CA Paris, 4e ch. A, 21 mars 1988, n° 87-20271
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
AC Restauration Elysées (SA)
Défendeur :
Le petit Marignan (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Robiquet
Conseillers :
Mme Rosnel, M. Guerin
Avoués :
SCP Paul-Boncour-Faure, Me Lecharny
Avocats :
Mes Nerchebru de Foucau, Lebel.
LA COUR : - Statuant sur l'appel formé le 25 novembre 1987 par la société AC Restauration Elysées (ci-après ACR) d'un jugement du Tribunal de commerce de Paris (6e chambre) du 28 septembre 1987 dans le litige l'opposant à la société Le Petit Marignan, ensemble sur l'appel incident et la demande reconventionnelle de cette dernière.
Faits et procédure :
A. - ACR qui a, pendant de longues années, exploité au 29 rue de Marignan à Paris un restaurant à l'enseigne " L'entrecôte " devenue en octobre 1984 " Le Jardin du Maine " ayant courant juin 1986 décidé de reprendre son enseigne initiale, en faisait faire l'annonce par les revues " L'officiel des Spectacles " et " Une Semaine à Paris " et faisait poser cette enseigne le 15 octobre 1986. Elle constatait ce même jour qu'au numéro 27 de la même rue, un restaurant à l'enseigne " Le Petit Marignan " avait apposé sur sa vitrine des affiches manuscrites indiquant en façade : " Ici Prochainement ouverture L'entrecôte Café de Paris " et, sur le côté, " L'entrecôte Café de Paris ". Le 16 octobre 1986 elle faisait constater par huissier l'apposition d'une affiche couvrant la presque totalité de la baie vitrée de l'avancée de ce local comportant l'inscription au feutre suivante :
ICI PROCHAINEMENT
LE VRAI
OUVERTURE L'ENTRECOTE
CAFE DE PARIS
Elle assignait en référé la société Le Petit Marignan aux fins de retrait sous astreinte de cette " enseigne ", et par ordonnance du 18 novembre 1986, le Président du Tribunal de commerce de Paris relevant que la défenderesse avait justifié du retrait de l'inscription incriminée ainsi qu'elle l'avait indiqué à l'audience du 28 octobre 1986, a dit n'y avoir lieu à référé et a alloué à ACR une somme de 3.000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de Procédure Civile.
Mais le 20 mars 1987, ACR devait constater l'installation par sa voisine, d'un store rétractable portant l'inscription " Spécialités d'entrecôtes ", ce dernier mot étant particulièrement ostensible puisque, inscrit en caractères nettement plus importants que ceux de l'enseigne " Bistrot parisien " fixée sur un panonceau latéral, il barre toute la largeur du store posé en façade de l'établissement et estompe le mot " Spécialités " qui apparaît en retrait au dessus de ses quatre premières lettres ainsi que le montrent des photographies mises aux débats.
C'est dans ces conditions que ACR assignait le 8 avril 1987 Le Petit Marignan devant le Tribunal de commerce de Paris aux fins de réparation du préjudice à elle causé par les agissements de concurrence déloyal dénoncés.
Par jugement du 28 septembre 1987, elle était déboutée de sa demande et condamnée à payer à la défenderesse une somme de 1 franc à titre de dommages-intérêts et une somme de 5 000 F au titre de l'article 700 du nouveau code de Procédure Civile.
B. - ACR a, le 25 novembre 1987, formé appel à jour fixe demandant l'infirmation du jugement et elle réitère sa demande initiale tendant : 1° - à faire juger que Le Petit Marignan en faisant imprimer sur son store " Entrecôte " dans des lettres d'une dimension telle que cette inscription est génératrice de confusion et de détournement de clientèle, commet des actes de concurrence déloyale, 2° - à faire ordonner la suppression de cette inscription publicitaire sous astreinte définitive de 5 000 F par jour de retard à compter du prononcé de l'arrêt requis, 3° - à obtenir la condamnation de l'intimée à une indemnité de 300 000 F, à une somme de 10 000 F au titre de l'article 700 du nouveau code de Procédure Civile ainsi qu'aux entiers dépens de première instance et d'appel.
C. - La société Le Petit Marignan, par des conclusions adoptant les motifs non contraires du jugement déféré, demande le débouté de l'appelante et sa condamnation à une somme de 15 000 F pour faits irrépétibles exposés en cause d'appel et à une somme de 50 000 F à titre de dommages-intérêts tant pour procédure abusive qu'en réparation du préjudice commercial que lui aurait causé son comportement dolosif,
Discussion :
Considérant que les premiers juges, qui relèvent qu'une enseigne ne peut donner naissance à un droit privatif que si elle a un caractère original dans le domaine commercial envisagé et que la dénomination à protéger ne peut être générique ou nécessaire car dans ce cas elle appartient au domaine public, ont estimé que ACR ne peut faire grief à son concurrent et voisin de se servir de l'argument " Spécialité d'entrecôtes " dès lors que la nouvelle enseigne de celui-ci : " Le Bistrot Parisien " est parfaitement visible et que les deux établissements concurrents ne peuvent être confondus dans leur aspect notant à cet égard la différence de couleurs des devantures et observant que, eu égard au genre de restauration offert, le choix du client repose essentiellement sur le rapport qualité-prix de la prestation fournie,
Mais considérant que si l'enseigne qui désigne une entreprise dans sa localisation territoriale doit avoir un caractère distinctif elle peut être constituée par un mot du domaine public et on ne peut dire que le terme " Entrecôte " lequel définit un morceau de viande en boucherie soit générique ou nécessaire pour identifier un restaurant,
Qu'en l'espèce le choix de cette dénomination n'a pas pour objet de retirer à d'autres l'usage de ce mot du domaine public mais qu'il importe seulement que son utilisation par des tiers ne soit pas réalisée dans des conditions fautives caractérisant une concurrence déloyale.
Considérant que Le Petit Marignan, qui fait valoir que le groupe dont elle fait partie a exploité à Genève et à Londres des établissements qui ont pour spécialité une entrecôte accompagnée d'une " sauce café de Paris " ce qui expliquerait les indications incriminées successivement " L'entrecôte Café de Paris " et dans la présente instance " Spécialités d'Entrecôtes ", ne peut nier que pour son établissement de la rue Marignan à Paris, cette indication est postérieure à l'adoption par sa voisine immédiate de l'enseigne " l'entrecôte " pour un restaurant et qu'il lui appartenait d'éviter toute confusion entre les deux établissements dans l'usage qu'elle faisait du mot " entrecôte ",
Or considérant qu'il ressort des faits ci-avant exposés que Le Petit Marignan, après une première tentative après laquelle elle apparaissait avoir renoncé à son utilisation, a fait usage du mot entrecôte en caractères si importants sur le store protégeant la façade de son établissement, à proximité immédiate du store du restaurant à l'enseigne " l'entrecôte " que le risque de confusion entre les deux établissements est certain, le terme " Entrecôtes " y occupant à un emplacement habituellement réservé à la désignation du genre d'établissement ou à son enseigne, une place prépondérante,
Qu'il apparaît comme une enseigne, en dépit de l'indication également affichée " Bistrot Parisien " qui est la véritable enseigne mais pourra être celle du style d'établissement de restauration,
Que l'utilisation d'une même enseigne pour un commerce identique dans un voisinage immédiat constitue un acte susceptible de détourner la clientèle du premier utilisateur, titulaire du droit à l'enseigne, au profit du second.
Qu'il s'ensuit que la demande en concurrence déloyale est fondéeet que le jugement déboutant ACR devra être sur ce point réformé,
Considérant que le préjudice commercial subi par ACR est certain et que compte tenu des éléments de la cause il sera équitablement réparé par l'allocation d'une indemnité de 20 000 F,
Qu'il convient également de faire droit à la demande de suppression de l'impression dommageable et d'ordonner cette mesure sous une astreinte provisoire de 1 000 F par jour de retard passé le délai d'un mois après la signification du présent arrêt,
Considérant que Le Petit Marignan doit être déboutée de son appel incident tendant à l'allocation d'une somme de 50 000 F pour procédure abusive et préjudice commercial dès lors qu'ACR a en définitive gain de cause et qu'il n'est justifié ni même articulé à son encontre aucun grief d'où résulterait le préjudice commercial invoqué,
Que le jugement sera réformé en ce qu'il lui a alloué 1 franc de dommages-intérêts,
Considérant que Le Petit Marignan succombant en cause d'appel dans ses moyens de défense devra conserver à sa charge l'intégralité des frais non taxables de procédure par elle exposés ; que le jugement sera également réformé en ce qu'il lui a alloué au titre de l'article 700 du nouveau code de Procédure Civile une somme de 5 000 F et qu'elle sera déboutée de sa demande reconventionnelle fondée sur ce texte,
Considérant qu'il serait en revanche inéquitable de laisser à ACR l'entière charge des frais non compris dans les dépens qu'elle a dû engager pour la défense de ses droits ; que sa demande de ce chef est justifiée dans la limite d'une somme de 6 000 F,
Par ces motifs : Dit bien fondé l'appel de la société AC Restauration Elysées, Déboute la société Le Petit Marignan de son appel incident et de sa demande reconventionnelle, Réforme le jugement du Tribunal de commerce de Paris (6e chambre) du 28 septembre 1987, Statuant à nouveau : Dit que la société Le Petit Marignan en faisant imprimer sur le store de son établissement de restauration sis 27 rue de Marignan à Paris le mot " Entrecôte " dans des lettres d'une dimension telle que cette inscription est génératrice de confusion et de détournement de clientèle au préjudice de la société AC Restauration Elysées exploitant au numéro 29 de la même rue un restaurant à l'enseigne " L'entrecôte " a commis des agissements de concurrence déloyale, Ordonne la suppression de cette impression publicitaire sous astreinte provisoire de 1 000 F par jour de retard passé le délai d'un mois après la signification du présent arrêt, Condamne la société Le Petit Marignan à payer à la société AC Restauration Elysées : 1° - la somme de 20 000 F à titre de dommages-intérêts, 2° - celle de 6 000 F au titre de l'article 700 du nouveau code de Procédure Civile, La condamne aux entiers dépens de première instance et d'appel, tant principal qu'incident, Dit que la SCP Paul-Boncour-Faure, titulaire d'un office d'avoué, pourra recouvrer directement contre elle ceux des dépens d'appel dont elle a fait l'avance sans avoir reçu provision.