CA Versailles, 12e ch., 15 septembre 1988, n° 5170-87
VERSAILLES
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Groupement d'achat des centres distributeurs Édouard Leclerc (Sté), Boulogne Distribution (SA)
Défendeur :
Chanel (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Vigneron
Conseillers :
MM. Forget, Bonnecaze
Avoués :
SCP Lissarrague-Dupuist, Mes Lambert, Lefevre
Avocats :
Mes Parleani, Jousset, Rosenfeld.
Faits et procédure
La société anonyme Chanel, qui reprochait à la société anonyme Boulogne Distribution d'avoir fin 1984 et début 1985, offert à la vente des produits de sa marque qu'elle s'était, selon Chanel procurés auprès de la société Coopérative Groupement d'Achat des Centres Distributions Leclerc (Galec), alors que ni l'une ni l'autre n'est son distributeur agréé, a assigné ces deux sociétés en dommages et intérêts.
Par jugement en date du 5 mai 1987, le Tribunal de Commerce de Nanterre a condamné in solidum ces dernières à payer à Chanel la somme de 1.000.000 F en principal, liquidé définitivement à 15.000 F, 15.000 F et 70.000 F trois astreintes assortissant trois ordonnances de référé du Président du Tribunal de Grande Instance de Nanterre en date des 6 mai, 11 juillet et 17 octobre 1985, ordonné la publication de la décision aux frais des défendeurs dans la limite de 20.000 F HT, et enfin les a condamnés à verser à Chanel une somme de 40.000 F au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.
Boulogne Distribution et Galec ont interjeté appel de ce jugement, l'appel de Galec, formalisé hors délai, a été déclaré recevable par ordonnance du Conseiller de la mise en état en date du 25 novembre 1987.
La société Galec, soutient qu'il n'est pas prouvé qu'elle ait pris une part quelconque aux agissements reprochés à Boulogne Distribution, et subsidiairement que Chanel n'établit ni l'existence du réseau de distribution sélective dont elle se prévaut ni, à supposer constante cette existence, sa licéité au regard des ordonnances du 30 juin 1945, compte tenu notamment de l'avis du Conseil de la Concurrence en date du 1er décembre 1983 et de la décision du Ministre des Finances du 22 décembre 1984. Galec sollicite donc le débouté de Chanel et l'allocation d'une indemnité de procédure de 40.000 F.
Boulogne Distribution reprend à son compte les mêmes arguments, et y ajoute, à titre subsidiaire, l'absence de préjudice démontré de Chanel. Elle conteste enfin les sommes retenues par le premier juge au titre de la liquidation des astreintes. Elle requiert la condamnation de Chanel à lui verser 10.000 F en application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.
Chanel répond que l'existence de son réseau ne peut être mise en doute, non plus que la licéité de son système de distribution, qui n'a pas pour objet ni pour effet de restreindre la liberté des prix de revente de ses produits. Elle conclut à la confirmation intégrale du jugement attaqué, insistant notamment sur l'importance de son préjudice. Elle sollicite en outre l'octroi d'une indemnité de procédure supplémentaire de 20.000 F.
Discussion
Considérant qu'il est constant qu'en 1985, notamment le 31 janvier, le 1er février et les 11 et 13 juin, ainsi qu'il appert des constats dressés par Bichon, huissier de justice, la société anonyme " Boulogne Distribution " a exposé en vue de la vente des produits Chanel, alors qu'elle n'est pas distributeur agréé de cette société, qualité qu'elle n'a jamais sollicitée ;
Considérant que les appelantes estiment insuffisamment établie par Chanel l'existence d'un réseau de distribution sélective, dont elles discutent par la suite, et non sans contradiction, la licéité ;
Considérant que la société Chanel justifie suffisamment de l'adoption par elle du mode dit " de distribution sélective " par la production, d'une part, de son contrat type, d'autre part, des conventions passées avec ses revendeurs locaux ;
Qu'à cet égard, la communication de ces contrats à Boulogne Distribution le 12 avril 1988, puis à Galec le 7 juin 1988, alors que l'ordonnance de clôture est du 13 juin, a été faite dans un délai suffisant pour respecter le principe de contradiction ; que ces pièces ne seront donc pas écartées des débats comme le demande Boulogne Distribution ;
Que les irrégularités de forme invoquées par Boulogne Distribution ne sont pas de nature à priver ces documents de leur force probante ;
Considérant qu'il résulte des termes mêmes du contrat-type et des conditions générales de vente de Chanel que cette dernière, utilise de manière exclusive le mode de distribution sélective pour la commercialisation de ses projets, interdisant à elle-même comme à ses détaillants toute vente en dehors des réseaux qu'elle a constitués ;
Qu'elle ne saurait se voir opposer les agissements de certains commerçants qui parviennent à se procurer des produits de sa marque sans son consentement, pratiques qu'elle combat avec le plus grand soin dès qu'elle en a connaissance ;
Considérant qu'un contrat de distribution sélective, par lequel un fournisseur s'engage à approvisionner, dans un secteur déterminé, un ou plusieurs commerçants qu'il choisit en fonction de critères objectifs de caractère qualitatif, sans discrimination et sans limitation quantitative injustifiées, peut licitement avoir pour effet de rendre juridiquement indisponible à l'égard des tiers la marchandise détenue par le fournisseur, dès lors que ce contrat n'a pour objet ou pour effet même indirect de limiter la liberté du revendeur de fixer lui-même librement le prix de vente du produit ;
Considérant que Chanel démontre bien que ses contrats sont conformes aux exigences ci-dessus rappelées ;
Considérant que, si Chanel adresse à ses distributeurs à titre indicatif un barème des prix conseillés, il ne résulte d'aucun élément de la cause qu'elle leur impose un tarif quelconque ;
Qu'en vain, Boulogne Distribution et Galec, ont prétendu établir le contraire en versant aux débats des contrats d'huissier faisant ressortir que diverses parfumeries Chanel de la région parisienne pratiquaient des prix identiques conformes au tarif du fournisseur ;
Considérant que ces indications sont peu probantes, Chanel faisant remarquer à juste titre qu'elles portent sur des points de vente retenus par ses seuls adversaires, limités en nombre, qu'elles ne tiennent pas compte des promotions saisonnières, et qu'elles sont contredites par une enquête à laquelle elle a elle-même procédé sur une quantité plus grande de détaillants ;
Considérant que Boulogne Distribution et Galec s'appuient sur un avis donné le 1er décembre 1983 par la Commission de la concurrence et sur une lettre adressés, à la suite de cet avis, par le Ministère de l'Économie au Président de la Fédération Française de l'Industrie de Parfumerie de Beauté et de Toilette (FFIPBT) le 26 décembre 1984 ;
Considérant toutefois que ces actes administratifs ne lient pas la Cour ;
Considérant d'ailleurs que le seul grief qui puisse concerner spécifiquement la société Chanel, relevé par la Commission de la Concurrence, est d'avoir repris dans ses contrats une clause interdisant aux revendeurs Chanel d'approvisionner directement d'autres détaillants agréés en France ;
Considérant que ce reproche, dont Chanel conteste le bien fondé en soutenant que ces dispositions auraient pour objet d'obvier à une fraude éventuelle, a été écarté par le Ministère de l'Économie dans sa lettre susvisée du 26 décembre 1984, où il est précisé que ces clauses " pourront utilement continuer à faire l'objet d'échanges de vues entre la profession et les services " du ministère ;
Considérant dans ces conditions que les dispositions incriminées ne sauraient entraîner l'illicéité des contrats de distribution en question, au regard de l'article 50 de l'ordonnance du 30 juin 1945 alors en vigueur ;
Considérant en définitive que les conventions de distribution sélective de Chanel servant de base à son action prévoient des critères objectifs de caractère qualitatif pour le choix des revendeurs, ne limitent pas la liberté de ceux-ci dans la fixation de leurs prix et tendent, dans un commerce de luxe, à assurer un meilleur service au consommateur ; qu'elles sont par là même licites ;
Considérant que, pour mettre en cause la responsabilité de Galec, le Tribunal a retenu que cet organisme est statutairement chargé de regrouper les achats des Centres Leclerc et que Monsieur Abihssira, Président Directeur Général de Boulogne Distribution, avait déclaré à l'huissier Bichon, le 1er février 1985, que "la décision d'achat avait été prise par notre organisme central Leclerc" ;
Considérant que l'objet général de la société Galec, centrale d'achat des sociétés du "Groupe Leclerc", n'est pas en lui-même de nature à établir qu'elle ait eu un rôle quelconque dans l'opération incriminée ;
Considérant d'autre part, que les déclarations d'Abihssira sont trop peu précises pour démontrer l'intervention de Galec dans la fourniture des produits Chanel à Boulogne Distribution, société indépendante juridiquement et qui n'est pas tenue de s'approvisionner exclusivement auprès de Galec ;
Considérant enfin que les produits Chanel ont été facturés par une société BDB bis directement à Boulogne Distribution ;
Qu'il échet en conséquence de mettre hors de cause la société Galec ;
Considérant, par contre que les agissements de Boulogne Distribution, par l'atteinte portée au système de distribution adopté par Chanel et le discrédit jeté sur le renom de sa marque par une mise en vente dans des conditions incompatibles avec l'idée de raffinement attachée aux produits Chanel, ont incontestablement causé à Chanel un dommage dont elle est fondée à demander réparation;
Que, dans l'évaluation des dommages-intérêts, il y a lieu de tenir compte, d'une part de l'importance relative des magasins de Boulogne Distribution, d'autre part, de la réitération, les 11 et 13 juin 1985, en dépit des procédures intentées par Chanel, des mises en vente illicites ;
Que toutefois la Cour possède les éléments pour ramener à 100.000 F l'indemnisation de Chanel qui ne justifie d'aucun préjudice financier ;
Qu'il y a lieu, en revanche, de maintenir, à titre de réparation complémentaire, les mesures de publicité ;
Considérant, qu'il convient de liquider à 15.000 F les astreintes prononcées par ordonnances de référé des 6 mai et 11 juillet 1985, mais de ramener à la somme de 20.0000 F celle afférente à l'ordonnance du 17 octobre 1985, compte tenu de la bonne volonté manifestée alors par Boulogne Distribution pour communiquer les pièces demandées ;
Considérant que l'indemnité de procédure accordée par les premiers juges à la société Chanel est justifiée mais suffisante pour la couvrir de ses frais non taxables afférents à l'ensemble de la procédure ;
Qu'il n'est pas inéquitable, en revanche, de laisser à la charge de la société Galec les frais non taxables qu'elle a exposés ;
Par ces motifs : Statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort, Reçoit les sociétés Boulogne Distribution et Galec en leurs appels réguliers. Confirme le jugement déféré en ce qu'il a déclaré fautive la mise en vente des produits Chanel par la société Boulogne Distribution. Réformant, Déboute la société Chanel des fins de son action dirigée contre la société Coopérative Galec et met cette dernière hors de cause. Condamne la société Boulogne Distribution à payer à la société Chanel la somme de 100.000 F (cent mille francs) à titre de dommages-intérêts. Liquide définitivement à 15.000 F (quinze mille francs), 15.000 F (quinze mille francs) et 20.000 F (vingt mille francs) les astreintes assortissant les ordonnances du Président de Nanterre en dates respectives des 6 mai, 11 juillet et 17 octobre 1985. Dit que la publication de la présente décision pourra être faite dans trois journaux au choix et à l'initiative de Chanel dans la limite d'un coût total d'insertion de 20.000 F (vingt mille francs) hors taxes. Condamne Boulogne Distribution à payer à Chanel la somme de 40.000 F (quarante mille francs) au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile. Déboute les parties de leurs conclusions plus amples ou contraires. Condamne Boulogne Distribution aux dépens de l'action intentée contre elle par Chanel, avec faculté de recouvrement par Maître Lambert, avoué, et Chanel aux dépens de son action contre Galec, avec faculté de recouvrement par Maître Patrice Lefevre, avoué, conformément aux dispositions de l'article 699 du Nouveau Code de Procédure Civile.