix des appareils le contraignaient à s'interroger ; que la notoriété des appareils Moulinex doit également lui être opposée ; que son style de commerce comporte un devoir de contrôle minimal des choses vendues ; qu'il a de surcroît restitué précipitamment son stock au vendeur dès qu'il a été alerté, ce qui confirme sa connaissance de la contrefaçon ;

Considérant que c'est à juste titre que le Tribunal dont la motivation doit être entièrement confirmée, est entré en condamnation avec une certaine vigueur, s'agissant d'agissements graves, très dommageables pour le commerce national, et qui doivent être réprimés sans faiblesse, de manière dissuasive ;

Considérant qu'il y a lieu en conséquence de confirmer le jugement déféré en toutes ses dispositions ; que la demande complémentaire de réparation sur le fondement de la concurrence déloyale doit également être accueillie ; que dès lors que la mauvaise foi est patente, qu'il y a imitation consciente et totalement réalisée, que tout est fait pour que la confusion soit parfaite, elle ne peut manquer de se produire, pour une certaine clientèle ; que l'offre à la vente de ce qui peut être tenu pour le même article, à un prix beaucoup plus faible que celui de l'original, doit être retenu comme un agissement de concurrence déloyale caractérisé et dommageable; qu'il y a lieu de faire droit intégralement aux demandes de Moulinex de ce chef ;

Considérant enfin que les fautes étaient si flagrantes qu'il ne peut être reproché à Moulinex, auquel a été attribué de manière légitime la détention des appareils contrefaisants, d'avoir pris l'initiative de les détruire ;

Considérant qu'il est équitable d'allouer à Moulinex complément de 30 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de procédure civile, à la charge in solidum des deux appelants et de les condamner sous la même solidarité aux dépens ; que l'importance respective des fautes conduit à faire droit à la demande subsidiaire de Djehlane et à retenir que dans ses rapports avec Cofrein, il prendra en charge un huitième des dépens et les indemnités de l'article 700 du nouveau code de procédure civile et Cofrein les sept huitièmes.

Par ces motifs : et ceux non contraires au présent jugement, Statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort, Rejette des débats les pièces numéro 13 communiquées par Moulinex le 9 janvier 1990, Déboute la société Cofrein et Youcef Djehlane de leurs appels, Fait droit à l'appel incident de la société Moulinex, Confirme le jugement déféré, Y ajoutant : Condamne du chef de concurrence déloyale la société Cofrein à verser cinquante mille francs (50 000 F) et Youcef Djehlane six mille francs (6 000 F) à titre de supplément de dommages et intérêts à la société Moulinex, Les condamne in solidum à verser à la société Moulinex indemnité de trente mille francs (30 000 F), Les condamne in solidum aux entiers dépens, Dit que dans leurs rapports internes, la société Cofrein supportera sept huitième des entiers dépens et des indemnités de l'article 700 susvisé et Youcef Djehlane un huitième, Autorise Maître Robert, Avoué à recouvrer ceux d'appel conformément aux dispositions de l'article 699 du nouveau code de procédure civile.