CA Versailles, 1re ch. sect. 1, 27 janvier 1988, n° 5187-86
VERSAILLES
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Reka (SARL), Bedins, Farsi
Défendeur :
Gresset, Do Nascimento, Clainchard
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Rémy
Conseillers :
M. Merlin, Mme Marc
Avoués :
Me Lambert, SCP Gas
Avocats :
Mes Petit-Perrin, Vandenbogaerde.
Faits et procédure :
Le 1er septembre 1977 et le 31 mai 1979, René Gresset qui fabriquait et commercialisait des systèmes d'alarme automatiques sous l'appellation S 3A a engagé successivement en qualité d'agent technique Alain Farsi et en qualité de représentant Paul Bedins, lesquels ont donné leur démission le premier, le 2 septembre 1980, et le second, le 7 mai précédent.
Se plaignant de ce qu'après avoir créé entre eux la société Reka ayant pour objet l'étude et la réalisation de matériel de protection électronique et de tous matériels électroniques, l'achat, la vente et la pose desdits matériels, Alain Farsi et Paul Bedins lui faisaient une concurrence déloyale, René Gresset les a attraits devant le Tribunal de grande instance de Chartres aux fins de dommages-intérêts. A la suite du décès de M. Gresset, ses héritiers ont repris l'instance introduite par lui.
Après avoir eu recours à une mesure d'expertise, le tribunal, par jugement prononcé le 12 juin 1986 :
- a homologué " in parte qua " le rapport de M. Calvez ;
- a dit que la société Reka, MM. Farsi et Bedins se sont rendus ensemble coupables d'agissements de concurrence déloyale ;
- a sursis à statuer sur le préjudice et avant dire droit, nommé comme expert M. François Bonnet, expert-comptable, demeurant 18 rue du Pic à Vent (28630) Barjouville, avec pour mission à partir des documents comptables utilisés par M. Calvez ainsi que les comptes d'exploitation et tous autres documents d'évaluer le préjudice subi par la société S 3A du fait de cette concurrence déloyale ;
- a ordonné la publication du jugement dans les revues suivantes :
. points de vente : 14 rue Chaptal (92309) Levallois Cédex
. face aux risques : 51 rue Vivienne 75002 Paris.
et ce à concurrence de 10 000 F maximum ;
- a condamné les défendeurs à payer aux demandeurs la somme de 5 000 F sur le fondement de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile, ainsi qu'aux dépens.
La société Reka, MM. Bedins et Farsi, appelants de ce jugement, demandent à la Cour :
- de surseoir à statuer jusqu'à ce qu'intervienne une décision définitive sur le sort de la plainte déposée par la société Reka et concernant l'attestation Levoire versée aux débats de première instance ;
- d'ordonner en tant que de besoin, une nouvelle mesure d'expertise tendant à déterminer, par comparaison notamment avec le procédé Elita si les éléments du procédé S 3A prétendument copié par Reka présentait un caractère d'originalité ou de nouveauté, résultant de recherches ou d'études spécifiquement effectuées par cette entreprise ou s'il ne correspondait qu'à des emprunts ou des prélèvements sans originalité ni nouveauté d'éléments appartenant au domaine public ou à celui de la libre concurrence ;
- d'infirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions ;
- de dire non fondés les prétentions et demandes des consorts Gresset ;
- de les en débouter ;
- de dire recevables et bien fondés les concluants en leur demande reconventionnelle ;
- y faisant droit, de condamner les consorts Gresset à verser :
. à la société Reka, la somme de 350 000 F en réparation du préjudice commercial que lui ont causé les agissements des consorts Gresset,
. à chacun des concluants, la somme de 50 000 F en réparation du préjudice tant matériel que moral que leur ont créé lesdits agissements ;
- de condamner les consorts Gresset à verser à chacun des concluants la somme de 15 000 F par application des dispositions de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile ;
- de condamner les consorts Gresset en tous les dépens de première instance et d'appel.
Les consorts Gresset, intimés, demandent la confirmation du jugement entrepris et la condamnation des appelants à leur payer une somme de 15 000 F par application des dispositions de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile ;
- de condamner les consorts Gresset en tous les dépens de première instance et d'appel.
Les consorts Gresset, intimés, demandent la confirmation du jugement entrepris et la condamnation des appelants à leur payer une somme de 25 000 F en application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.
Sur ce, LA COUR
Considérant que l'expert judiciaire a constaté :
- que les matériels fabriqués par S 3A et par la société Reka étaient de même origine et de même conception technologique,
- que les produits constituant le procédé mis au point par S 3A étaient à base de principes simples et connus et ne pouvaient en l'absence de dépôt bénéficier d'une protection au titre de la propriété industrielle,
- que si les produits de la société Reka n'étaient pas une imitation frauduleuse de ceux de S 3A en l'absence de reproduction à l'identique, ils en étaient directement issus et étaient interchangeables ;
que l'expert a conclu que la société Reka avait pratiqué une concurrence déloyale vis-à-vis de la société S 3A par l'utilisation de l'acquis technique et commercial de son ex-employeur sans période de neutralisation, en prospectant la clientèle de S 3A et en détournant son plus gros client Darty, en utilisant les mêmes fournisseurs et en pratiquant des rabais systématiques sur les prix ;
Considérant qu'à l'appui de leur appel la société Reka, M. Paul Bendins, M. Alain Farsi concluent en premier lieu au sursis à statuer jusqu'à ce qu'intervienne une décision sur la plainte avec constitution de partie civile qu'ils ont déposée contre M. Levoir en vertu de l'article 161 du Code pénal au sujet de l'attestation faite par ce dernier qui contiendrait, selon eux, des faits matériellement inexacts ;
Mais considérant que les premiers juges ont estimé à bon droit que cette attestation ne constituait qu'un élément tout à fait marginal, que dans ses conclusions, l'expert n'a pas retenu les actes de dénigrement évoqués par M. Levoir dans son attestation ; que dès lors, la décision qui interviendra à la suite de cette plainte n'est pas de nature à exercer une influence sur le litige, qu'il convient donc de rejeter la demande de sursis à statuer des appelants ;
Considérant qu'en second lieu les appelants sollicitent une nouvelle expertise afin de déterminer si les produits mis au point selon les procédés S 3A présentent un caractère d'originalité ou de nouveauté ; qu'ils reprochent à l'expert de ne pas s'être prononcé sur ce point, et de n'avoir pas établi une comparaison des matériels des deux sociétés en indiquant tous les emprunts effectués par S 3A aux technologies préexistantes ;
Mais considérant que les consorts Gresset ne revendiquent pas la protection de la propriété industrielle mais exercent une action en concurrence déloyale ; que dès lors, il était inutile de rechercher le caractère de nouveauté et d'originalité des produits de S 3A ; qu'en outre, l'expert a clairement indiqué que le procédé mis en œuvre par S 3A était à base de principes simples et connus ; qu'il s'est livré à une étude comparative technique très détaillée des matériels fabriqués par les deux entreprises, dans leur fonctionnement respectif et leur interchangeabilité ; qu'il n'y a donc pas lieu de faire droit à la demande de nouvelle expertise des appelants ;
Considérant que les appelants soutiennent, au fond, que la faute caractérisant la concurrence déloyale ne peut se concevoir qu'en cas de copie servile d'un matériel présentant d'indéniables caractères de nouveauté ou d'originalité, ou encore dans l'hypothèse de détournement de technologie ou de savoir-faire pour autant qu'ils ne relèvent pas de la banalité ou n'appartiennent pas au domaine public ;
Considérant qu'en tout état de cause, le grief de copie servile ne peut être retenu en l'espèce puisque l'expert a constaté que les produits de la société Reka n'étaient pas la reproduction à l'identique des produits de la société S 3A ; que si les similitudes sont nombreuses, les modèles réalisés s'avèrent différents, notamment dans leur présentation extérieure, de telle sorte que le risque de confusion dans l'esprit du public entre les matériels fabriqués par les deux sociétés n'est pas établi ;
Mais considérant qu'il résulte des faits de la cause que M. René Gresset a fondé en septembre 1975 l'entreprise S 3A qui s'est spécialisée dans la protection contre le vol et plus particulièrement dans la fabrication et la commercialisation de matériel de lutte contre " la démarque inconnue " ; que M. Gresset a embauché le 1er septembre 1977, M. Farsi en qualité d'agent technique ; qu'après avoir mis au point avec la collaboration de M. Farsi ses fabrications, M. Gresset a engagé M. Bedins le 31 mai 1979 comme représentant ; que son activité a connu un rapide essor, par la conquête de clients importants tels que Darty et Conforama se traduisant par une augmentation de plus du double de son chiffre d'affaires pour l'exercice du 1er octobre 1979 au 31 octobre 1980 par rapport à l'exercice de l'année précédente ; que M. Bedins a démissionné de S 3A le 7 mai 1980 pour créer quelques mois plus tard le 4 septembre 1980 avec M. Farsi, qui avait lui-même donné sa démission 2 jours auparavant, et une tierce personne la SARL Reka ; que la société Reka a adopté la même activité que S 3A et a très rapidement commercialisé des matériels de lutte contre " la démarque inconnue " ; que manifestement cette fabrication et cette commercialisation dans un laps de temps très court des produits de la société Reka s'expliquent par le fait que M. Farsi a fait profiter la société qu'il a créée et dont il est l'un des associés, de la technologie, du savoir-faire, de l'expérience technique acquis dans son précédent emploi ; que de son côté, M. Bedins, associé et gérant de la société Reka lui a apporté les connaissances du marché et de la clientèle recueillies lorsqu'il était au service de S 3A comme représentant ; qu'en effet, même si les produits de S 3A font appel à des principes simples et connus, il résulte de l'expertise que les matériels fabriqués par la société Reka sont de même technologie que ceux de la société S 3A : conception analogue de la centrale, usage de réglettes pour la répartition des contacts, même genre de contacts, de connexions et mêmes cordons souples de liaison des capteurs ; qu'en outre, l'expert a constaté que les matériels fabriqués par la société Reka étaient interchangeables avec ceux de la S 3A ; qu'ainsi, il était possible de remplacer sur une réglette S 3A un contact par celui fabriqué par Reka ; que bien mieux, la société Reka a fait fabriquer spécialement, d'une part, un adaptateur permettant d'ajouter d'autres réglettes sur un système S 3A d'autre part, un adhésif pour contacts S 3A qui ne s'adapte pas sur les contacts fabriqués par la société Reka ; qu'au surplus, il est établi par l'expertise que la société Reka s'est adressée aux mêmes fournisseurs et a prospecté les mêmes clients Darty, Conforama, La Fnac, en pratiquant systématiquement des prix très voisins mais inférieurs pour les matériels de base et très nettement plus bas, jusqu'à 33 %, pour les produits consommables vendus à Darty et Conforama pour des installations S 3A ; qu'il apparaît que de tels agissements pris dans leur ensemble sont révélateurs de l'action concertée menée par M. Farsi et M. Bedins, anciens employés de S 3A, pour s'en approprier la clientèle, que même en l'absence de clause de non-concurrence, de preuve d'un dénigrement de la clientèle et de copie servile des matériels, cette utilisation systématique et rapide des travaux et de l'expérience technique d'un concurrent par la reproduction presqu'à l'identique de ses produits, non justifiée par des nécessités techniques, la prospection de la même clientèle, la fabrication de matériels interchangeables et adaptables sur celui du concurrent vendus à un prix plus bas sont des procédés déloyaux qui n'autorise pas le principe de la liberté du commerce ; que manifestement ce comportement fautif est directement à l'origine du préjudice subi par S 3A dont le chiffre d'affaires a chuté en 1981 par la perte de clients que la société Reka a détourné ; qu'il en est notamment ainsi du chiffre d'affaires des ventes réalisées avec les Etablissements Darty qui pour S 3A est passé de 1 000 346 F en 19810 à 273 566,65 F, alors que celui de la société Reka s'est élevé en 1981 à 437 679,37 F et qu'il avait été nul en 1980 ; qu'ainsi, les faits de concurrence déloyale dénoncés par les consorts Gresset sont parfaitement caractérisés ;
Considérant que sur l'imputabilité des faits de concurrence déloyale, MM. Farsi et Bedins soutiennent qu'ils doivent être mis hors de cause puisqu'ils n'étaient liés par aucune clause de non-concurrence avec S 3A et qu'ils n'ont commis aucune faute détachable de celle imputable à la société Reka ;
Mais considérant que la création de la société Reka par MM. Farsi et Bedins peu de temps après leur départ de S 3A a servi de couverture juridique à leur agissements répréhensibles au préjudice de leur ancien employeur; que M. Farsi, technicien chargé de la fabrication du matériel et M. Bedins, ancien représentant de S 3A et gérant de la société Reka, ont participé activement et solidairement à la conception et à la mise en œuvre de la concurrence déloyale en leur qualité de co-fondateurs avec une tierce personne de la société Reka, de principaux associés détenant chacun 70 parts soit en tout 140 parts des 120 parts du capital social et de principaux animateurs de cette société qui leur a permis de mettre en commun leurs connaissances techniques et commerciales des produits, de la clientèle et des fournisseurs, des prix pratiqués par S 3A pour détourner sa clientèle; que dès lors, cette interposition d'une personne morale ne saurait constituer un écran suffisant pour permettre à MM. Farsi et Bedins de se dégager de leur responsabilité; que c'est donc à bon droit que les premiers juges les ont déclarés responsables avec la société Reka et que leur décision doit être confirmée;
Considérant que le rejet des prétentions de la société Reka et de MM. Bedins et Farsi prive de tout fondement leur demande de dommages-intérêts pour le préjudice commercial, matériel et moral que leur aurait causé la procédure suivie à leur encontre ;
Considérant qu'il apparaît inéquitable de laisser à la charge des consorts Gresset le montant des frais non taxables qu'ils ont engagés, qu'il y a lieu de leur allouer la somme de 5 000 F au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile ;
Considérant que les appelants qui succombent et doivent être condamnés aux dépens sont irrecevables dans leur demande présentée en vertu de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.
Par ces motifs : Statuant publiquement et contradictoirement ; Déclare la société Reka, MM. Bedins et Farsi recevables en leur appel ; Au fond : Rejette les demandes de sursis à statuer et de nouvelle expertise des appelants ; Confirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions et y ajoutant ; Rejette les demandes de dommages-intérêts de la société Reka et de MM. Bedins et Farsi ; Les condamne à payer aux consorts Gresset la somme de 5 000 F (cinq mille francs) en vertu de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile ; Déclare irrecevable leur demande présentée en vertu de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile ; Les condamne aux dépens d'appel qui pourront être recouvrés directement par la SCP d'avoués Gas, conformément à l'article 699 du Nouveau Code de Procédure Civile.